Le déclin de l’écrit : une nouvelle communication ?
Les mouvements de la sensibilité, la parole et l’écrit sont les trois moyens de communication que chacun pratique sans le savoir toujours. Tous sont présents depuis que l’homme est l’homme, c’est-à-dire SapiensSapiens. Déjà, les grottes d’il y a 30 000 ans s’ornaient de dessins et de signes qui étaient une forme « d’écrit » objectivé sur un support. Mais, selon les époques, l’une des formes de communication l’emporte sur l’autre. Peut-être sommes-nous, dans cette première décennie du XXIe siècle, en train de voir s’opérer sous nos yeux une mutation de ce type.
Citadins, nous sommes moins sensibles aux signes des êtres et des choses ; mais l’écologie réexplore cette voie. Individualistes plus qu’avant, du fait de la modernité, nous utilisons moins la parole pour convaincre ; mais ce qui est dit reprend de l’importance en politique, tandis que le téléphone mobile multiplie les conversations n’importe quand n’importe où. Hantés par le savoir, nous continuons de pratiquer l’écrit, mais les publications utiles se cantonnent de plus en plus au monde de la recherche universitaire, passant au-dessus du bon peuple qui achète moins de journaux, moins de livres, n’écrit plus de lettres et préfère les images des revues people et les notules des journaux gratuits. Eh bien, il semble que nous mutions.
Il fut un temps où les bêtes parlaient. Ou plutôt qu’hommes et bêtes savaient correspondre directement par leur sensibilité, sans passer par l’obligatoire parole. Les chasseurs lisent les signes, les chamanes sentent les forces de la nature, ceux qui aujourd’hui élèvent des chats, des chiens ou des chevaux comprendront. Les enfants, parce que peu raisonneurs, ont souvent des affinités profondes avec les animaux. Ce que certains qualifient parfois de « sixième sens » est cultivé par les Asiatiques sur la voie des arts martiaux avec un soin jaloux. En nos contrées rationalistes, ce sens pratique est celui des « voyantes » qui cherchent, par une observation aiguë des comportements, attitudes et réactions des clients, à « deviner » quel peut bien être leur « destinée ».
Il fut un temps où la parole devint reine. Le surgissement de cette peitho (force de persuasion) puis du logos (logique raisonnée) chez les Grecs antiques a été fort bien analysée par Jean-Pierre Vernant dans Les origines de la pensée grecque (1962, PUF). La sophia comme la polis naissent de la nouvelle importance accordée à la parole dès l’aube du VIIe siècle (avant). « La parole n’est plus le mot rituel, la formule juste, mais le débat contradictoire, la discussion, l’argumentation. » (chap.4) Divulguer, démocratiser, avancer ensemble des idées nouvelles selon la logique, exposée selon les principes d’une rhétorique visant à convaincre, consacre la puissance de la prise de parole, qu’elle soit politique ou affective. La sagesse prend une objectivité nouvelle en se constituant en "vérité" énoncée, soumise à test permanent de quiconque. Le rationalisme submerge le mystère, donc fait reculer le dogme religieux. La démesure se trouve condamnée, la passion raillée, et le théâtre met en scène la tragédie humaine.
Il faut attendre quelques siècles et plusieurs périodes de reflux pour que l’écrit supplante la parole en puissance relationnelle. Préparé par les Romains d’Orient, révéré par les conquérants arabes, transmis aux clercs chrétiens, l’écrit ne prend son essor que lorsque l’imprimerie surgit. Une religion du Livre ne pouvait qu’encenser le pouvoir de l’imprimé, récit divin, écrit objectivé, diffusé et commenté. Le phénomène fut accentué par la Réforme protestante, qui fit de chaque lecteur l’interlocuteur direct de Dieu, puisant dans Sa Parole sans passer par les clercs interprètes. Révéré de cette façon quasi superstitieuse, l’écrit est devenu l’instrument favori du pouvoir, désormais laïque. Les libelles, les mémoires, les essais, les pièces et les romans ont fait émerger la figure de l’intellectuel, dont l’aura fut favorisée en France par la société de Cour. Qui avait l’heur de plaire au Roy se devait d’être bien lu (bien vu) de tout de monde. Et ce sont les philosophes imprégnés des lumières de la Raison qui préparèrent la Révolution en reléguant l’Ancien Régime au magasin des accessoires. Les grands ténors républicains, puis « progressistes », n’ont fait que se couler dans le moule. Tout aspirant à de hautes fonctions politiques se devait, hier encore, d’avoir « écrit » un livre ; d’autres puisaient dans la « Doctrine » écrite d’un ou deux philosophes ou politiciens du passé.
