Gérard Granel : pourquoi traduire et publier la Crisis ?
Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale - Le blog de Robin Guilloux
Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (abrégé Krisis dans la suite du texte et les notes), Paris, Gallimard, 1976, traduction française et présentation par Gérard Granel.
Gérard Granel (né en 1930 à Paris - mort le 10 novembre 2000) était un philosophe français influencé à la fois par Marx et par Heidegger. Professeur d'université, auteur d'ouvrages de philosophie, traducteur (notamment de Wittgenstein, Gramsci et Heidegger), il fut également éditeur de livres philosophiques à partir de 1980.
Dans la préface à sa traduction de l'allemand de La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (Die Krisis des Europaischen Wissenschaften und die Transzendentale Phaenomenologie) d'Edmund Husserl aux Editions Gallimard (1976), Gérard Granel s'interroge sur le double intérêt de son travail de traducteur et de la publication de sa traduction : "Livre complètement désuet. Ancienne scène d'un ancien théâtre. Ce qu'il faut alors justifier - ou plutôt expliquer - est exactement l'inverse de ce qu'on pourrait attendre, et c'est : pourquoi le traduire, pourquoi le publier ?"
Il est entendu par une sorte de pacte tacite entre Husserl et le lecteur que la crise des sciences européennes est le symptôme d'une crise plus profonde et que la phénoménologie transcendantale en est le remède, mais cette crise historique n'est jamais analysée en elle-même, mais uniquement sa "superstructure" prétendue : la crise des sciences, en supposant que l'analyse du symptôme suffira à guérir la maladie, illusion typique de l'idéalisme.
Gérard Granel souligne le décalage "surréaliste" entre cette analyse et le contexte de son élaboration : montée du nazisme et du totalitarisme, Mussolini au pouvoir en Italie, Franco en Espagne, antisémitisme virulent, etc., contexte auquel Husserl ne fait jamais allusion.
Alors pourquoi traduire et publier ce livre que Granel qualifie lui-même de "désuet" ? Justement pour mettre en évidence la faillite d'une certaine manière de penser, qui va de pair avec la lâcheté des démocraties occidentales au moment de Munich et de la guerre d'Espagne, pensée dont l'une des sources, selon Granel, est l'attachement à la notion rousseauiste ambiguë de "volonté générale", incapable de s'opposer au pire, faute de reconnaître sa propre responsabilité dans ce qui est en train de se produire et dans le devenir historial de l'Europe et du monde : la prise en main de l'individu par l'appareil d'Etat et sa dissolution totale au nom de la gravité d'un "péril" qu'il a lui-même suscité.
Granel ne voit pas que Heidegger, même s'il est plus "profond", n'est pas plus lucide que Husserl et il reste à espérer que parmi les grosses bêtises (Dummheiten) de Heidegger, Granel ait tout ignoré (on en apprend tous les jours) de sa participation à la commission d'élaboration du Droit aryen qui a préparé les lois de Nuremberg, la conférence de Wansee et la "solution finale" aux côtés de Karl Schmitt et de Hans Franck.
... Et peut-être aussi pour souligner l'impuissance de l'idéalisme, aujourd'hui comme hier et nous amener à y réfléchir, à un moment où la "crise", comme les Aliens, est en train de faire retour et où le Capital tente par tous les moyens à sa disposition et Dieu ou le diable savent s'ils sont puissants : publicité, propagande, sondages d'opinion, mise aux commandes d'hommes providentiels, centrisme prétendument "modéré", mots d'ordre creux comme la "moralisation de la finance" et toute la vieille niaiserie qui en attrape encore quelques uns à sa glue, en vue de l'acceptation de la nécessité (entre autre) de bloquer les salaires et de diminuer les petites retraites "pour le bien du pays", en vue d'anesthésier ce qu'il peut rester d'esprit critique et de capacité de résistance au marché mondialisé, au fétichisme de la marchandise, à la confusion entre valeur d'usage et valeur d'échange, au divorce du capital et du travail, à la toute-puissance de la finance, à l'endettement exponentiel de l'Etat auprès des banques privées, à la confiscation de la démocratie par les technocrates de l'Union européenne.
Extrait de la préface de Gérard Granel :
"Mais s'il n'y pas de problème important qui subsiste quant au corpus de la Krisis, écrasante apparaît en revanche la tâche d'une "préface", dès lors qu'elle consiste à conduire vers une lecture - vers des lectures - d'une oeuvre d'autant plus intimidante qu'elle constitue le "dernier mot" d'un Husserl déjà malade, et bientôt mort, dans une Europe encore plus malade et à la veille des convulsions de la seconde Guerre mondiale.
