Le puissant venin de la « présidentielle à la française ».
Les questions institutionnelles sont des questions austères certes, mais fondamentales. Les pouvoirs que confèrent la Ve République au Président sont considérables, et inégalés en Europe. L’absence de contre-pouvoirs et de mécanismes de contrôle conduit à les considérer comme disproportionnés. Ceci attise la compétition des personnalités et nuit au fonctionnement démocratique.
Se lamenter sur les maux de la société française, crier au déclin irrémédiable, dénoncer les spécificités de l’exception nationale, tout ceci alimente des analyses, dont certaines très judicieuses (« La France n’investit pas dans l’économie du futur » ; « Les élites méconnaissent les souffrances des catégories populaires » ; « L’ascenseur social ne fonctionne plus de génération en génération », etc.), d’autres imprégnées de préjugés (« Les Français sont hostiles à la réforme » ; « Le secteur privé est toujours plus efficace que le secteur public » ; « C’est la faute à mai 68 », etc.). Il faut reconnaître que de nombreux faits incitent à s’interroger sur la pertinence et sur l’efficacité de notre modèle de société.
Il est ainsi un aspect qui mérite une attention toute particulière, celui des institutions. Parmi les événements récents, retenons-en deux, essentiels, qui, chacun à sa manière, révèlent de profonds malaises, voire de réels dysfonctionnements : l’accès au second tour d’une élection présidentielle du leader le plus népotique, le plus réactionnaire que l’Europe connaisse ; le rejet, par le peuple français, du travail d’un demi-siècle visant à faire partager aux Européens l’idée, française à l’origine, d’Europe-puissance.
Sans vouloir être exhaustif, trois pistes interprétatives peuvent être avancées, dont certaines constituent des héritages particulièrement enracinés : l’idéalisation de la rupture radicale, le culte de l’homme providentiel, l’illusion de la « clôture » hexagonale.
L’idéalisation de la rupture radicale : elle renvoie à la mythification de la Révolution française et à l’espoir de renverser en un grand mouvement populaire les « chaînes de l’oppression ». Cet idéal a traversé le XIXe siècle, divisé la SFIO lors du Congrès de Tours de 1920, poussé ses derniers feux dans les 110 propositions du candidat Mitterrand en 1981. Loin d’avoir été marginalisée par les améliorations relatives, obtenues dans le cadre du réformisme mis en œuvre par la gauche au pouvoir, la volonté de rupture radicale a fait un violent retour à l’avant-scène en avril 2002 et en mai 2005. Le candidat Jospin a d’abord été défait par les réticences de sympathisants de gauche. Il s’agissait de lui donner une leçon, afin d’éviter ses dérives réelles ou supposées vers le libéralisme. La suite prouva l’efficacité de cette posture... De même le traité constitutionnel a-t-il d’abord été rejeté en raison du chapitre III, qui précisait certains mécanismes économiques, quand les améliorations sociales ou institutionnelles à attendre des chapitres I et II étaient jugées insuffisantes. Peu importe, ne subsiste, de fait, que le chapitre III. Belle efficacité, là aussi, dans la critique. À vouloir rejeter ce qui ne semble pas parfait, on obtient pire. L’idéalisation de la rupture radicale conduit à des postures intransigeantes, à des critiques acerbes mais... à des résultats contre-productifs. Le déficit dans la culture du compromis produit, certes, une rhétorique incantatoire dans laquelle l’accusation de trahison affleure, mais nuit d’abord à ceux qu’il s’agirait de défendre.
Le culte de l’homme providentiel, du sauveur, est davantage partagé par les sympathisants de droite. Il renvoie à la notion de chaos, de désordre ou de déclin. Il s’agit donc d’enclencher un sursaut, de sortir de l’ornière par la volonté d’un guide. L’héritage, dans ce domaine, est bonapartiste. Il va là aussi structurer puissamment le XIXe siècle, la nostalgie du vaincu de Trafalgar et de Waterloo justifiant de nouvelles expériences autoritaires. Ce recours au sauveur joua pleinement, et de façon antinomique, lors du second conflit mondial, Pétain jouant de son aura pour détruire, dans le souffle de la défaite, la démocratie ; de Gaulle la rétablissant au nom de la grandeur de la France, à partir d’une situation initiale désastreuse. La thématique de l’homme providentiel se trouvera renouvelée par les institutions mêmes que de Gaulle contribuera à façonner, mais dans une version modérée. Certes, le Président bénéficie de pouvoirs considérables, encore renforcés par la modification institutionnelle de 1962, mais un équilibre contradictoire peut émerger avec le Parlement. Ceci prit la forme de cohabitations (1986-1988 ; 1993-1995 et 1997-2002). Cette possibilité est toutefois devenue très improbable depuis la double modification institutionnelle (passage au quinquennat en 2000, et primauté à l’élection présidentielle depuis le renversement du calendrier de 2001).
