Le Royaume-Uni a-t-il toujours sa place dans l’Union européenne ?
La première partie de cet article a montré que l’histoire des relations de la Grande Bretagne à l’intégration européenne avait été marquée, plus que pour aucun autre Etat membre, par une série de malentendus et de discordes. Les années 1990 ont vu naître une solution aux éventuels blocages pouvant résulter de ces désaccords sur les politiques à mener en commun au niveau européen : les « opt-outs », qui ont ouvert la voie à une intégration différenciée. Partant de ce constat, une question se pose : à quel jeu le Royaume-Uni joue-t-il en ce moment ?

Retour à la partie précédente : Aux origines d’un malentendu
« Lignes Rouges » et « opt-outs » britanniques dans la négociation sur le nouveau Traité Réformateur
Le recours aux opt-outs s’est perpétué depuis de la relance des négociations sur l’avenir institutionnel de l’Union, avec le lancement d’une nouvelle Conférence Intergouvernementale (CIG) le 23 juillet 2007. Cette dernière devrait aboutir à la signature d’un « Traité Réformateur » d’ici la fin de l’année. En amont des négociations, le cabinet de Tony Blair, à l’époque encore Premier ministre, avait défini quatre « lignes rouges » que le mandat de la nouvelle CIG devrait respecter pour obtenir le soutien du Royaume-Uni (nécessaire du fait de

la règle de l’unanimité en vigueur pour la réforme des traités). Cette méthode devait assurer que le nouveau traité n’entraînerait « aucun transfert de compétences à destination de l’Union européenne dans les domaines d’une importance centrale pour la souveraineté britannique ». La pratique n’est pas nouvelle et avait déjà été utilisée pour Maastricht, Nice et dans le cadre de la Convention. Il s’agissait avec ces quatre lignes rouges de
1) maintenir une politique étrangère et de défense indépendante et autonome,
2) assurer la protection du système fiscal et de sécurité sociale britannique,
3) préserver la législation du travail en vigueur au Royaume-Uni et, enfin,
4) défendre le système juridique britannique de « common law », en particulier en ce qui concerne les procédures policières et judiciaires.
Dans son discours aux Communes le 23 juillet 2007, jour du lancement officiel de la CIG, Jim Murphy, le ministre des Affaires européennes du nouveau Premier ministre Gordon Brown, avait estimé que l’accord sur le mandat de la CIG obtenu à la fin de la présidence allemande respectait ces quatre lignes rouges grâce à une série de clauses arrachées par le gouvernement britannique aux autres gouvernements européens. Le respect des conditions posées par le Royaume-Uni est selon lui permis par
1) la non-communautarisation de la PESC et le maintien
d’un « Haut Représentant pour la PESC » en lieu et place du poste de
« ministre des Affaires étrangères » prévu par le Traité Constitutionnel ;
2) l’absence de nouvelles compétences communautaires en matière fiscale ;
3) l’opt-out obtenu par le Royaume-Uni sur
l’application contraignante de la Charte des droits fondamentaux afin
d’empêcher que celle-ci entraîne le développement de droits sociaux
contraires à la tradition britannique ;
4) l’opt-out obtenu par le Royaume-Uni sur la communautarisation (1er pilier) de la coopération policière et judiciaire en matière pénale (jusqu’alors encore contenue dans le 3e pilier intergouvernemental) afin de préserver le système de common law.
’The Greatest threat since WWII’L ou comment faire de la désinformaion grand public
Le tabloïd The Sun, qui est réputé pour sa verve
anti-européenne, a lancé il y a quelques jours une grande campagne en
faveur d’un référendum sur le Traité réformateur. On pourrait penser,
avec une grille de lecture « continentale » que ce genre d’initiative
sert la démocratie et le débat d’idées. En règle générale, qu’on soit
pro ou anti-européen, on ne peut pas prétendre le contraire. Sauf que
dans le cas précis du Sun on est face à un tabloïd auquel le mensonge
ne fait pas peur et qui s’est illustré ces dernières années comme l’un
des plus diffamatoires et mensongers sur les problématiques européennes.
Dans son édition du 24 septembre, The Sun titrait ainsi, à propos du
Traité simplifié : « The Greatest threat since WWII (la plus grande
menance depuis la Seconde Guerre mondiale) » et appelait les citoyens
britanniques à signer leur pétition pour la tenue d’un référendum sur
le Traité simplifié. Le ton est populiste, comme d’habitude mais cette
fois, on peut tout de même y lire des débordements outrageants du
type : « We won that titanic struggle against the roaring guns of Nazi
Germany. But we risk losing an equally crucial battle without a shot
fired or a voice raised. (Nous avons gagné ce combat de titans contre
les fusils grondant de l’Allemagne nazie. Mais nous sommes sur le point
de perdre cette bataille sans que le moindre coup de feu ne soit tiré
et la moindre voix ne soit haussée. » L’ensemble du texte est un tissu
de mensonges et de provocations de ce type. S’opposer et proposer une
critique constructive est une chose, mentir et faire du populisme en
est une autre.
