Qui est « réactionnaire » ?
« Réactionnaire » est une épithète largement utilisée dans le domaine politique pour fustiger l’adversaire. Elle s’applique en France aux gens de droite, en général pour leur reprocher la résistance à toute « action » - réputée positive parce que volontariste. Notons qu’elle fait partie des étiquettes le plus couramment utilisées par la gauche aujourd’hui, notamment pour éviter de discuter des vraies questions (éducation, immigration, économie, place de l’Etat, etc.). Et c’est dommage, parce que le terme « réaction » ne veut plus dire grand-chose.
En général, « réagir », c’est bien ; il s’agit d’opposer une action à une autre action, rien que de positif. Tel est le mouvement dialectique propre à la pensée comme, peut-être, au vivant : « Tout agit, et tout réagit dans la nature » (Voltaire, Principe d’action 1772, I, 119). Les corps chimiques qui se combinent exercent une action croisée les uns sur les autres et le tout s’en trouve transformé ; on appelle cela une réaction. Pour l’homme, cela signifie qu’il ne se laisse pas vivre, il réagit à ce qui lui arrive ; qu’il ne se laisse pas faire, il résiste, et oppose une autre action à celle qui vient.
Mais, comme tout dans la nature humaine, la « réaction » peut être la meilleure ou la pire des choses. La meilleure quand l’être est « réactif », la pire quand il devient « réactionnaire ». Le réactif a de la réaction, il vit, il bouge, il s’exprime : il est positif. Le vivant est élastique, comprimé il réagit par le rebond parce qu’il reste prêt à tout. Le corps humain réagit aux microbes pour maintenir son intégrité de système vivant capable de croître et de se reproduire. Le réactionnaire a de l’inertie, il est passif, il résiste, il grogne parce qu’on le dérange : il est négatif. L’endormi en son confort moral et social répugne à tout ce qui vient remettre en cause sa forteresse vide ; il réagit parce qu’il n’est prêt à rien. Il veut conserver le monde, son statut et ses opinions telles qu’elles sont, sans rien changer. « La Réaction » désigne les partisans qui coopèrent contre l’action de « la Révolution » (Littré).
Malheureusement, il ne suffit pas de se dire partisan des révolutionnaires de 1789 pour n’être pas politiquement « réactionnaire » - ce serait trop facile. Si « la gauche » est « le mouvement », comme on le dit souvent (définition qui me plaît bien), tout ce qui résiste au mouvement ne saurait donc être « à gauche ». Il ne s’agit pas de prôner l’activisme forcené ni la révolution permanente chère aux partisans du Barbichu, mais de considérer l’existence comme un constant changement, l’action humaine comme une dialectique, et la démocratie comme un forum indispensable où se confrontent les idées et où se forme l’opinion pour agir. Il y a des réactionnaires de gauche (rien à voir ici avec le blogueur du même nom, qui est moins négatif qu’on croit). Il y a de l’action à droite (rien à voir non plus avec l’Action française, moins positive qu’on ne l’a dit). Quand la CGT déclare que « toute suppression d’emploi public est inacceptable », elle parle en réactionnaire ? Sans rien proposer de neuf, ni opposer quoi que ce soit de positif : seulement la perpétuation des « privilèges zacquis ». Quand DSK déclare qu’il faut revoir l’action de l’Etat sans toucher particulièrement au nombre de fonctionnaires, il parle positivement ? Parce qu’il propose de réorganiser à effectifs constants, pas de bloquer les situations présentes. Et pourtant, l’objectif CGT et DSK est bien le même : ne pas faire descendre l’emploi public. Qu’il faille diminuer le nombre d’agents de l’Etat ou non peut se discuter, ce n’est pas ici la question. Ce qui est en cause est l’attitude devant la vie : réactive ou réactionnaire.
La facilité est de dire « non » à tout ce qui se présente de neuf. Ainsi font souvent les enfants. Heureux de leur famille, leur maison, leurs copains ou leurs vêtements, ils répugnent à sortir pour « aller visiter », à « s’inscrire à une activité » ou à changer de tee-shirt. Une fois partis, inscrits ou rhabillés, ils en sont très contents, mais c’est l’effort de changer qui les ennuie. Le débat d’idées est souvent de même eau. L’épidermique, l’émotionnel et le superficiel emportent la « réaction » de nombre de commentateurs - des blogs par exemple. Moins souvent sur lemonde.fr que sur agoravox.com, soit dit en passant, signe d’un éveil plus vif et d’une culture mieux maîtrisée des lecteurs du Monde, peut-être. Mais ajouter au texte par son commentaire est un effort que bien peu entreprennent. L’attitude « critique » (que les intellos français confondent ordinairement avec le pur négativisme) se résout bien plus à « réagir » en « réactionnaire », et trop souvent en « réaction aux réactions » plus qu’au texte lui-même. Surtout lorsque les commentaires prennent de l’ampleur, créant un texte au-delà du texte. Le grégaire l’emporte alors sur l’exercice personnel de sa raison. C’est pourquoi l’interactivité du blog, ou plus généralement du Net, est elle aussi la meilleure et la pire des choses. La meilleure lorsqu’elle confronte les idées et les conduit dialectiquement et démocratiquement à évoluer ; la pire lorsqu’elle se réduit au réflexe pavlovien et au pur négatif de s’opposer à ce qui vient d’être dit sans chercher les points d’accord ou de complément.
Dire seulement « non » est, au fond, laisser faire les choses et aller le destin. C’est le signe d’un état dépressif, le propre de toute société inquiète et peu sûre d’elle-même : plutôt s’agripper que tenter de bouger. Malheureusement le laisser-aller, la déliquescence, la passivité rendent tout système inerte. Il y a perte irréparable d’énergie. Et cette entropie est l’autre nom de la mort, tout simplement.