Entreprise, mode d’emploi
Dans quelques jours, cela fera dix-sept ans que Lambda a été embauché à la Natsexy, l’une des plus importantes banque du paysage financier hexagonal. Dix-sept ans déjà ! Mine de rien, le temps a filé très vite, sans que notre homme, enfermé dans sa routine professionnelle, en prenne réellement conscience...
Aujourd’hui, Lambda frôle la quarantaine, avec quelques plis abdominaux en plus et pas mal de cheveux en moins. Là-haut, à la Direction, les patrons se sont succédés au fil des ans sans que rien ne change véritablement à la routine des fonctionnels dont il fait partie depuis son recrutement. Sauf naturellement le glossaire d’entreprise, il faut bien vivre avec son temps ! C’est ainsi que naguère, on travaillait dans l’une des Divisions d’un Service. Depuis le début des années 90, sous l’impulsion du pédégé de l’époque et de son directeur des Ressources Humaines (lui même successeur de l’archaïque directeur du Personnel) chacun est désormais affecté à l’une des Unités d’un Département.
Les changements ne se sont toutefois pas limités au seul vocabulaire. Un autre pédégé a tenu à marquer son passage par la mise en place de Centres de résultats et la limitation drastique du nombre des niveaux hiérarchiques, censée libérer les initiatives. Complétant le dispositif, un troisième pédégé s’est empressé d’instaurer dès son arrivée le Contrat individuel d’objectifs – défini lors d’un Entretien annuel d’évaluation – et son inévitable corollaire : la Prime de résultats.
Comme il se doit, aucune de ces mesures n’est sortie du cerveau d’un cadre maison. Par définition, le cadre maison a, au sein de la Natsexy comme ailleurs, toujours la pensée ramollie en matière d’innovation ; le salut ne peut donc venir que de l’extérieur, et plus particulièrement de ces cabinets d’experts qui louent leurs prestations à prix d’or. Lambda pourrait vous le confirmer : l’ensemble de ces mesures, préconisées dans de longs rapports d’audit par des Conseils en Management, a coûté à la boîte des sommes faramineuses immédiatement réinvesties par les consultants dans de superbes mas avec piscine et tennis au cœur du Lubéron. Sans oublier le logo qui, à lui seul, a été payé 43 587 € TTC à une officine de créatifs. Tout ça pour une espèce de tache multicolore, digne de Mirό pour la Direction, et d’un élève de maternelle pour les détracteurs.
Mieux répondre aux attentes de la clientèle
Le modèle proposé n’est pourtant qu’un copié/collé du système imposé par la pensée unique managériale d’inspiration anglo-saxonne à l’ensemble des entreprises cotées du secteur marchand. Le virus a même atteint quelques services publics et commence, dit-on, à se glisser sournoisement dans les couloirs feutrés de certains ministères. Moyennant là-aussi une forte rémunération des consultants dont certains, par le plus grand des hasards, se révèlent être d’anciens hauts fonctionnaires partis pantoufler dans le privé. Tout cela amuse d’autant plus Lambda que ce fameux modèle unique est disponible – il l’a constaté lui-même – au rayon « entreprise » de la FNAC depuis les années 80 dans des bouquins à moins de 30 € pièce ! Mais n’allez surtout pas dire ça à votre patron s’il vient d’engager un processus analogue, il vous prendrait pour un dangereux déviationniste ou, pire encore, pour un trotskyste infiltré cherchant à casser l’image de visionnaire qu’il s’efforce de donner à ses troupes.
Dire que ces réformes n’ont eu aucun effet sur la Natsexy serait d’ailleurs faux : elles ont permis de diviser par deux l’effectif du réseau commercial en sabrant dans le personnel des agences. N’allez pas croire pour autant que ces coupes répondaient à de triviales considérations de productivité, comme cela a pu être suggéré ici et là dans la presse gauchiste. Elles visaient au contraire à « mieux répondre aux attentes de la clientèle » ainsi que l’affirme avec force l’incontournable Charte de Qualité placardée à usage externe devant chaque guichet de la banque, et comme le martèle régulièrement Alpha, le pédégé en exercice, dans son éditorial du canard maison.
Si les choses ont évolué du côté des opérationnels – dans le sens de la modernité clament les managers, dans celui de la régression sociale protestent les syndicalistes –, il est patent que les réformes ont eu infiniment moins d’effet dans les départements fonctionnels. À cela, une kyrielle de raisons. Selon Lambda, deux d’entre elles prédominent : d’une part, l’extraordinaire inertie du corps administratif, et sa remarquable faculté à s’autoalimenter en tâches nouvelles d’une impérieuse nécessité dès qu’une menace se précise ; d’autre part, la résistance, muette mais opiniâtre, des hiérarchies intermédiaires, rayées un jour d’un trait de plume sur l’autel de la modernisation et dès le lendemain renaissantes de leurs cendres, tels des Phénix en lustrines, plus jalouses que jamais de leurs prérogatives et moins que jamais désireuses de scier la branche sur laquelle elles sont assises.