Une des voies de lecture consisterait à suivre dans la Krisis le développement, en partie nouveau, en partie répétitif, des thèmes déjà esquissés dans les œuvres antérieures - principalement dans la Philosophie première - qu'il s'agisse du détail de la reconstitution téléologique de l'histoire de la philosophie occidentale (on pourrait noter par exemple la place grandissante prise par Galilée dans la partie moderne de cette histoire, dont il forme à lui seul le porche, relever également la constance de Husserl dans l'importance accordée aux empiristes anglais, etc.), qu'il s'agisse de l'ontologie de la Lebenswelt (et sonder alors comment, décidément, la pensée de Heidegger, qui hante douloureusement les dernières années de Husserl, lui échappe complètement) ou du retour - encore et toujours - sur les rapports de la phénoménologie avec la psychologie. Tous ces chemins sont à suivre, mais il n'est pas besoin qu'on le fasse ici à la place des lecteurs. Il n'est pas nécessaire non plus que soit redite, à propos de la Krisis, une thèse qui place dans la phénoménologie de la perception le lieu où la phénoménologie se trouve à découvert et joue son destin (ou plutôt, où son destin la joue et la déjoue).
Ce qui seulement est nécessaire, croyons-nous, est de se laisser aller à suivre ce qui rend, comme on dit, "rêveur" dans le projet de la Krisis et dans ses dates, ou plus exactement dans le rapport du projet et des dates. 1935-1936 : le nazisme est au pouvoir en Allemagne depuis plus de deux ans, l'antisémitisme fait rage, Mussolini domine l'Italie depuis dix ans et invente un type de société et un mode de pouvoir auxquels aucune analyse (y compris marxiste) ne comprend rien, Franco s'apprête à soumettre l'Espagne, les démocraties libérales s'effritent dans l'atermoiement en attendant de s'effondrer dans la lâcheté. De son côté, le socialisme est devenu stalinisme, sans que l'on sache (on ne le sait pas encore aujourd'hui) comment, dans ce glissement, il ne fait que suivre l'étrange, l'horrible mouvement de terrain qui emporte l'Europe, ou, comme dira Husserl, "l'humanité européenne". Car si la "Crise" est quelque part, elle est là : dans l'innommé/innommable d'une sorte de basculement d'un monde, qui se prenait pour le Monde (et qui, en un sens, l'était en effet).
Pour comprendre ce que nous nous efforçons ici d'indiquer, et qui est d'autant plus effrayant qu'il est justement aujourd'hui encore largement insoupçonné, il faut concevoir que le rétablissement de ce "même" Monde par la victoire finale précisément des "démocraties libérales" (alliées au stalinisme) en 1945, n'est qu'une mince apparence, un paravent de papier. Le rétablissement de l'idéologie politique bourgeoise - celle de la volonté générale, de la loi "au-dessus des hommes", dont Rousseau (pourtant le fondateur) désespérait déjà comme de la "quadrature du cercle", bref le second cours de la Liberté-libérale, peut en apparence passer pour être la victoire historique de ces grands Humanistes, qui, comme Cassirer et comme Husserl, tentaient d'opposer, dans les années 30, à la montée de la "barbarie" fasciste diverses formes de "rajeunissement" de la philosophie rationaliste moderne. Car tel est le projet, explicite dans la Krisis : réveiller (et accomplir une fois pour toutes) sous la forme de la philosophie transcendantale phénoménologique absolue cette immanence de la raison dans l'homme, qui définit son humanité. Mais l'avertissement de Hegel sonne ici comme un glas : "Pour dire encore un mot sur la prétention d'enseigner comment doit être le monde, nous remarquons qu'en tout cas, la philosophie vient toujours trop tard. En tant que pensée du monde, elle apparaît seulement lorsque la réalité a accompli et terminé son processus de formation (...) Lorsque la philosophie peint sa grisaille dans la grisaille, une manifestation de la vie achève de vieillir. On ne peut pas la rajeunir avec du gris sur du gris, mais seulement la connaître."(Principes de la Philosophie du Droit, Préface)
Livre complètement désuet, donc. Ancienne scène d'un ancien théâtre. Ce qu'il faut alors justifier - ou plutôt expliquer - est exactement l'inverse de ce qu'on pourrait attendre, et c'est : pourquoi le traduire, pourquoi le publier ?"