Depuis quelque temps, je me demande si cette époque, comme les précédentes, n’est pas en train de renouveler le support privilégié de la relation. Une ère privilégiant une autre communication n’est-elle pas en train de supplanter le sacro-saint écrit ? Un signe devrait ne pas tromper : l’école. Cette dernière fonde toujours son enseignement sur l’écrit en principal, comme si la dissertation était le nec plus ultra de l’analyse du monde et des rapports entre les gens. De moins en moins d’élèves, chaque année, choisissent au bac de disserter, préférant le « plus facile » commentaire de texte ou le « simple » résumé. Comme l’école apparaît, singulièrement en France, le conservatoire de ce qui se pratiquait deux générations auparavant (de quoi alimenter à chaque décennie la déploration de la « baisse du niveau »), il est probable que l’écrit soit passé de mode, dans les manières d’agir de la génération montante. Bien qu’étant né plusieurs années après le milieu du XXe siècle, j’ai dû me plier à l’apprentissage obligatoire de l’écriture en pleins et déliés, à la plume d’acier Sergent-Major et à l’encre violette, tout comme les commis aux écritures décrits par Balzac... C’est dire s’il est vain de juger d’aujourd’hui par rapport aux compétences scolaires.
L’ère scripturaire vivrait peut-être ses dernières décennies et, avec elle, l’habitude de penser en bonne logique, cartésienne, positiviste et scientiste, selon les étapes et normes de la rhétorique imposée par l’outil. L’époque qui vient serait plus impressionniste, moins rationaliste à distinguer et à classer, à couper les cheveux en quatre comme les philosophes postrévolutionnaires. L’époque se voudrait plus englobante, on dit « métissée », mais je préfère « plus synthétique », « plus orientale », peut-être en référence aux pensées cycliques et non binaires de la Chine et de l’Inde. La science physique aurait montré la voie avec la relation d’incertitude, la relativité générale et le couple indissociable onde/corpuscule. L’avenir réclamerait alors plus d’images et moins de mots, plus de modèles et moins d’algèbre, plus de symboles et moins d’arguties. Il y aurait plus de clips vidéo et moins de livres : le gros succès du site YouTube chez les ados et les ados-attardés marquerait le début significatif de cette ère.
A quoi cela sert-il en effet de « distinguer pas à pas », si la machine calcule en un temps record ce qui prenait des heures auparavant ? A quoi cela sert-il de croire que « 2 et 2 font 4 », si ce n’est pas toujours vrai ? L’écrit, dès lors, perd non seulement de son prestige mais aussi de son utilité sociale. On lit ce qui est nécessaire, mais on ne se grise plus de mots ni de raisonnements ; on préfère les panneaux indicateurs de perception immédiate, la symbolique imagée qui parle aux affects, le spectacle « total » du cinéma ou du concert « live » ou « rave », les impressions de l’ambiance, voire les « émoticons » des écrans qui nuancent l’écrit par des sourires ou des grimaces symboliques. L’écriture qui subsiste devient utilitaire, se simplifie, syntaxe minimale et orthographe aux orties. On tape comme on cause, on exprime par ellipses et les bouts de phrases s’achèvent parfois en borborygmes. Chaque blogueur fait tous les jours l’expérience de tels « commentaires ».
Les élèves (grandes écoles comprises) lisent moins, selon l’enquête de la revue L’Histoire (n°312, septembre 2006), ils ne s’intéressent pas aux livres. Leur façon de penser ne se trouve plus façonnée par le déroulement des phrases, la logique raisonnée ou l’imagination induite par les seuls mots. La poésie écrite se perd au profit de la chanson ou de l’expressionnisme théâtral. La jeunesse préfère de beaucoup téléphones portables, jeux vidéo, clips, films téléchargeables et chats sur les forums. Le langage comme l’écriture y sont réduits le plus souvent à du bruit ; ce qui compte est d’être « là », et de communier dans le virtuel.
La pensée ne régresse pas, elle passe probablement autant qu’avant entre les êtres : mais moins par les mots, plus par les attitudes, les gestes, les images de soi qu’on donne, les images qu’on reçoit des autres tels qu’ils se donnent à voir. D’où, peut-être la théâtralisation accentuée des mœurs (y compris dans les pays anglosaxons, où on était jusqu’ici plus rétifs à montrer). Elle ne sévit pas qu’à cause du format télé ; l’outil ne contraint rien, il naît d’un besoin. Ce nouveau siècle, qui devrait « être religieux », selon la formule attribuée à Malraux, renoue peut-être avec les premiers temps de la sensibilité ouverte. En tenant compte de l’expérience supplémentaire de toutes les connaissances accumulées par les siècles de parole et d’écrit, et avec tout l’attirail des techniques nouvelles, qui rend tout un chacun ubiquiste, mais en délaissant l’écrit, qui ne serait plus en phase avec la société nouvelle.
On peut regretter d’avoir été (mal) formé pour cette époque qui vient ; il est urgent surtout de ne pas condamner une prétendue décadence de l’expression, sinon de la raison. Chacun ne le sait que trop, la raison dans l’histoire a fait assez de mal pour que l’on accueille avec bonheur la tempérance de son impérialisme en l’homme. Sans juger péremptoirement, il est intéressant d’observer cette mutation, d’attendre pour savoir si la jeunesse massivement télévisée des années 1960, puis "ordinatée" dans les années 1980, et enfin multimédiatisée ces cinq dernières années, parviendra à inventer un mode de communication neuf, moins formel mais plus apte à rendre compte de la complexité du monde et de l’inextricable lien entre les contraires.