- La campagne du Sun pour la tenue d’un référendum britannique sur le Traité Réformateur
- Le dossier spécial Traité simplifié du Journal The Sun
Tout ça pour ça ? Secrets et mensonges sur la portée des exigences britanniques
Ces résultats, en particulier les deux opt-outs, que le gouvernement de Sa Majesté présente volontiers à son opinion publique comme des victoires essentielles, sont-elles vraiment si décisives que cela ? Ce n’est pas si sûr... En effet, en ce qui concerne la PESC et la politique fiscale, il n’avait jamais été sérieusement question d’arriver à une communautarisation plus importante dans ces domaines dès lors que les gouvernements s’étaient accordés sur le principe d’un « traité simplifié ». De son côté, le maintien du titre de « Haut Représentant pour la PESC » s’apparente à une facétie terminologique, celui-ci conservant l’essentiel des attributions que le Traité Constitutionnel conférait au ministre des Affaires étrangères, en particulier son double siège au sein de la Commission et du Conseil.
Au sujet de la coopération policière et judiciaire en matière pénale, on peut penser que le Royaume-Uni, très sensible à la question de sa sécurité nationale, devrait souvent faire jouer son « opt-in » afin de profiter des bénéfices de la coopération entre Etats, à l’instar de son attitude envers le système Schengen. Enfin, en ce qui concerne la Charte des droits fondamentaux, il faut rappeler que le chapitre IV sur la « Solidarité » ne contient que des droits sociaux soit déjà établis dans le droit communautaire (comme le droit à l’information et à la consultation des travailleurs ou le droits à des conditions de travail justes et équitables), soit faisant référence explicite aux « modalités établies par les législations et pratiques nationales » (au sujet par exemple de l’aide sociale ou de la protection de la santé). L’application contraignante de la Charte semble donc loin de menacer le droit social britannique, ce qui d’ailleurs n’est pas surprenant. Il faut en effet rappeler que la Charte avait déjà été acceptée par le gouvernement britannique au sein de la Convention chargée de sa rédaction, au moment de sa proclamation solennelle lors du traité de Nice en décembre 2000 et enfin, à l’occasion de la signature du Traité Constitutionnel (dont elle constituait la partie II, légalement contraignante) à Rome en 2004.
Derrière l’attitude britannique dans les négociations actuelles, on décèle donc avant tout l’obsession du gouvernement de donner des gages de son engagement à empêcher l’avènement d’une Union européenne dotée de caractéristiques étatiques. Ceci est en effet considéré outre-Manche comme la dilution totale de la souveraineté et de l’identité britanniques. Il s’agit donc de retirer au futur traité tout caractère constitutionnel (comme par exemple une Charte des droits fondamentaux) et de multiplier les références à la préservation de la souveraineté britannique. Le but ultime étant d’éviter de devoir tenir la promesse, annoncée par Tony Blair à propos du Traité Constitutionnel, d’une ratification par référendum... que Gordon Brown semble considérer comme perdue d’avance. Dans une perspective « sarkozyenne », on serait tenté d’y voir une attitude pro-européenne, car destinée à empêcher le blocage de la relance institutionnelle par les citoyens. Sauf que...
Les limites d’un rapport à l’Union européenne fondé sur les doubles discours

Sauf que cette politique symbolique visant à courir après une opinion publique nourrie à la sauce du tabloïd The Sun montre de plus en plus ses limites. Tout d’abord, sans préjuger de l’avenir ni de l’utilité d’une intégration à plusieurs vitesses, il est tout de même fâcheux de voir l’un des plus grands Etats de l’Union multiplier les demandes de statuts particuliers, car il risque d’entraîner avec lui nombre d’Etats supplémentaires (comme par exemple la Pologne et la République tchèque sur la Charte des droits fondamentaux). Cette attitude est ensuite en contradiction avec l’ambition affichée dans tous les discours officiels de rendre le système communautaire plus transparent. De plus, la stratégie qui tient à amadouer une opinion eurosceptique par des gages symboliques mais finalement peu conséquents (comme le maintien du titre de « Haut Représentant pour la PESC ») ne passe pas inaperçue et semble renforcer les velléités d’opposition plutôt qu’elle ne les diminue.
Ainsi, le parti conservateur (les Torries) ne considère pas le mandat de la CIG comme correspondant aux lignes rouges fixées par le gouvernement, mais au contraire comme une dernière « vente au rabais » des intérêts britanniques par Blair l’européiste. Il a récemment lancé une campagne en faveur d’une ratification du Traité Réformateur par référendum, relayée par des journaux comme le Daily Telegraph et surtout le très populiste Sun conduit par l’anti-européen Rupert Murdoch. Dans son édition du 24 septembre The Sun qualifiait le nouveau traité en cours de négociation de « plus grande menace pour l’indépendance britannique depuis la Seconde Guerre mondiale » ! On imagine donc aisément que les appels à un tel référendum ne sont pas vraiment motivés par l’envie irrépressible de voter oui...
