Tous solidaires !
Après les minorités visibles, les populations fantômes.
Il y a quelque chose d’incongru dans la thématique récemment promue du « non-recours aux prestations sociales ». Rejetons directement l’hypothèse d’une hypocrisie. L’ineptie ne saurait être hypocrite. Cet acharnement à aller chercher celui qui ne vient pas demander ce à quoi il a droit, que ce soit une prime d’activité, une allocation chômage ou quelque autre aide financée grâce aux amis banquiers de l’État français, est tellement affiché qu’on manquerait une bonne occasion de se questionner quand on pense à d’autres gens qui eux se manifestent pour avoir plus et à qui on ne donne pas. Quelle étrangeté de traquer celui qui « devrait » percevoir et ne demande pas pour lui octroyer des euros pendant que celui qui se lève pour en obtenir plus est ignoré !
Oui, on arrive à un degré de maîtrise dans le « diviser pour mieux régner » qui surpasse les limites du ridicule ! On feint désormais de s’intéresser à ceux qui ne s’intéressent pas à nous pour mieux oublier ceux qui voudraient bien être nos débiteurs. C’est « Carmen » à la CAF. Et Don José s’imagine toréador.
Il s’agit ici d’un dévoiement du mécanisme de dette primitif qui fonde la majorité des relations sociales (en dehors, théoriquement, des relations amoureuses). Si l’institution donne à celui qui ne quémande pas, c’est pour lui imposer de rentrer dans le cycle dont il s’écarte pour des raisons qui lui appartiennent et qui ne sont pas du ressort de la collectivité. Ce n’est pas de même nature que lorsqu’un particulier s’adresse à un autre particulier. L’asymétrie de la relation est camouflée par une communication qui s’affirme comme personnalisée. Lorsque les auteurs des études sur le non-recours aux droits mentionnent la difficulté que certaines personnes peuvent rencontrer dans leurs démarches administratives, ils ne vont pas jusqu’à la dénoncer. Cette obscurité les rémunère. Il ne faut pas stigmatiser les profiteurs.
Il est évident que cette générosité nouvelle est intéressée. Premièrement, que l’État veuille ramener dans son giron des brebis galeuses qui préfèrent se passer de ses services, c’est hautement compréhensible. Le troupeau doit être contrôlé. Deuxièmement, on peut imaginer que la masse de données à exploiter est susceptible d’intéresser les revendeurs de données, tous ces nouveaux dossiers étant informatisables à merci.
Intéressée mais pas que. Elle est également le signal qu’en haut, quelque chose cloche. On sent intensément que l’autorité dont on dispose par la force des institutions vacille. La preuve, c’est qu’on ne va pas chercher à donner à ceux qui demandent. Ceux-ci sont déjà loyaux au système, puisqu’ils se rapprochent pour quêter. Ce sont les autres, ceux qui s’éloignent, ceux qui commencent à se sentir un peu trop dignes ou trop libres, ceux qui ont compris qu’il n’y a rien à attendre d’une caste hors sol, qu’il s’agit d’enrôler, qu’il s’agit de corrompre. Puisque les tenants du système ne connaissent pas d’autre valeur que l’argent, c’est tout ce qu’ils peuvent proposer à ceux qu’ils veulent récupérer dans leurs filets. Et, inévitablement, ils considèrent ceux qui ont recours à leurs services comme aussi corrompus qu’eux. Ce n’est pas une erreur de jugement, c’est un défaut de connaissance.
Si les pauvres ne viennent plus demander assistance, la structure publique s’affaiblit. On va donc leur courir derrière. Quand on leur présente ce bon vieux filet de sécurité, on oublie de préciser qu’il est d’abord tendu pour protéger ceux qui ne paient pas les salaires attendus, ceux qui rabotent les prestations sociales des assurés qui en ont besoin et qui s’inscrivent pour les obtenir, ceux qui se moquent des nécessités que l’argent est censé couvrir. On coure derrière ceux qui ne se bougent pas pour leur dire « regardez tout cet argent que vous laissez filer ! » Par contre, des masses de mécontents peuvent continuer à revendiquer le retour de la retraite à 60 ans ou du remboursement des remèdes homéopathiques, les résultats sont assurés de ne jamais se produire. On fait croire qu’on va donner beaucoup à ceux dont on croit qu’ils ne savent pas à quoi ils ont droit, on donne moins à ceux qui s’affilient volontiers et encore moins à ceux qui jurent de la grandeur du règlement.
Du côté des cotisations, la pêche devient improbable, augmenter les pourcentages de prélèvements ne fait que se lever les honnêtes gens. Les autres se contentent de leurs statuts, ils peuvent brandir leurs SIRET de micro-entrepreneurs en cas de contrôle et continuer à déclarer 0 euro de recette à l’URSSAF. Les quelques aides qu’ils peuvent grappiller, ils les connaissent bien. Pareil pour ceux qui tiennent les grosses boîtes obligées de donner quelques deniers, ils savent les récupérer, quitte à engager un cabinet d’avocats chargé de lire les lois que les députés écrivent pour eux. C’est bien entendu entre les deux, dans ce milieu qu’on cherche à faire disparaître, le milieu du juste, que le drame se produit. On en entend des représentants dans les médias pour donner le change, l’image publique devant à tout prix être préservée, entre deux règlements de comptes ou deux procès Sarkozy.
Avec ce genre de raisonnement bientôt les électeurs fictifs et les victimes imaginaires auront plus de poids dans la vie publique que les assesseurs de bureaux de votes et les authentiques coupables. Ça pourrait représenter un progrès pour l’intelligence artificielle, conçue pour tourner à vide, réduisant les visions et les voix à du mathématisable (= à du virtuel), épaississant toute fantaisie d’une vie rêvée comme une équation stérile (la beauté est que tout fondra). Attention cependant de ne pas arriver à verser un revenu universel, car ce qui est universel est simple, et que ce qui est simple ne rapporte rien. À quoi bon avoir une puissance de calcul infinie si on peut basculer tout le monde, y compris les fraudeurs générant de multiples dossiers, au forfait ? (J’ai bon espoir qu’un revenu universel signifierait la stagnation des prix des biens de première nécessité. Mais ce ne serait pas éthique. Je déclare forfait.)
Ce type d’opération publicitaire, menée avec le gage d’universitaires français et européens, d’établissements publics et de ministères, confirme le caractère non démocratique du régime en place. Parler ainsi au nom de ceux qui gardent le silence n’est qu’une diversion de plus pour écarter ceux qui désirent participer et donnent de la voix pour se faire entendre. On est totalitaire ou on ne l’est pas.