Précisément, la meilleure défense résidant, en management comme en football, dans l’attaque, Gamma, le chef d’Unité de Lambda, craignant une coupe dans ses effectifs – et par conséquent une perte de pouvoir assortie d’une moindre prime annuelle de responsabilité –, vient de demander officiellement l’affectation (totalement injustifiée selon Lambda) de deux personnes supplémentaires pour l’année prochaine. Il sait pertinemment que sa demande sera rejetée lors des arbitrages budgétaires de l’automne. Mais cela n’a strictement aucune importance : cette précaution ne vise qu’à mettre son Unité à l’abri des restrictions annoncées par la lettre de cadrage d’Alpha. Les arbitrages connus, Gamma ira même jusqu’à rédiger (le sourire aux lèvres dans l’intimité de son bureau) une note de protestation indignée à l’attention de Delta, son directeur de Département, pour accréditer le bien-fondé de sa démarche et, le cas échéant, obtenir une prime plus juteuse pour prix de son ralliement aux douloureux impératifs budgétaires imposés par Tau, le directeur du Budget.
Message de la Direction : pile, je gagne ; face, tu perds !
Indifférent à ces péripéties, Lambda est allé, comme tous les mercredis, déjeuner au resto avec ses collègues Epsilon et Sigma à l’issue de la réunion hebdomadaire des cadres de l’Unité. Aujourd’hui leur choix s’est porté sur Les jardins du Mékong, le sino-vietnamien tenu par l’accorte madame Trinh. Le café bu, la patronne leur a offert, comme d’habitude, le traditionnel mei kwai lou dans les mini-bols où des filles à l’opulente poitrine et à la foufounette buissonnante baignent à poil dans l’alcool de riz.
De retour dans son bureau 90 minutes plus tard, Lambda s’asseoit sur sa chaise à roulettes, l’esprit vaguement embrumé par les épices du chef et les vapeurs de saké. Devant lui, d’autres filles, européennes celles-là et très sexy, défilent sur l’écran de veille de son ordinateur en croquignolets sous-vêtements Aubade. Insensible à leurs charmes, Lambda saisit sa souris et ouvre sa messagerie intranet.
Trois nouveaux messages sont arrivés durant le déjeuner. Le premier a été posté par Iota, la secrétaire d’Unité ; elle informe les troupes que les dates des vacances d’été devront être déposées avant le 31 mai afin que les arbitrages soient rendus début juin. Le deuxième message émane de Zêta, le chef du Service technique : conformément à la décision notifiée dans la circulaire ST 09-05 192F, il rappelle que les toilettes seront indisponibles au 7e étage, celui de Lambda et du Département CAC (Communication et Action Commerciale) entre 15 h et 16 h 30 en raison du remplacement des vétustes éjaculateurs saponifères.
Reste le troisième message en provenance de la Direction. Celui-là bénéficie du pictogramme rouge signifiant urgence signalée. Signé par Alpha en personne, il est bref et tranchant comme la lame d’une guillotine : « Compte tenu de la situation économique et des difficultés financières auxquelles est confrontée Natsexy, j’ai décidé de convoquer lundi matin un Comité d’Entreprise extraordinaire pour le consulter sur l’alternative suivante : soit engager un plan social de licenciement pour 10 % de l’effectif cadre, soit obtenir de l’encadrement une baisse (volontaire, conformément à la loi) de 12 % du salaire durant un an. D’ores et déjà, j’ai pris la décision de m’appliquer cette deuxième mesure en réduisant mon propre salaire de 20 %. Des séances d’information syndicale seront organisées dans les différents attachements du groupe demain et après-demain. Je vous invite à y participer pour indiquer votre préférence aux représentants syndicaux. »
Vingt minutes plus tard, un nouveau message, lui aussi marqué du pictogramme rouge, s’affiche sur l’écran. Il émane de Delta, le permanent de l’UICGT : « Notre syndicat tient à rappeler, à toutes fins utiles, qu’Alpha, prompt à montrer l’exemple de la baisse de salaire, s’est octroyé l’année dernière, avec la complicité des administrateurs, une augmentation de… 27 % tandis que le personnel de l’entreprise bénéficiait d’une hausse royale de… 1,25 % !!! Sans compter les 30 000 stock-options que notre généreux pédégé a perçues et qui lui rapporteront lorsqu’il les lèvera, une somme de… 6,7 millions d’euros pour peu qu’à la sortie de la crise l’action retrouve son niveau de décembre 2007 !!! »
Écœuré, Lambda repousse ses dossiers d’un geste d’agacement. Puis, l’œil rivé sur l’écran, il engage en jurant in petto une partie de Tetris. Autant commencer tout de suite à diminuer sa productivité de 12 %...