La folle logique du processus de guerre
Si de maigres indices existaient encore voici quelques temps, laissant envisager que le Proche-Orient pourrait s’extirper de l’impasse dans lequel il était enfermé, les événements récents contribuent à les annihiler. Recours massif aux moyens militaires, diabolisation de l’adversaire, refus de toute forme de dialogue direct. Des raisons locales et globales induisent une périlleuse spirale de la violence. Le nouveau paradigme que constitue dans les relations internationales la lutte contre le terrorisme, y joue un rôle conséquent.
Il fut un temps où la situation au Proche-Orient suscitait quelques espoirs. Espoir que des relations de confiance se tissent entre des adversaires ayant longtemps refusé l’idée même de l’existence de l’autre. Lentement des rapprochements s’amorçaient, sémantiques d’abord, diplomatiques ensuite. Tout portait à croire, vu de l’extérieur, que la raison allait prévaloir, qu’un processus de paix, probablement chaotique, allait sortir cette région de l’ornière. Ces espoirs remontent à un peu plus de dix ans, lors du bref intervalle allant des accords d’Oslo à l’assassinat de Y. Rabin, le 4 novembre 1995. Que disait-il d’ailleurs avant d’être abattu : « La paix a des ennemis qui tentent de nous atteindre, pour détruire les accords signés avec les Palestiniens. Même si pendant de nombreuses années nous avons combattu l’OLP, les Palestiniens sont désormais nos partenaires. Car sans partenaires, il ne peut y avoir de paix. Nous savons qu’ils devront accomplir leur part du travail, comme nous accomplirons la nôtre afin de résoudre le conflit israélo-arabe le plus complexe, le plus long, et le plus chargé de douleurs : le conflit israélo-palestinien ». Depuis, c’est la spirale de l’incompréhension puis de la violence qui « naturellement » a repris le dessus. Les extrémistes renforçant les extrémistes.
Quelle logique a présidé à l’enlèvement de soldats israéliens par le Hezbollah, sinon celle de la cynique provocation ? Quelle logique préside à la destruction par Israël des principales infrastructures du Liban ? Est-ce d’un Liban exsangue dont Israël a le plus besoin ou bien plutôt d’un Liban stable et démocratique ? La fragilisation de son voisin du nord n’apportera aucune sécurité supplémentaire à Israël, mais bien au contraire, contribuera à enraciner les germes des futures menaces. Engrenage fatal où chacun suit sa logique. Le Hezbollah n’a pas besoin d’un partenaire, mais d’un ennemi à combattre ; Israël n’a pas besoin d’un partenaire fiable sur sa frontière Nord mais d’un vide militaire lui garantissant la sécurité. Négation de l’approche de I. Rabin qui considérait que la paix serait d’abord la résultante d’une confiance entre des partenaires.
Parmi les ingrédients ayant contribué à enclencher le cycle actuel, l’analyse erronée de l’administration américaine depuis le 11 septembre 2001, faisant de la lutte contre le terrorisme, le seul et unique paradigme de sa stratégie. Que le terrorisme soit une nouvelle peste sans doute, mais la manière de l’éradiquer ne peut s’effectuer en occultant le droit international, ni en brutalisant des populations civiles toujours plus nombreuses. Le calcul du gouvernement israélien semble être du même type : tellement affecter la vie des Libanais, que ceux-ci finiront par tenir le Hezbollah responsable de la situation et se détourneront de lui. S’il s’agissait d’isoler les Chiites du reste des Libanais, le calcul semble vain. De nombreux exemples historiques attestent d’ailleurs qu’une population qui reçoit un déluge de bombes se retrouve puissamment soudée par ce qu’elle ressent comme une injustice (du Blitz de Londres, au Vietnam). Le même constat prévaut en Israël, les déluges de roquettes renforcent le soutien au gouvernement. Les clivages politiques traditionnels s’effaçant momentanément. Lutter contre le terrorisme permettrait de justifier toutes les opérations militaires ; tous les coups devenant dorénavant permis. Les actions israéliennes trouveraient ainsi leur légitimation principale dans le fait de lutter contre des groupes terroristes (Hezbollah ici ou Hamas là). Tout porte à croire qu’elles seront contre-productives. La force ne peut constituer la seule réponse à un ennemi diffus et fanatisé. D’autant que celui-ci vénère la martyrologie. Qu’il soit légitime de se défendre est absolument acceptable, que le rapt de soldats israéliens ait constitué une provocation délibérée est indéniable. Mais quelles raisons justifient d’opter pour la punition collective du Liban ? En cela, la situation pourrait constituer un redoutable piège. Le gouvernement israélien estimant qu’une force mécanique considérable suffirait à résoudre le problème quand elle conduit à l’aggraver.
Même surprenante erreur de calcul avec les Palestiniens. Il fut un temps où Israël indiquait que l’obstacle primordial à une reprise du « processus de paix » était Yasser Arafat et son double langage permanent. Certes, mais quelles avancées concrètes ont été obtenues par son successeur Mahmoud Abbas, personnage unanimement respecté, lui permettant d’apporter à son peuple des avantages substantiels, en termes de condition de vie, de reconnaissance réciproque, de maîtrise de son territoire ? Aucun. La défaite du Fatah devant le Hamas, lors des élections du 25 janvier 2006 s’explique grandement par l’impasse à laquelle a conduit la politique israélienne dans les territoires occupés.
Le drame de la situation actuelle, au-delà des multiples victimes du conflit, réside dans l’absence d’alternative pacifique. Quelle place reste-t-il aujourd’hui aux partisans du dialogue, aux partisans de la paix, aux partisans de la réconciliation, aux partisans de la reconnaissance mutuelle qui s’exprimèrent par exemple, derrière Y. Beilin, l’Israélien et Y. Rabbo, le Palestinien, dans le Plan de Genève de décembre 2003 ? Probablement aucune. C’est à eux qu’il faut également penser. Leur situation devient intenable, ne pas se ranger dans le camp de la guerre équivaut à trahir. L’autre devient un ennemi héréditaire, un barbare qu’il faut à tout prix éliminer. Combien de temps devra encore durer cette guerre de bientôt soixante ans, avant que ne s’amorce un réel rapprochement israélo-palestinien et israélo-arabe ? Celui-ci pourra-t-il être opéré de l’intérieur par des dirigeants convaincus des désastres auxquels ont conduit l’asservissement à la logique militaire, ou par de fortes pressions internationales ? La première issue semble pour le moins improbable. Il faudrait que de tels dirigeants émergent, soient soutenus par leur population, et que de tels engagements apparaissent de façon synchrone dans les différents camps afin d’obtenir des résultats substantiels et acceptés.
En abattant Ytzakh Rabin en 1995, Ygal Amin a fait beaucoup plus que d’abattre un homme, il a aiguillé son pays vers un affrontement permanent avec son environnement régional. Il paraît en conséquence indispensable que s’amorce une prise en charge collective de ce dossier. La clé principale sur ce point reste cependant détenue par le Président des Etats-Unis. Si les conceptions de l’actuel mandataire s’articulent autour de la seule lutte contre le terrorisme, est-il pertinent d’espérer que les lunettes de son successeur le conduiront à adopter une vision moins manichéenne des réalités régionales ?