vendredi 26 novembre 2010 - par
Dans une publicité contre le viol, l’usage risqué de l’image
Une campagne comme celle contre le viol, lancée par les trois associations Collectif féministe contre le viol, Mix-Cité et Osez le féminisme, pouvait-elle se passer d’une affiche ? En termes de frappe, il faut l’avouer, les mots ne peuvent rivaliser avec l’image. Celle-ci permet par sa représentation analogique une condensation de l’information et se prête à une lecture globale immédiate. Les mots, au contraire, à la représentation arbitraire, contraignent à une dispersion de l’information et à sa lecture fractionnée.
Il était donc difficile de renoncer à l’image. Mais le paradoxe était que les performances mêmes que l’on attend de l’usage de l’image pouvaient nuire à l’objet d’ une campagne aussi particulière. Les auteurs de cette affiche contre le viol ont réussi à l’éviter.
Un premier leurre d’appel sexuel
Impossible, en effet, d’échapper aux deux leurres étroitement imbriqués qu’implique une représentation du viol par l’image, même pour le dénoncer !
Le premier est évidemment le leurre d’appel sexuel qui, par nature, contredit le message à diffuser. Il stimule les réflexes qu’on entend combattre. Le réflexe inné de voyeurisme est, en effet, déclenché par l’exhibition du plaisir d’autrui ou de son simulacre et, d’autre part, le double jeu de l’exhibition et de la dissimulation des indices sexuels va, par exaspération du voyeurisme, jusqu’à susciter le réflexe inné de frustration, générateur d’un inconfort qui appelle pour son apaisement un échange mental de « l’objet du désir » contre « un désir de l’objet » quelconque qui lui est associé.
- L’instantané simulé
L’image choisie en plan moyen montre bien ici un rapport sexuel entre un homme et une femme qui ne pouvait être esquivé. Et même, pour lui donner de la crédibilité, il est recouru à l’instantané simulé qui est une variante du leurre de l’information donnée déguisée en information extorquée. L’information donnée, donc peu fiable par nature, est, en effet, une scène de viol prise sur le vif. Elle est convertie en information extorquée, donc plus fiable, par suite d’un raisonnement personnel du lecteur qui, ne relevant aucune trace apparente de pose ni de mise en scène, doit en déduire devant cet instantané que les deux personnages ont été surpris dans leur affrontement à leur insu et contre leur gré.
- Métonymies sexuelles discrètes
Mais deux types de métonymies contradictoires sont retenues. Celles qui sont proprement sexuelles sont, sinon discrètes, du moins aussi peu ostentatoires que possible : elles dissimulent plus qu’elle n’exhibent. Sans doute la tenue de la jeune femme portant un haut court sur un jean laisse-t-elle voir le nombril et moule-t-elle la poitrine. Mais les deux personnages sont encore tout habillés et l’acte sexuel qui s’annonce, n’est signalé que par les préliminaires de deux actes stylisés comme des symboles : le visage de l’homme enfoui dans le cou de la jeune femme qu’il embrasse, et une main qui l’empoigne à l’entrejambe du jean.
- Métonymies d’agression explicites
D’autres métonymies, au contraire, visent à paralyser simultanément le réflexe de voyeurisme sexuel par un réflexe inné de répulsion en présentant les indices contradictoires explicites d’une odieuse scène de violence dans une relation qui ne tolère que douceur. L’homme est visiblement un agresseur qu’on reconnaît à son visage masqué dans sa précipitation à se jeter sur sa proie et à son autre main plaquée en bâillon sur sa bouche pour contenir ses cris. La jeune femme, en effet, est en posture tétanisée de résistance contre une relation forcée qu’elle refuse de toutes ses forces, visage convulsé sur le cri étouffé, poing fermé dans l’énergie du désespoir, bras en extension ou s’efforçant de l’être pour repousser son agresseur.
Les lieux, une salle avec porte blanche moulurée, le costume de l’agresseur et la couleur de peau sont enfin d’autres métonymies qui, contre les idées reçues, dressent pour cette scène de viol un contexte social plutôt favorisé et non misérabiliste ni sordide. Un réflexe d’indentification est ainsi recherché auprès des lecteurs qui ressemblent aux personnages.
Un second leurre d’appel humanitaire
Un second leurre se substitue alors au leurre d’appel sexuel : c’est le leurre d’appel humanitaire. Le réflexe inné de voyeurisme n’est plus stimulé parl’exhibition du plaisir d’autrui mais par celui de son malheur ou de son simulacre : une jeune femme est agressée sexuellement. La distribution manichéenne des rôles est on ne peut plus claire pour provoquer la prise de parti : la jeune femme est la victime innocente et l’homme, le bourreau. Les réflexes attendus tendent alors à être aussitôt stimulés : un réflexe socioculturel de compassion envers la jeune femme agressée et un réflexe symétrique de condamnation envers son agresseur.
Le rôle des slogans est à ce moment d’amener le lecteur à ne pas en rester au stade du réflexe. Un contexte est évoqué par le premier, le grand nombre de viols : « 75.000 femmes violées par an, ça fait beaucoup pour des « cas isolés » ». Le deuxième fixe un objectif : « VIOL, la honte doit changer de camp » ; en quelques mots par sous-entendu est ainsi résumée la contradiction de la situation résultant d’un odieux amalgame entre victime et bourreau : une inversion des rôles fait de la femme victime d’un viol son propre bourreau et de son bourreau, une victime : la femme violée n’est-elle pas souvent accusée d’avoir provoqué son agresseur ? N’a-t-elle pas mérité ce qui lui arrive ?
Un réflexe de culpabilité peut alors être stimulé chez le lecteur envahi de compassion mais qui, faute de contexte précis, se retrouve dans l’impossibilité d’agir et encore moins de porter assistance à personne en danger. Une solution lui est offerte : l’invitation à « (signer) le manifeste contre le viol » lui est proposée par les associations pour apaiser l’ inconfort ressenti et susciter un réflexe de bonne conscience.
C’était une gageure, mais cette affiche réussit en fin de compte à emprunter un chemin de crête que les performances spécifiques de l’image par rapport à celles des mots rendaient périlleux. Les leurres d’appel sexuel et humanitaire inhérents au sujet du viol traité se neutralisent mutuellement, avec un dosage de métonymies propre à stimuler moins le réflexe d’attirance que ceux de répulsion, de condamnation, de culpabilité et d’assistance à personne en danger. Ce n’est pas un mince exploit. Il mérite d’être salué. Paul Villach
Crédit photo : Agnes Janin et Marie Bousseau