L’Homme aux mains des sciences biologiques ?
Dans la préface de l'édition du Meilleur des mondes, en 1946 (1), Aldous Huxley critiquait les prévisions contenues dans son livre lors de sa parution en 1932. Au vu de la situation actuelle, 70 ans plus tard, le Meilleur des mondes publié en 1932 semble plus proche des préoccupations d'aujourd'hui que de la préface de 1946.
L'énergie atomique que Aldous Huxley pensait avoir négligée à tort, comme futur moyen de motorisation des transports, fusées, hélicoptères... risque fort de ne pas être utilisé pour cela avant longtemps. Il est vrai que nous ne sommes pas encore au « septième siècle de Notre Ford ». Cette surestimation, en 1946, du nucléaire comme banale source d'énergie est probablement due à la démonstration de puissance de Hiroshima.
Ni en 1932, ni en 1946, Aldous Huxley n'a imaginé l'importance du numérique qui a envahi toutes les activités humaines, changeant l'organisation de la société, de la recherche, de la production, de la commercialisation, des communications... Au point que les robots et l'intelligence artificielle, couplés ou non aux sciences biologiques, font naître le même type d'inquiétude chez les cyberanthropologues (2) que les sciences biologiques chez Huxley..
Il n'est pas plus question de l'épuisement des réserves de matières premières, il y a peu, principale objection à la croissance infinie, ou des conséquences des activités humaines sur le réchauffement climatique qui préoccupe davantage le monde d'aujourd'hui.
C'est le risque de mise en servitude de l'être humain qui intéresse Huxley : « A mesure que diminue la liberté économique et politique, la liberté sexuelle a tendance à s’accroître en compensation. Et le dictateur… fera bien d'encourager cette liberté-là. Conjointement avec la liberté de se livrer aux songes en plein jour sous l'influence des drogues, du cinéma et de la radio, elle contribuera à réconcilier les sujets avec la servitude qui sera leur sort ». Huxley cite la radio et non la télévision, pourtant présente dans le Meilleur des mondes. Peut-être un souvenir du génial Orson Welles qui, avec son émission La Guerre des mondes, en 1938, aurait causé la panique aux États-Unis. Radio, télévision, cela ne change rien à son propos.
Car, pour Aldous Huxley :« Le thème du 'Meilleur des mondes' n'est pas le progrès scientifique en tant que tel ; c'est le progrès de la science en tant qu'il affecte les individus humains. » Autrement dit, les sciences et techniques biologiques qui permettent de manipuler le vivant.
Cette question est-elle d’actualité ?
L'existence d'une Commission Nationale de Santé Publique et de Bioéthique et ses travaux, les lois adoptées ou en discussion ces dernières années sur la Procréation médicalement assistée (PMA), la Gestion pour autrui (GPA), la fin de vie, les soins palliatifs, les prélèvements d'organes... montrent que la période de l'utopie ou de la dystopie (contre-utopie) est dépassée et qu'il s'agit d'une réflexion sur notre présent et notre avenir proche.
Grâce à la science, les hommes, du moins ceux qui profitent de ses bienfaits, bénéficient d'un bien-être inconnu jusque là. Mais, à chaque pas, la querelle renaît entre les anciens et les modernes. Adversaires et partisans du progrès. Peu à peu, le nouveau devient la norme. Les découvertes sont intégrées et le progrès scientifique est accepté par tous, devenu synonyme de bien-être social pour le plus grand nombre.
Cette peur classique de la science a pris un cours nouveau, plus argumenté. Enrichie par la réflexion écologique et la prise conscience de l’impossible croissance infinie dans un monde fini. Même si l'épuisement des réserves, maintes fois annoncé, courbe et pic de Hubert, est toujours repoussé par la découverte de ressources ou de techniques nouvelles. Plus récemment, le changement climatique est venu s’ajouter à l'épuisement des ressources, pour peser sur l'avenir de la l'homme sur la planète.
Tout cela n'empêche pas les multinationales de continuer leurs activités et de préparer leur avenir par des investissements pour prospérer avec le traitement des dégâts qu'elles ont créés et les énergies renouvelables qui remplaceront les énergies extractives en cas d'épuisement ou de rejet. En attendant la prochaine crise qu'elles entraîneront.