On est ici au cœur du rapport complexe du Royaume-Uni à l’intégration européenne qui, comme dans nombre d’autres pays mais sûrement à un degré beaucoup plus important, tient de la schizophrénie et du double discours. D’un côté on trouve la tentation constante du retrait et du repli sur l’argumentaire de la souveraineté nationale et de la dénonciation du « super-Etat européen ». Cette tentation conduit à l’exigence de statuts particuliers, une perspective d’autant plus alléchante pour les responsables politiques qu’elle semble brosser dans le sens du poil une opinion publique et des médias toujours menaçants. De l’autre côté, on note une attitude beaucoup plus pragmatique vis-à-vis des politiques concrètes de l’Union, c’est-à-dire tout à fait consciente des bénéfices de l’intégration européenne pour la Grande Bretagne, voire de sa nécessité dans certains domaines. On peut ainsi noter le soutien sans faille de la Grande Bretagne à l’approfondissement du marché intérieur (qui se fait pourtant par vote à la majorité qualifiée, contraire à l’idée de préserver la souveraineté nationale), le lancement avec la France, en 1998 au Sommet de Saint-Malo, d’une politique européenne de Sécurité et de Défense (PESD), ou plus récemment l’engagement du Royaume-Uni en faveur du développement de politiques communautaires dans les domaines de l’énergie et du changement climatique.

Ces deux aspects contradictoires et ce double discours se révèlent être problématiques, aussi bien pour le Royaume-Uni lui-même que pour l’Union en général. Pour le Royaume-Uni parce que la tentation du repli et l’incapacité de s’engager pleinement dans le processus d’intégration européenne entraînent une baisse de son influence sur la conduite des politiques européennes. En particulier, les opt-outs impliquent, lorsque l’on veut finalement se joindre à une politique commune, de rependre un acquis réglementaire sur lequel on n’a eu auparavant aucune prise. Ce fut le cas dès le départ avec la CECA puis la CEE (et les Britanniques s’en mordent encore les doigts pour la PAC), puis pour Schengen, et aujourd’hui par exemple pour le traité de Prüm sur la coopération policière transfrontalière. Mais la situation est également handicapante pour l’UE dans son ensemble car les exigences particulières du Royaume-Uni compliquent sa structure et son fonctionnement. Mais surtout, car une participation active du Royaume-Uni représente une condition essentielle voire sine qua non pour un nombre de politiques de plus en plus important (pensons par exemple à la PESC et à la PESD, à la politique énergétique etc.).
Faut-il craindre un référendum sur la ratification du Traité Réformateur ?
On peut donc affirmer qu’aussi bien le Royaume-Uni que l’UE auraient intérêt à un engagement européen plus franc et moins capricieux de cet « étrange partenaire ». Il ne s’agit pas, bien sûr, que les Britanniques deviennent d’un coup des fanas du fédéralisme européen, mais plutôt que les dirigeants politiques du pays s’assument malgré tout pleinement en tant que membres à part entière de l’aventure et défendent ouvertement les bénéfices que le pays en retire face à leurs citoyens. Il est évident qu’une évolution réelle de la position du Royaume-Uni sur l’échiquier européen ne pourra venir que d’un changement profond des mentalités face à la construction européenne au sein de la population et dans les médias d’outre-Manche.
Vaste programme, direz-vous ? C’est certain. Les dirigeants politiques britanniques qui choisiraient de défendre vraiment la construction européenne dans leur pays ne pourraient faire l’économie de l’organisation d’un vaste débat public au cours duquel ils devraient affronter l’hostilité d’une large partie de l’opinion et de la presse tabloïd. On se rappelle que Tony Blair s’y était essayé à son arrivée au pouvoir, se posant en dirigeant le plus pro-européen que le pays ait jamais connu, multipliant les initiatives comme le lancement de l’Europe de la défense, la ratification du protocole social de Maastricht, parlant de préparer son pays à l’adhésion à l’euro... Il y a à peine plus de deux ans, il était encore question de la ratification d’un Traité Constitutionnel par voie référendaire, c’est-à-dire en prenant l’engagement (très risqué) de le défendre devant ses citoyens. Finalement, depuis les difficultés politiques et le refus du Traité Constitutionnel par la France, toutes ces belles intentions ont été oubliées, entraînant un retour au postulat selon lequel l’euroscepticisme de la population britannique est insurmontable.
Faut-il donc, d’un point de vue pro-européen, s’associer aux appels à l’organisation d’un référendum sur le Traité Réformateur (mais bien sûr dans l’espoir d’un vote oui), afin de lancer ce débat public qui permettra peut-être d’effacer enfin certains des préjugés en vogue dans le Royaume ? C’est une question difficile, tant il est vrai qu’un nouvel échec de la réforme institutionnelle de l’Union serait menaçant pour son avenir, et d’autant plus que l’Ecossais Gordon Brown paraît peu à même d’enthousiasmer les foules (et lui-même d’ailleurs) au sujet de l’Europe. Allez, disons que ce sera pour la prochaine fois, peut-être...
Auteur : Benoit Roussel, pour Euros du Village