vendredi 23 juin 2006 - par Argoul

Fred Vargas et la France éternelle

Fred_vargas_dans_les_bois_ternels Revoici Adamsberg, commissaire à l’intuition, petit brun râblé et Béarnais, le héros vargassien. Anarchique en diable, il laisse décanter, « pelleteur de nuages », prenant systématiquement des chemins de traverse, lâchant la bride à l’instinct, attentif à la lourdeur des choses et à toutes ses sensations que la modernité atrophie. Le toucher, l’odorat, l’affectif, l’irrationnel sont réhabilités dans le rom’pol écrit par une archéologue médiéviste. Contre la raison « sans âme » qui règne dans le contemporain. Car c’est la raison qui est la folie, diabolisée comme au Moyen Age, la raison-orgueil-de-l’homme, inspirée par le Diable tentateur et instrument de sa chute. A l’inverse, « ce saugrenu de chacun des êtres, leur éclat individuel, leurs originalités aux effets incalculables, tu ne t’en es jamais soucié ? », dit Adamsberg à l’assassin. La raison qui séduit, obsédée par le résultat dans l’ordre voulu, apparaît incapable de se couler dans l’humaine réalité.

Fred Vargas, dont j’ai décrit l’itinéraire, aime les êtres taiseux qui soupèsent et ne parlent que par aphorismes, dépositaires autoproclamés de la sagesse des nations, au parler définitif, réunis en bandes d’hommes autour de l’alcool. Le chapitre VIII décrivant la rencontre d’Adamsberg avec les Normands d’Harnoncourt est à ce titre éclairant, un morceau d’anthologie sur cette France à la José Bové. Les paysans, bien français, viennent tous de « quelque part », d’une vallée précise, d’une région typée et font bloc sur leurs terres. Contre l’industrie et contre le grand large, contre la raison "de Paris". Ce serait cela « la France profonde », et cette systématique n’est pas sans susciter quelque agacement, jusque vers le milieu du livre. Il y a de la nostalgie d’Ancien Régime dans tout cela, un regret de l’ordre social fixé par Dieu et du "chacun sa place", un relent médiéval d’éternité et de merveilleux contre la technique, le savoir scientifique et la raison des Lumières. Ce conservatisme de ton est tout à fait en phase avec le repli sur soi des Français d’aujourd’hui, une pesanteur des siècles dans laquelle on se réfugie comme hier au donjon, se disant que la bourrasque va passer.

« La terre ne ment pas », ce pourrait être pétainiste ? Si ce n’était archéologique. Fred Vargas est immergée dans sa génération et dans son époque. Les années 1970 ont réhabilité le « spontané », les sens, l’imagination. Si cette dernière n’a guère pu parvenir « au pouvoir », les moeurs ont considérablement décoincé l’être. L’exercice de la fouille archéologique, comme toute discipline qui met en jeu le physique, a quelque chose d’une ascèse zen. Le personnage du jeune Matthias, vigoureux et en permanence quasi nu, détecte avec sa peau, raisonne avec ses doigts, observe de ses yeux neufs la terre pour lui faire dire tout ce qu’elle sait. Adamsberg lui-même hume les odeurs, reconnaissant ici ou là l’élixir de relaxation d’une infirmière tueuse, endort son bébé au toucher, d’une main sur la tête, tout comme je le faisais avec le Gamin. La sensation est la dimension oubliée de l’existence contemporaine qui enferme les êtres dans les vêtements, la morale et l’exercice dogmatique de la raison. L’homme est entier, l’archéologue se doit de l’être et le commissaire de police, qu’est-il sinon un archéologue des assassinats ? Ce pourquoi il monte un mur « sans fil à plomb » et « torse nu », joue avec les règles pour mettre un suspect sur écoutes et se fie aux intuitions plus qu’aux faits rapportés, trop souvent déformés par les préjugés et par ce que « le raisonnable » cherche à trouver à tout prix. Fred Vargas fait attention à chaque être comme elle fait attention à chaque indice sur la fouille. Elle respecte le réel sans lui imposer un ordre préétabli, elle « laisse être les choses », comme Heidegger le préconise, étant en cela dans le meilleur de la Génération 68. Elle a l’art de saisir les tics de comportement comme ce « on » impersonnel des médecins et infirmières d’hôpital ou ces « faut voir » paysans.Fred_vargas_photo_2005