S'il y a une prise de conscience généralisée des risques écologiques, elle est bien moindre face au développement des sciences du vivant malgré les alertes (3), les refus de personnalités ou associations sur certains points (4) et les traditionnels partisans des médecines douces ou ceux qui, depuis toujours, s'opposent à tout changement de la société au nom des textes sacrés... Mais il n'y a pas de grand mouvement d’opposition au Meilleur des mondes annoncé.
Pourtant, les progrès des sciences médicales et biologiques posent des questions différentes des questions écologiques et graves. Il ne s'agit plus, simplement, d'épuisement des ressources naturelles ou de conséquences des activités humaines sur la nature, questions que les optimistes peuvent espérer résoudre par de nouveaux progrès. Mais de la manipulation du vivant. De fabriquer et de façonner un homme nouveau, toujours plus conforme aux attentes de chacun et de tous. Que le progrès scientifique favorisera.
Il n'est plus question, seulement, d'améliorer les conditions économiques et sociales pour permettre l'épanouissement des hommes, de tous les hommes. Ni d'imposer, par un eugénisme totalitaire, négatif, l'élimination des hommes inférieurs et la sélection de la race (aryenne, blanche) supposée supérieure à toutes les autres conformément à une idéologie totalitaire.
Mais par la sélection et des modifications génétiques d'arriver à la production et à la reproduction d'êtres humains parfaits avec, à son insu de son plein gré, un consentement populaire comme toujours dans les sociétés démocratiques habilement manipulées par les dominants.
Cette explosion des possibilités des techniques biologiques amène à se poser, de façon pratique aujourd'hui, la question : Qu'est ce que la personne humaine ? Un amas de cellules, d'organes dont l'agencement n'est guère différent d'une machine un peu compliquée. Dont on peut changer les pièces (don d’organes, prothèse artificielle). Augmenter (clonage), standardiser (sélection) la production. Améliorer les performances (manipulations génétiques) ?
Pour l'homme de la rue, pour l'honnête homme, la science a apporté des bienfaits indiscutables à l'humanité. Le recul des maladies endémiques, l'augmentation de l'espérance de vie, la croissance démographique confortent cette opinion. Mais pointe ce que Ivan Illich annonçait : le développement d'un outil entraîne des améliorations pour l'homme mais son développement extrême peut être contre-productif, priver l'être humain de son autonomie, de son savoir-faire, lui dicter ses besoins et, au lieu de le libérer, l'enchaîner au corps social.
De la lutte contre la stérilité...
La stérilité touche un couple sur sept dans le monde : en augmentation du fait de l’utilisation de plus en plus importante de nombreux polluants : pesticides, vernis, perturbateurs endocriniens, hormones... Et aussi de l'âge plus tardif de la première grossesse.
Traditionnellement, la réponse à la stérilité des couples était la résignation ou l'adoption.
L'adoption n'est pas un traitement de la stérilité. Elle permet cependant à des couples de construire une famille. Comme le dit Pagnol : « Hé alors qui c’est le père ? Celui qui donne la vie ou celui qui paie les biberons ? ». L'adoption se fait au double bénéfice des parents et de l'enfant. Et les enfants à adopter ne manquent pas, même si les démarches sont difficiles.
La résignation n'est pas satisfaisante, surtout pour l'homme moderne. Aujourd'hui, il est possible d'avoir son enfant, génétique ou non, grâce à des techniques qui font naître un nouveau besoin : le droit à l'enfant. Sur commande. Avec ou sans lien génétique. Et bientôt, le droit à l'enfant choisi, amélioré, parfait.
Dans ce monde très inégal, parents potentiels et enfants sont nombreux dans la souffrance. Devant ce besoin, cette volonté de créer une famille, d'avoir un enfant, les enfants adoptables ou les enfants à venir n'ont pas la possibilité de s'exprimer.
Longtemps en France, l'accouchement sous X a été admis. Plus récemment, il a été remis en question pour préserver le droit de l'enfant à connaître son origine. Avec le don ou l'achat, anonymes, de gamètes, que devient ce droit ?