Le régime est donc devenu de type « présidentiel imparfait », car ne disposant pas des contre-pouvoirs indispensables. Dans ce contexte, gagner cette joute électorale offre les clés d’un pouvoir sans partage. Le jeu malsain de la surenchère dans la personnalisation a déjà été observé en 2002 ; rien n’indique que la tendance puisse s’infléchir. Au contraire, la sempiternelle description d’une France sur le déclin, incapable de relever les défis, renforce la probabilité du recours au sauveur, celui qui aurait le courage d’imposer les mutations indispensables. Lesquelles ? Cela reste à discuter... Un tel fonctionnement renforce les logiques descendantes (décision au sommet, puis exécution vers le bas), nie la complexité de la société et le désir d’implication de ses membres. Le culte de l’homme providentiel se nourrit d’une dangereuse illusion : l’autorité prévaudrait sur le compromis, au nom de l’efficacité. Il ne semble pas cependant contribuer à renforcer la responsabilité d’un exécutif n’ayant personne à qui rendre des comptes.
L’illusion de la « clôture » hexagonale renvoie, quant à elle, à la vieille notion de « pré carré ». Territoire circonscrit, parfaitement délimité et contrôlable. À l’intérieur de celui-ci s’exerce une autorité unique. Le peuple souverain peut donc décider d’orienter à sa guise les politiques nationales. Fortement démentie dès le début du premier septennat de F. Mitterrand, cette conception ne peut cependant basculer en son contraire : rien ne peut être tenté, aucune initiative nationale ne peut être prise.
De multiples façons, cette question est apparue comme un enjeu déterminant lors du referendum sur le Traité constitutionnel de mai 2005. Crainte des délocalisations industrielles, hantise de ne pouvoir gérer les flux migratoires internationaux, sentiment de ne plus disposer de suffisamment de manettes pour mettre en œuvre des politiques alternatives. En filigrane, le refus du Traité peut s’interpréter comme une volonté de retour au cadre strict de l’État-nation, en réaction aux mécanismes, le plus souvent perçus comme menaçants, de la mondialisation. Que ceci entre en contradiction avec les multiples transferts de compétences opérés depuis une vingtaine d’années, ou avec la nécessité de peser sur la scène internationale, importe peu, il est politiquement plus rentable de capitaliser sur les faiblesses de l’UE que sur les atouts qu’elle présente, plus aisé d’attiser les peurs que de faire prévaloir des acquis relatifs. Le repli national pourrait dans ce contexte avoir été amorcé par le non au référendum, comme solution erronée à la complexité croissante du monde. Il n’est pas inconcevable que la convergence de ces trois facteurs ne conduise à faire de la présidentielle de 2007 un instant de bifurcation chaotique : d’un côté, la gauche radicale, prônant la « rupture » et refusant toute alliance avec les traîtres socio-démocrates, dans la pire tradition des années trente ; de l’autre côté, l’homme providentiel, souhaitant incarner le peuple souverain et indompté ; avec, en arrière-plan, la conviction que la France peut s’en sortir seule. Pour couronner le tout, un mécanisme électif, qui conduit à conférer à l’heureux élu un pouvoir exorbitant, un pouvoir susceptible, du fait du jeu des lois d’exception (l’article 16 certainement, mais bien d’autres également, qu’il est possible d’exhumer d’un passé plus lointain), d’échapper rapidement à tout contrôle. Un homme se présente comme le « sauveur » susceptible d’amorcer une « rupture radicale », en particulier avec l’Europe. Il a séduit en 2002. Rien n’indique que cette « étrange défaite » de la démocratie ne puisse s’amplifier en 2007.
Il serait bon que chacun réfléchisse à l’impact de ses choix. Si possible avant le premier tour, car le célèbre adage « au premier tour, on choisit, au second, on élimine », a certes pleinement fonctionné en 2002, mais a surtout révélé l’étendue de son ineptie.