La Régence d’Alger, redoutable nid de pirates barbaresques et important marché aux esclaves, a été décrite tout au long de son existence par plusieurs Européens, esclaves ou diplomates. On citera parmi eux Diego de Haedo (esclave vers 1580), Emanuel d’Aranda (esclave en 1640 et 1641), le Chevalier d’Arvieux (diplomate en poste en Alger en 1673 ; conseiller de Molière pour le Bourgeois Gentilhomme) et Jacques-Philippe Laugier de Tassy (diplomate en poste en Alger en 1718).
La Régence d’Alger, capitale du corso barbaresque sème la terreur sur les mers du XVI ème au XIX ème siècles. C’est une vassale très remuante de l’Empire ottoman, un nid de pirates, un marché d’esclaves, principalement blancs, et une ville ingouvernable habitée par une population très hiérarchisée se décomposant comme suit :
Les Turcs, arrogants et brutaux, sont recrutés parmi les pires brigands de Turquie et tiennent le haut du pavé à Alger ; ils sont en général célibataires, à la fois parce que Constantinople décourage leur mariage et parce que les femmes turques refusent de venir en Alger ; leurs amours se déroulent soit avec des esclaves chrétiennes, soit entre hommes ; s’ils viennent à épouser des femmes musulmanes indigènes, leurs enfants, les Kouloughlis, conservent un statut inférieur ; dans le contexte d’Alger, les Turcs sont bien entendu libres, mais on les appelle quand même des Janissaires ; ce sont les vrais maîtres d’Alger, puisqu’à toutes les époques le principal souci du Régent, qu’il soit Pacha, Agha ou Bey, sera d’assurer leur solde ; cependant, et paradoxalement, à partir de la période dite des Aghas (1659-1671) , Alger se veut indépendante de Constantinople ;
Les "Maures", "naturels du pays" selon d’Arvieux, n’ont aucune part dans le gouvernement ; probablement faudrait-il distinguer ici entre Arabes et Berbères, mais les auteurs d’autrefois ne le font pas, et l’on se gardera d’avancer sans sources sur ce terrain ;
Les Juifs autochtones occupent le bas de l’échelle sociale et sont soumis à des mesures vexatoires (habits noirs, quartier réservé) ; les juifs étrangers se livrant au commerce international, appelés "juifs chrétiens", ne sont pas soumis à ces mesures ; ils s’habillent à l’européenne, vivent où ils veulent, font juger leurs litiges par le Consul de France et sont les maîtres du commerce international ; les prises des raïs sont vendues dans toute l’Europe par l’intermédiaire de leurs cousins de Livourne (port franc près de Pise en Italie, capitale du recel et de l’argent noir pour les pirates des deux bords) ; certains juifs ont été expulsés d’Espagne à l’occasion de la Reconquista, et partagent le désir de vengeance des Morisques ;
Les Morisques gardent le souvenir du temps d’avant la Reconquista, quand ils habitaient l’Espagne ; ils sont particulièrement haineux envers les chrétiens, particulièrement avides de vengeance, et capables de l’exercer puisqu’il connaissent les côtes d’Espagne et peuvent indiquer où opérer des razzias ; leur processus d’expulsion de l’Espagne s’étend sur deux siècles et la haine se capitalise en boucle : plus ceux restés en Espagne (ou récemment immigrés en Alger) servent d’indicateurs pour les razzias, plus les expulsions se multiplient par représailles (ou par simple mesure de sécurité), plus la haine envers l’Espagne augmente, plus elle incite les Morisques des deux rives à aider aux razzias (ici, la boucle est bouclée et l’on repart : les razzias entraînent de nouvelles expulsions).