En cas de stérilité, deux possibilités, imparfaites, existent. Fascination scientifique ? Fantasme de paternité, de maternité ? D'enfant parfait ? Choix égoïste, intime des futurs parents ? La balance semble pencher vers la procréation, quelle qu'en soit la modalité, avec lien génétique ou non. De plus, les difficultés juridiques et sociales constituent un obstacle qui détourne bien des couples de l'adoption.
Les merveilles conjuguées de l'ingénierie du droit, de la science et du commerce semblent plus mobilisées pour faciliter la procréation que l'adoption.
… à la lutte pour l'enfant...
En France, la Maternité Pour Autrui, Gestation Pour Autrui (GPA), et Procréation Pour Autrui (PPA) est interdite mais la France n'est pas une île totalement séparée du reste du monde. Il n'est pas possible d'interdire la MPA dans les autres pays, ni d'interdire aux Français de s'y rendre !
La France reconnaît, désormais, suite à une décision de la Cour européenne des droits de l'homme, les effets d'une GPA faite à l'étranger et interdit cette technique en France...
Autour de la GPA, de la PPA, existe déjà un marché international : aux États-Unis, environ 25 000 enfants seraient nés par GPA, avec, dans de nombreux États, rémunération de la mère porteuse. En Inde, le seul marché des mères porteuses atteindrait le chiffre d'affaires d'un milliard d'euros ! La première entreprise mondiale du marché exporte des spermatozoïdes dans plus de 70 pays...
Les femmes ont conquis, par la lutte, la libre disposition de leur corps : liberté sexuelle, contraception, avortement. Pourquoi ne peuvent-elles pas disposer de leur ventre, de leur utérus ? Porter des enfants pour une autre femme ? Par altruisme ou avec rémunération ? Alors que hommes et femmes peuvent librement louer leurs bras, leur intelligence...
Mais peut-on s'abstraire, au nom de la liberté des conditions internationales du marché ? En Inde, la mère porteuse (pour des raisons financières), est souvent logée, collectivement, en clinique pendant la grossesse, sa nourriture, ses déplacements surveillés... par les médecins et les clients, obligée parfois de s'occuper et d'allaiter quelque temps le bébé..
Peut-on s’indigner des conditions de travail des ouvrières du textile au Bangladesh et fermer les yeux sur les ateliers de fabrication des enfants en Inde ?
La liberté absolue et les possibilités techniques de la PMA peuvent conduire à des situations étonnantes comme celles récemment annoncées dans la presse.
A 65 ans, une Allemande, mère de treize enfants et sept fois grand-mère, est à nouveau enceinte de quadruplés ! Une Anglaise de 46 ans a accepté d'être la mère porteuse d'un enfant conçu par FIV pour son fils homosexuel de 24 ans. Elle est, à la fois, la mère porteuse et la grand-mère de cet enfant ! Son fils en est biologique et aussi son demi-frère (même mère). Il vient d'être autorisé à adopter cet enfant par un tribunal britannique !!
Dans la volonté de lutter contre les inégalités, certain(e)s féministes en arrivent à nier les différences : « le but final de la révolution féministe doit être, non seulement l'élimination du privilège masculin mais l'abolition de la distinction entre les sexes elle-même ». Pour en arriver là, reste à mettre au point le chaînon manquant entre fivète et couveuse, l'utérus artificiel prévu par Aldous Huxley pour parfaire l'ectogenèse, la reproduction artificielle de l’être humain (3).
En attendant de supprimer la différence physiologique, il est possible d'envisager l'utilisation du marché ! « Libérées de cette horreur qu'est la maternité, les femmes pourraient se consacrer corps et âme à leur carrière en sous-traitant leur grossesse à des femmes dont le métier serait d'enfanter pour les autres » (Marcella Jacub Magazine Libération 12-13/01/13). Féminisme ? Exploitation de classe ?
… pour l'enfant parfait...
En France, le diagnostic prénatal de la trisomie 21, suivi d'un avortement dans 96 % des cas, a pratiquement permis sa disparition. Ailleurs, il permet, toujours par diagnostic prénatal suivi d'un avortement, d'éliminer la naissance de filles non désirées... Premiers pas vers un eugénisme socialement accepté.
