La Grande Trahison
Nombreux sont ceux qui s’accordent à penser que nous avons connu deux périodes après la deuxième guerre mondiale. La première est communément appelée « Les trente glorieuses ». Elle serait donc suivie des « désastreuses ». C’est du moins ce que nous pourrions dire mais nous emploierons d’autres vocables afin de bien nous démarquer de ceux qui n’expliquent rien en lançant des étiquettes qui viennent se substituer à une argumentation. Comme si ces étiquettes représentaient des divinités sur lesquelles nous n’aurions aucune prise mais que nous devrions accepter. Nous pensons pour notre part que s’il y a eu effectivement un tournant vers 1983, il est le fait de l’activité des hommes et non pas d’une force sur laquelle les hommes n’auraient aucune prise et qu’ils devraient donc se contenter de subir sans broncher. Nous ne nous étonnons pas, par exemple, que tous les médias appartenant à quelques milliardaires expliquent qu’il était possible à la suite de mai 1968 de concéder des avantages aux masses laborieuses mais que ce serait impossible aujourd’hui. Si vous demandez pourquoi, ils vous répondront : « Mais, c’était les trente glorieuses ».
Nous avons en effet connu une période de progrès social, d’augmentation du pouvoir d’achat, de conquête de libertés et brutalement au cours des années Mitterrand nous avons vu s’ouvrir une période de régression dans tous les domaines, de remise en question du « modèle social de 1945 », d’atteinte aux libertés individuelles… Cela s’est prolongé d’un Président de la République à l’autre jusqu’à aujourd’hui avec des attaques de plus en plus violentes contre les plus démunis au profit des plus riches. Remarquons au passage que, dans cette période de régression, les Présidents dits « de gauche » abandonnent leurs promesses en cours de mandat tandis que les Présidents dits « de droite » non seulement vont au bout de leurs promesses mais ils y ajoutent des agressions supplémentaires. Le tournant entre ces deux périodes n’a pas été provoqué par des divinités mais par des hommes et, puisqu’il nous convient d’avoir nos propres étiquettes, nous l’appellerons « la grande trahison ».
Ce tournant se situe vers 1983. Nous retiendrons, comme date charnière, la démission d’Alain Savary le 12 juillet 1984. Elle sera suivie de la démission du premier ministre Pierre Mauroy le 17 juillet 1984 ce qui marque assurément un changement d’orientation. Cependant le tournant de la rigueur avait été amorcé dès 1983 par Pierre Mauroy en nommant Jacques Delors comme ministre des finances. Il s’agit alors essentiellement d’abandonner les promesses du Programme Commun d’Union de la Gauche sur lequel s’était fait élire François Mitterrand. Parmi ces promesses, la question d’une véritable réforme laïque de l’enseignement était au centre des préoccupations de tous. A l’évidence, des forces opposées se cristallisaient sur cette question.
Or, précisément, François Mitterrand a toujours été un défenseur de la hiérarchie catholique et cela tout particulièrement sous le régime de Vichy. Rappelons que pendant cette période l’église catholique soutenait la lutte des nazis contre le « bolchévisme » en s’accommodant très bien du sort réservé aux juifs. With god on our side ! Amen ! François Mitterrand a donc œuvré, dès qu’il a été élu, pour sauver les intérêts de la hiérarchie catholique menacés par cette réforme tant attendue par le peuple. Mais, son Ministre de l’Education Nationale, Alain Savary, lui a fait l’affront de lui présenter en 1982 un projet de "grand service public laïque et unifié" de l'éducation. Alain Savary sera désormais l’homme politique que François Mitterrand détestera le plus quoiqu’il sera bientôt concurrencé à ce grade par Michel Roccard. Mais de 1981 à 1983, François Mitterrand ne pouvait pas encore s’affranchir de toutes les promesses sur lesquelles il était engagé ce qui l’obligeait à devoir supporter Alain Savary. Il pouvait admettre d’avoir à le supporter mais il était hors de question de laisser passer sa loi. Pourtant cette loi Savary était loin de reprendre les revendications du Programme Commun de la Gauche. C’était un compromis que même l’UNAPEL et l’archevêque de Paris jugeaient à peu près acceptable. Mitterrand fait donc traîner l’affaire. Son premier ministre accepte en 1983 de reporter à nouveau la réforme tout en annonçant le tournant de la rigueur. Ce n'est que le 18 avril 1984 que le projet est adopté par le Conseil des ministres et la loi est votée par l’assemblée nationale le 22 mai 1984.