Les Européens constituent une part considérable de la population d’Alger, soit comme esclaves, soit comme renégats ("Turcs de profession") ; ces derniers, paradoxalement, constituent (plus au début qu’à la fin tout de même) une grande part de la piraterie algéroise (voir les biographies de
Hassan Veneziano ,
Simon Dansa,
Ali Bitchnin ) ; il s’agit souvent d’esclaves qui ont réussi à sortir de leur condition, mais aussi, plus souvent qu’on pourrait croire, d’immigrés volontaires ; pour un gredin doué pour la navigation, Alger est pleine de promesses ; l’Européen qui se convertit à l’Islam est considéré comme Turc, ce qui lui donne le statut le plus élevé possible dans la Régence d’Alger ; aucun poste ne lui est fermé, pas même celui de Régent ; à ces stratégies individuelles, on ajoutera des phénomènes politiques ayant entraîné des immigrations par vagues en provenance de certaines origines à certaines époques (Corses préférant être musulmans que Gênois ;
Anglais et Hollandais à l’époque où Alger était le meilleur point de départ possible pour attaquer les galions espagnols ; anciens
Chiens de Mer d’Elisabeth première d’Angleterre) ; la composante européenne de la ville n’est en rien marginale ou passagère ; l’Islam n’est pas particulièrement un obstacle, au moins pour les immigrés des bords de la Méditerrannée ; des caractéristiques telles que l’esclavage ou la polygamie ne sont pas répulsives pour tout le monde (tout dépend si l’on s’identifie au prédateur ou à la victime) ; le capitan renégat, qui risque gros s’il est jugé en Europe, a vocation à rester à Alger, contrairement au janissaire turc venu pour faire fortune rapidement (s’il le peut) et repartir ; les Européens sont partout, y compris au coeur de la structure familiale algéroise, à condition de ne pas oublier de voir les femmes (ni leurs amants) : le janissaire dissuadé d’épouser une musulmane du pays fait souche avec une esclave chrétienne ; l’esclave domestique chrétien, supposé invisible, rencontre librement les femmes des familles musulmanes les plus fermées à leurs voisins, et fait plus d’une fois souche sous le nom de son maître ;
L’ensemble compose une population des plus étranges, dont une majorité a vocation à mourir rapidement (esclaves de rame, femmes répudiées jetées à la rue, fillettes accouchant à 11 ou 12 ans), à vivre en célibataires (esclaves, janissaires), à séjourner provisoirement (pachas triennaux, esclaves de rachat), ou à ne faire souche que dans des conditions irrégulières (esclaves domestiques, janissaires dissuadés de se marier sur place). L’homosexualité est à peu près institutionnalisée et pratiquée bien au-delà de la minorité de personnes qu’elle attire naturellement. Mais, à Alger, les femmes sont absentes ou enfermées, les janissaires sont souvent célibataires, et les esclaves, que leurs maîtres oublient souvent de nourrir, cherchent des ressources où ils peuvent. Ces circonstances créent à la fois une offre et une demande de prostitution masculine.
A ces données démographiques déjà peu favorales à la reproduction, on ajoutera les pestes récurrentes ; et pourtant, la population de la ville se maintient, largement du fait de l’immigration volontaire ou forcée ; Alger conserve son pouvoir de nuisance.
La
lingua franca (celle du Mamamouchi de Molière) est très répandue, peut-être autant que l’arabe dialectal et que le berbère, y compris au sein des familles lorsque la femme est une esclave ; il s’agit d’un mélange de provençal, d’italien, d’espagnol et d’arabe (à ne pas confondre toutefois avec le
pataouète du début du XX ème siècle).
Les principales forces politiques d’Alger sont la Milice des Janissaires et la Taiffa (corporation) des "raïs" (capitaines pirates), toujours en rivalité l’une avec l’autre. Le Régent d’Alger, plus ou moins inféodé à Constantinople selon les moments, navigue entre l’une et l’autre en cherchant d’abord à rester en vie, et ensuite à s’emparer de tout l’argent qui passe à sa portée.
Tous ceux qui arrivent en Alger volontairement, qu’il s’agisse du Régent, de janissaires ou de renégats européens, sont attirés par les possibilités d’enrichissement rapide qu’offre la ville. Sous le vernis des différences de classe sociale ou de religion, tous sont des aventuriers.
La ville, sous perpétuelle menace d’une attaque européenne, est enfermée dans ses remparts, et l’entassement y est évident. A peu de distance, les familles riches ont des maisons de campagne où elles peuvent prendre l’air.
L’arrière-pays est mal connu et redouté, tant par les esclaves (un enlèvement secondaire par une tribu l’enverrait dans l’Afrique profonde, et mettrait un terme définitif à tout espoir de rachat ou d’évasion) que par les Algérois ; en particulier, la tribu kabyle dite "Royaume de Kouko" est relativement puissante et toujours remuante.
Ali Bitchnin a pour épouse la fille de son roi.
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