Cette référence constante à l’archéologie et aux chantiers est l’une des originalités de Fred. La fouille qu’effectue Matthias sur un foyer dans l’Essonne « datant de 12 000 ans » est un clin doeil aux stages d’archéologie préhistorique que tout étudiant doit effectuer durant son cursus. Il s’agit d’un vrai chantier, celui d’Etiolles fouillé dès 1972 par Yvette Taborin, et où j’ai rencontré l’auteur. Tout comme « le divisionnaire Brézillon » est un nom réel, repris en hommage au directeur des Antiquités préhistoriques d’Ile-de-France à l’époque, décédé depuis. Actif et organisateur, il aimait que tout aille vite.

L’enquête devient une forme de quête où il s’agit, comme pour le saint Graal, de résoudre des énigmes. Et elles s’enchaînent dans ce roman policier atypique en traces, indices, vieux grimoires, reliques, étrangetés biologiques, vers raciniens ou histoires de gosses. Le savoir oublié ressurgit toujours. Savez-vous ce qu’est « le vif d’une pucelle » ? Ou « les bois éternels » ? Combien de kilomètres un chat peut faire pour retrouver sa maîtresse aimée ? Que l’on peut économiser son énergie pour résister bien plus que « la science » ne le croit ? Que l’os pénien n’est pas toujours une blague de carabin ? Que le coeur de cerf est fait autrement qu’on le croit ? Que « le temps de jeunesse » est un âge bien défini ? Bien sûr, il faut que, comme lors d’une fouille, les pièces du puzzle se mettent progressivement en place. Ceci fait que le roman peine à démarrer et qu’à la moitié, et encore le lecteur demeure-t-il dans les brumes. Mais les fausses pistes ne manquent pas, les rapprochements se font et le bouquet final est digne d’Agatha Christie !

Fred Vargas, Dans les bois éternels, éd. Viviane Hamy, 2006



13 réactions


  • Adolphos (---.---.59.170) 23 juin 2006 12:33

    « Il y a de la nostalgie d’Ancien Régime dans tout cela, un regret de l’ordre social fixé par Dieu et du »chacun sa place« , un relent médiéval d ?éternité et de merveilleux contre la technique, le savoir scientifique et la raison des Lumières. »

    Arf ! Je vous signale à tout hasard que les iluminés sont un mouvement d’Ancien Régime, d’autant plus qu’ils ne font que simplifier les acquis du XVIIéme siécle. Par ailleur leur « Raison », étant donné qu’ils ne sont d’accord sur rien, c’est du pipo.


    • (---.---.252.222) 23 juin 2006 14:00

      Bravo tu as lu les 2 premiers chapitres de l’article !! D’ou ton commentaire des plus intéressant !


    • Marsupilami (---.---.50.207) 23 juin 2006 16:51

      Ouaf !

      Si Adolphos n’existait pas, il faudrait l’inventer. Ses commantaires sont si outrageusement marqués du sceau de la plus extrême connerie qu’ils me font souvent rire. Merci Adolphos ! Surtout ne change rien !

      Houba houba !


  • Toto (---.---.48.69) 24 juin 2006 15:06

    Vargas ? La gauchiste qui défend le criminel psychopate et terroriste Cesare Battisti malgré ses crimes odieux. Peut mieux faire...


    • Martin (---.---.48.69) 24 juin 2006 15:10

      Oui Toto, Vargas n’est pas claire. Comment cette intello brillante peut-elle se fourvoyer à ce point en défendant ce monstre de Batisti, immonde criminel et terroriste à la gachette facile qui a ruiné la vie de victimes innocentes. Lamentable !


    • Roro (---.---.48.69) 24 juin 2006 15:12

      C’est clair. Les positions de Vargas au sujet du criminel Batisti ne vallent pas cher.