Mitterrand reçoit les archiprêtres et autres représentants du Pape, et élabore avec eux une stratégie pour que cette loi soit enterrée. Il met l’appareil d’Etat à leur service, en particulier la télé, pour qu’ils organisent une manifestation à Versailles le 4 mars 1984. Les journalistes aux ordres ne trouveront jamais de termes assez forts pour majorer la réalité : grande, très grande, énorme, marée humaine, déferlement, rassemblement le plus important depuis 1944… Cela est évidemment faux. La manifestation du 13 mai 1968 était beaucoup plus importante que celle des versaillais et si les organisations ouvrières avaient appelé à une contre-manifestation on aurait assisté à un raz-de-marée. C’est, bien évidemment ce que ne veut pas François Mitterrand. C’est pourquoi, dans le même temps, il s’emploie à engluer la mobilisation populaire. Il étudie la question avec le CNAL (Comité National d’Action Laïque). Le peuple veut sa réforme. On va l’appeler à manifester dans 7 manifestations dispersées pour faire pâle figure en comparaison avec la manifestation unique des versaillais. Mitterrand peut enfin sortir son arme élaborée avec les représentants du pape. Désormais de la tête du PS jusqu’au plus petit militant de base, ceux qui continueront à réclamer leur réforme laïque se feront fermer le clapet avec le fameux « Mais alors ! Vous voulez la guerre civile ». Et à ceux qui parleront à Mitterrand de ses engagements avec le programme commun, il affichera son mépris de la démocratie en répondant « Bof ! Ce programme, je ne l’ai jamais lu ! ». François Mitterrand peut alors décider le 12 juillet 1984 de retirer le projet de loi. La trahison est consommée. Si Mitterrand n’avait pas eu cette volonté de trahir, une véritable réforme laïque aurait dû être élaborée et votée à l’automne 1981 et définitivement mise en place à la rentrée scolaire de l’automne 1982. Cette trahison est une cuisante défaite pour le peuple français. Elle ouvre la porte à toutes les mesures de régression sociale qui vont maintenant se succéder sans discontinuer quelle que soit la configuration du gouvernement en place. Elle est assumée par tout le PS notamment par les nombreux jeunes cadres qui viennent de chez les « lambertistes » et qui considéreront cette trahison comme une aubaine pour mener une carrière de politiciens professionnels. Pour eux commence l’apprentissage, sous la houlette de Mitterrand, de la fourberie, de la manipulation, des demi-vérités, des vrais mensonges, du double langage... Dès lors, ils vont commencer à défendre une politique d’austérité tandis que s’ouvre pour eux-mêmes une période d’opulence.
Jean-Luc Mélenchon fait partie des premiers « ex-lambertistes » à avoir rejoint le PS. Comme pour Lionel Jospin, il existe un flou sur les dates puisqu’il est dit d’une part qu’il était dirigeant de l’OCI à Besançon de 1972 à 1979 et d’autre part qu’il aurait rejoint le PS en 1976. Peu importe car ce qui nous intéresse ce sont les premières années sous la présidence de Mitterrand. Jean-Luc Mélenchon ne renie rien de son engagement au PS pendant cette période et il prétend que les premières années de Mitterrand à l’Elysée ont amené des conquêtes ouvrières.
Nous rappelons, pour notre part, quelles sont les premières mesures réactionnaires prises dès cette époque :
- Introduction de la flexibilité du temps de travail (modulation des horaires sur la semaine).
- Désindexation des salaires et des prix entraînant une baisse du pouvoir d’achat de 20% sur 10 ans.
- Budget global hospitalier entraînant des milliers de suppressions de lits puisqu’il s’agit d’une « enveloppe » annuelle à ne pas dépasser alors que précédemment, les hôpitaux étaient financés selon le nombre de journées d’hospitalisation (« le prix de journée »). Ajoutons à cela le forfait hospitalier, le tout sous l’égide de Jack Ralite, ministre PCF de la santé de 1981 à 1983.
- Dès juin 1981, au Luxembourg, le gouvernement de Pierre Mauroy donne son approbation à la poursuite de la politique de réduction des capacités de production de la sidérurgie européenne et donc lorraine. C’est la première trahison des nouveaux gouvernants. Bien d’autres suivront. Ce plan acier avec les 25 000 suppressions d’emploi marque le début de la saignée industrielle.
- Dénonciation islamophobe contre les grévistes de Talbot (absorbé par PSA) qui sont en grève contre les licenciements. Le Premier Ministre Pierre Mauroy déclare, sans aucune honte, le 27 janvier 1983 au journal Nord-Eclair : « les principales difficultés qui demeurent sont posées par des travailleurs immigrés (…) agités par des groupes religieux et politiques qui se déterminent en fonction de critères ayant peu à voir avec les réalités sociales françaises ».
- Dès le 29 octobre 1981 une loi autorise les Centres de Rétention avec toutes les pratiques qui y sont associées contre les immigrés.
- En 1982, les quatre lois Auroux sont une attaque contre le droit du travail. Elles promeuvent les négociations dans les entreprises au détriment des branches et permettent au nom de la « libre expression » des salariés de court-circuiter les syndicats.
- Promotion du travail précaire à travers la mise en place des TUC (travaux d’utilité publique) qui n’ouvre aucun droit sur un développement de carrière.
- Amnistie des généraux criminels de l’OAS. Mitterrand se souvient de l’époque où en tant que ministre de l’intérieur il dirigeait la chasse aux nationalistes algériens puis de l’époque où en tant que ministre de la justice il était le patron des guillotineurs de militants du FLN et de Fernand Yveton.
- Mitterrand se recueille sur la tombe de Pétain. Mitterrand se souvient aussi de la période où pour demander la francisque il avait dit : « Je fais don de ma personne au Maréchal Pétain comme il a fait don de la sienne à la France. Je m'engage à servir ses disciplines et à rester fidèle à sa personne et à son œuvre ». Il a été plus fidèle à ce serment qu’aux promesses de sa campagne électorale.
Nous nous en tenons là mais les mesures de régression sociale seront pires dans les années suivantes notamment entre 2000 et 2002 quand Jean-Luc Mélenchon sera ministre délégué à l’enseignement professionnel.