Avec la fécondation in vitro et le diagnostic préimplantatoire (DPI), il est permis de sélectionner parmi les embryons le plus performant. L'étape suivante est le séquençage de l'ADN qui permettrait de connaître les caractéristiques génétiques du futur bébé .
Cette élimination des trisomiques est une forme d'eugénisme socialement admise par 96 % des parents confrontés au problème. Demain, d'autres affections pourront être décelées. Pendant la grossesse ou avant implantation de l'embryon. Donnant le choix d(interrompre la grossesse ou d'éliminer l'embryon. En fonction de quels critères choisis par qui ? Acceptables par qui ? Où se situera la limite admise de cet eugénisme ?
Le Conseil d’État avance à pas feutrés : « l'eugénisme peut être désigné comme l'ensemble des méthodes et pratiques visant à améliorer le patrimoine génétique de l'espèce humaine. Il peut être le fruit d'une politique délibérément menée par un État et contraire à la dignité humaine. Il peut aussi être le résultat collectif d'une somme de décisions individuelles convergentes prises par les futurs parents, dans une société où primerait la recherche de 'l'enfant parfait' ou du moins indemne de nombreuses affections ».
Pour le Conseil d’État, seul l'eugénisme d’État, autoritaire, est condamnable comme atteinte à la liberté et à la dignité. Non l'eugénisme consensuel qui pourrait être décidé, démocratiquement, pour empêcher la naissance de telle ou telle catégorie d'enfants.
En dehors de l'Allemagne nazie, stigmatisée pour son eugénisme, surtout pour son eugénisme dictatorial, des pratiques eugénistes ont existé dans des pays démocratiques.
Aux États-Unis, les criminels récidivistes, les violeurs, divers types de malades et parfois les alcooliques et les toxicomanes étaient visés par des lois de stérilisation dans 33 États en 1950, pratiquée dans l'état de Virginie jusqu'en 1972. La Suède avait un programme eugéniste de 1936 à 1976 : près de 63 000 personnes auraient été stérilisées durant cette période.
La Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne adoptée en 2000, interdit les pratiques eugéniques, notamment celles qui ont pour but la sélection des personnes (Art. 3). Mais est-elle respectée ?
Avec la DPI et des possibilités de détection plus étendues (maladies héréditaires, infirmités, caractéristiques physiques, intellectuelles), on pourra tester plusieurs embryons et choisir celui qui seul sera implanté. Le meilleur ? A quel prix ?
Au nom de la liberté, l'eugénisme dit libéral est déjà accepté implicitement par le Conseil d’État. Et par la société française concernant la trisomie 21. Qu'en sera-t-il demain pour d'autres affections, d'autres caractéristiques ? Quelles affections ? Quelles caractéristiques ? Qui en décidera ? Pour le Conseil d’État, « une somme de décisions individuelles convergentes prises par les futurs parents ». Que se passera-t-il pour les parents qui ne voudront pas « converger » et des enfants qui naîtront ?
La mondialisation n'est pas seulement économique et sociale. Elle est aussi scientifique et sociétale. Les débats, la législation ne pourront se limiter à la seule sphère nationale.
Les progrès scientifiques et techniques ouvrent de multiples possibilités qui posent des questions aux valeurs communément admises dans les sociétés démocratiques. Il est évident que la liberté individuelle absolue entre en contradiction, à certains moments, avec d'autres valeurs et que la société devra trouver un compromis, probablement insatisfaisant pour tous.
La loi reconnaît déjà les effets d'une gestation pour autrui pratiquée à l'étranger alors qu'elle est interdite en France. D'autres questions se poseront demain, il sera nécessaire pour y répondre de prévoir une législation nationale mais aussi et, peut-être, surtout des conventions internationales. Sauf à abandonner tout aux forces du marché.
1 - Le Meilleur des mondes de Aldous Huxley - Editions Stock
2 - Faut-il avoir peur de l’intelligence artificielle ? Pierre Haski, Tue89, 11/04/15
3- La Reproduction Artificielle de l'Humain de Alexis Escudero - Le Monde à l'envers 2014. De nombreuses informations de cet article sont tirées de ce livre qui en contient bien d'autres.
4 – GPA : abolissons le trafic des mères Libération 24 mars 2015
NB : Les illustrations sont des photographies de peintures ou affiches murales