    • Marie Pierre (---.---.1.219) 24 juin 2006 15:30

      Je ne pense pas que Fred Vargas (et d’autres d’ailleurs) ait défendu Battisti en tant que « criminel ». Elle a défendu le principe de la parole donnée : Battisti et tous les réfugiés italiens ne seraient pas extradés, rejugés, à la demande d’un Berlusconi.


  • Fred Vargas (---.---.72.116) 24 juin 2006 15:16

    Mais vous êtes devenus fous, à Agoravox ???? Que vous vous soyez ennuyés avec mon roman, je le comprends parfaitement : je ne suis carrément pas douée pour mener des actions trépidantes focalisées sur l’intrigue et, le temps que les personnages errent et bavardent, il est bien possible que le lecteur s’embourbe... Mais que vous me décriviez comme « nostalgique de l’Ancien Régime », de « l’ordre social fixé par Dieu », des bonnes vieilles valeurs réacs de la France profonde, c’est de la démence interprétative !!! Enfin, vous êtes tombés sur la tête ou quoi ??!!?? Si je décris un meurtrier, ai-je pour autant de la complaisance pour les tueurs ?? Si je décris des paysans, cela signifie-t-il automatiquement que je défende les archaïques réflexes terriens ? Si je décris les superstitieux, est-ce un manifeste en faveur de la superstition ? Danglard n’est-il pas, à l’opposé du flic Adamsberg, un vigilant défenseur des Lumières et de la Raison ? Ne voyez-vous pas -au-delà de la rigolade, au-delà du fait que je ne me prends jamais au sérieux- que je n’ai de cesse au contraire de bouleverser les ordres établis, de défendre les faibles contre les Puissants ? Et enfin, vous me suspectez de tendance « pétainiste » ! Ce qui est pour le coup carrément insultant, et n’a surtout ni queue ni tête ! Puisque vous dites connaître mon « itinéraire », ne percevez-vous pas, dans mon combat pour Cesare Battisti, toute une lutte contre l’injuste cruauté des hiérarchies d’Ancien Régime, des consensus collectifs, des privilèges établis ? Je n’ai de cesse, dans cette rude bagarre de Pieds Nickelés contre le Pouvoir, de dénoncer l’obscurantisme des accusateurs, les compromissions échine basse, le bûcher médiéval dressé dans l’acceptation « taiseuse » collective, au mépris de tous les droits des Lumières durement conquis. Le vieil ordre médiéval du « chacun à sa place et bouclez-la » n’est pas pour moi, et je m’efforce de le bousculer à la mesure de mes petits moyens. Et quand je bosse des mois pour mettre au point un dispositif prophylactique anti-grippe aviaire pour tous, parce que le gouvernement n’y songeait pas, est-ce attitude scientifique prospective de chercheur, ou bien passivité de vieille réac confite dans l’adoration du temps passé ? Dites ? Honnêtement ? Allons, j’arrête là ma défense, car je sais mieux me battre pour les autres que pour moi-même... Mais tout de même, vous avez momentanément perdu l’esprit, chers agoravoxeurs, et vous êtes trompés de cible ! Allez, sans rancune aucune et bien à vous, Fred Vargas


    • machinchose (---.---.129.40) 25 juin 2006 01:39

      ce qui fait l’interet d’agoravox c’est précisemment que c’est ouvert à tous les vents du monde. Les interpretations les plus folles circulent. Le comité de rédaction corrige dans la mesure du possible les écarts les plus flagrants et pour le reste ce sont les commentaires qui consolide ou défont l’article.

      Quelqu’un d’autre aurait pu écrire autre chose et l’a peut être fait ou le fera peut être.

      Sinon l’emploie du mot « réac » dans sa définition la plus commune risque de ne pas être du goût d’Argoul qui a recemment découvert qu’il sait les choses (d’une façon générale et absolue) et qu’il convenait de nous éclairer sur le sujet...


    • argoul (---.---.18.97) 27 juin 2006 14:24

      Tiens, Fred, tu existes donc toujours dans la réalité vraie ? Ne perd pas le sens de l’humour qui était le tien lors de nos stages de fouilles... Mais surtout, comme chercheuse émérite, LIS BIEN TOUT avant de réagir. Je sais, les commentaires de commentaires dérivent et dérapent, on en perd le texte de vue, ce n’est pas une « raison ».

      N’est-il pas écrit bel et bien : « « La terre ne ment pas », ce pourrait être pétainiste - si ce n’était archéologique. Fred Vargas est immergée dans sa génération et dans son époque. Les années 1970 ont réhabilité le « spontané », les sens, l’imagination » ?

      Ce « pourrait être » n’est pas équivalent à « c’est », ou alors parler ne veut plus rien dire !

      Oui, il y a un repli sur soi, sur le passé, la « mémoire », la « vie à la terre » fantasmée, sur le merveilleux médiéval, qui court dans la société française. Nous n’avons pas à être « pour » ou « contre », c’est un fait. Et que l’auteur d’un roman en fasse état, rien que de plus normal. Il n’y a aucune attaque personnelle à le dire.

      D’autant que cette atmosphère est (hypothèse d’Argoul) prise autrement par l’auteur : comme archéologue et médiéviste - pas comme militante politique. « Réhabiliter le spontané », est-ce une « insulte » ?

      Il faudrait voir à ne pas réagir n’importe comment sur du n’importe quoi fantasmé.


  • jessejames (---.---.102.146) 24 juin 2006 23:16

    Merci, Fred Vargas, d’avoir rappelé à quelques hurluberlus qui vous êtes et quelles ont été vos prises de position. Mais retournons à la littérature. Je n’ai pas encore lu « Dans les bois éternels », mais l’évocation des fouilles archéologiques dans l’Essonne,années 70, a éveillé ma curiosité, ma nostalgie aussi, car j’ai passé plusieurs étés ces années-là sur un chantier gallo-romain, où nous avons eu le privilège d’être hantés par une jeune fille anglaise, décédée dans un village voisin en 1856. Et j’ai croisé le regretté Brézillon aussi. Pour le reste, un auteur court toujours le risque de se voir imputer les idées ou même les actes de ses personnages par des lecteurs plus ou moins éclairés. Le risque est encore plus grand lorsqu’on se coule dans l’esprit d’un personnage d’une toute autre époque. Auteur d’un polar historique (« Le Sioux des Grands Boulevards ») qui se déroule en 1904, je m’attends à ce que certains de mes lecteurs m’attribuent des sympathies pour les massacreurs d’Indiens car mon détective est un survivant de Little Big Horn : comme il a également fait le coup de feu pendant la Commune, je suppose que cela me fera rentrer en grâce pour certains, et en agacera d’autres.On oublie d’ailleurs que l’époque était complexe : il y eut des communards qui ont tourné antisémites hystériques, tandis que des versaillais fusilleurs ont pu muer en dreyfusards convaincus !


  • Leif (---.---.170.141) 1er juillet 2006 12:08

    Oui Vargas elle fait France profonde comme Hamsun chz nous en Norvege. Les explication de l’article sont intéressantes parce que j’avais pas lu comme ça. La terre vu par l’archeologue c’est différent du paysan. Sensibilité, imagination en plus de la raison francaise ça colle. Les commentaires agoravox ils foncent sur le premier mot mais c’est plus que ça ! Un bon bouqin non ?


  • Fugace (---.---.186.125) 1er juillet 2006 12:41

    A Marsupilami,

    Je lis ce commentaire : Si Adolphos n’existait pas, il faudrait l’inventer. Ses commantaires sont si outrageusement marqués du sceau de la plus extrême connerie qu’ils me font souvent rire. Merci Adolphos ! Surtout ne change rien !

    Comme j’aimerais rire moi aussi, pourriez-vous développer ? Parce qu’accuser, dans le vide le plus absolu, quelqu’un de connerie est à la portée du premier connard venu. Ce que vous êtes pour moi, jusqu’à preuve du contraire.

    P.S. Tant que des commentaires comme le vôtre auront droit de cité, Internet en restera au stade de l’infantilisme vagissant. Et ce n’est pas demain la veille que ça changera. Merde au web !


Réagir