DIVITES ET PAUPERES
Je hais les testaments et je hais les tombeaux, mais il faut comprendre d’où l’on vient pour pouvoir quitter un chemin mortifère où l’on s’acharne à ne pas vivre pour éviter la mort.
Vers 1750, une nouvelle civilisation sortie du monde européen va surgir : les Sciences, les industries mais aussi les idéologies, les mentalités, les mœurs, vont être profondément bouleversées.
En sciences et techniques, les ‘savants’ participent pleinement au nouvel élan : Pitot, Réaumur, du Châtelet, Maupertuis, d’Alembert, Nollet, Buffon, Dalibard, Laplace, Lavoisier, Berthollet, Legendre, Monge, Haüy… Les innovations dans le monde industriel foisonnent : bateau à vapeur, bidet, métier à tisser programmable, ascenseur, réverbère, électromètre, tour (machine-outil), sauce mayonnaise, clavecin électrique, automobile à vapeur, dentier en porcelaine, machine à vapeur à chaudière tubulaire, camembert, synthèse de la soude, télégraphie aérienne, conserve alimentaire…
Simultanément, les philosophes des Lumières éclairent d’un jour nouveau et libéral les temps qui s’annoncent. Ils sont issus de familles bourgeoises (Voltaire, Thomas Jefferson) mais aussi modestes (Kant, Franklin, Diderot) et même de la noblesse (Montesquieu, Condorcet).
Toutefois, une révolution industrielle a besoin d’une énergie abondante afin d’assurer les transformations physiques (et indirectement morales) nécessaires : ce sera le charbon, suivi un peu plus tard par le pétrole et le gaz. Ainsi, années après années, chaque être humain des pays occidentaux va se constituer un cortège d’environ 300 esclaves énergétiques* qui animent leurs machines, actionnent leurs transports, fabriquent les pesticides pour hausser les rendements agricoles… Il existe une relation quasi-mécanique entre la production de richesses mesurée par le PIB (Produit Intérieur Brut) et la quantité d’émissions de CO2.
Tout va bien pendant plus de deux siècles : les émissions de CO2 augmentent (dans les pays dits développés) en même temps que la production de richesses qui permet à tous, ou presque, de vivre dans une certaine abondance matérielle, même si des événements politiques souvent effroyables viennent de temps en temps ébranler les édifices : colonialisme, révolutions, guerres mondiales…
La fin de l’empire du carbone sonne avec le premier choc pétrolier en 1973-74, même si le commun des mortels ne retient que le changement d’heure mis en place en 1975 pour ‘économiser l’énergie. La « croissance » du PIB qui atteignait bon an mal an 5%, s’effondra définitivement à 2% par après. Le problème qui se posait était d’ordre scientifique et technique, pas politique, mais c’est pourtant l’école dite néo-conservatrice incarnée par M. Reagan et Mme Thatcher qui imposèrent les solutions, la solution : se désencombrer de l’État. Les ressources fossiles n’étaient pas encore tout à fait épuisées mais les élites avaient pris note qu’elles le seraient un jour et il était donc impératif de trouver un processus de domination qui ne relèverait plus de la ‘lutte des classes’ nationales : ce serait la mondialisation (ou plus exactement un néo-colonialisme, essentiellement économique cette fois). L’éparpillement des pauvres en différentes ethnies, religions, couleurs de peau, langues, ne leur permettrait plus de s’unir pour lutter contre les puissances dominantes, celles des plus riches. La main d’œuvre très peu coûteuse des pays peu développés est utilisée pour produire à bas coûts des biens matériels achetés par des gens un peu moins démunis du Nord marginalisés par les délocalisations industrielles.
L’adaptation à une raréfaction inéluctable des sources d’énergie ne se mit d’aucune façon en place (la seule solution est une baisse des consommations), le but était de maintenir un processus d’asservissement en distendant les liens entre riches et pauvres, encore unis, au moins théoriquement, au sein d’une même nation, d’une même république, d’une même démocratie. À noter que l’immigration, indépendamment de toute considération humanitaire, tend elle-aussi au sein même des sociétés occidentales à distendre les liens entre démunis, ce qui conduit mécaniquement à un affaiblissement des pouvoirs d’action des plus faibles.
Une Démocratie mondiale prendra-t-elle le relais ? Un Homme nouveau prendra-t-il la place de l’ancien, identique partout, de la Californie au Soudan du sud ?
Dès 1974, la puissance des grandes puissances était en fort déclin, la mondialisation prendrait la suite de la colonisation avec ses propres armes : la division du travail qui implique un tissu hiérarchique fort, la prééminence de l’Avoir sur l’Être, la lutte des classes rendue impossible. René Dumont candidat à l’élection présidentiel proposait comme programme ‘L’Utopie ou la mort’, il recueillit 1,3% des suffrages. Les électeurs choisirent la Mort et on continua « la religion de la croissance », imposée par « l’oligarchie des riches ». R. Dumont indique déjà à l’époque que « l’accroissement de la teneur en gaz carbonique constitue la plus grave des menaces », et il s’alarme d’un possible réchauffement climatique dû à la croissance industrielle.
Jusqu’au milieu du XXe siècle, seuls l’Europe et les États-Unis (et marginalement le Japon) contribuent de manière significative aux émissions de gaz à effet de serre. L’accélération de la croissance économique dans les pays dits émergents, a conduit à partir des années 2000 à une contribution non-négligeable de ceux-ci. Une certaine diminution des émissions de polluants dans les pays occidentaux s’est d’ailleurs faite en exportant ces émanations nuisibles dans les pays émergents.
Les pays occidentaux regroupent approximativement 950 millions de personnes (Europe de l'Ouest, Amérique du Nord, Australie et Nouvelle-Zélande) alors qu’il y a près de 8 milliards d’habitants sur terre. Ils sont les seuls créateurs de la ‘civilisation’ qui règne de nos jours presque partout à part quelques sursauts folkloriques marginaux.
Dans le pays de Becquerel, de Pierre & Marie Curie, la voie permettant l’approvisionnement alternatif en énergie était toute trouvée. D’autant plus que l’énergie nucléaire est de l'ordre de un million de fois plus puissante que celle de l'énergie chimique (charbon, gaz, pétrole). Pour les scientifiques, les techniciens, l’énergie nucléaire était la seule possibilité crédible permettant de maintenir à peu près constant le niveau de consommation des populations tout en se débarrassant des énergies fossiles. Chacun a compris que l’énergie nucléaire peut conduire aux pires désastres, il fallait les prévoir et les anticiper, ce qui fut fait. Les panneaux photovoltaïques et les autres sources d’énergie renouvelable ont toute leur place dans les pays suffisamment ensoleillés et peu peuplés pour pouvoir les installer, il faut en effet au moins 20 m2 par habitant de surface de captage si l’on s’en tient à la consommation actuelle par Européen.
Mais on choisit tout au contraire d’essayer par tous les moyens de ne pas mourir, c’est à dire de continuer à dominer un monde qui ne pouvait pas ou plus fournir suffisamment de richesses pour tout le monde.
En 2019, il y avait 2153 milliardaires dans le monde possédant un total de 8,7 milliers de milliards de dollars, en 2010, ils étaient deux fois moins nombreux, en 2000 ils n’étaient que 470. Cinquante des membres de la liste des 100 plus riches du monde sont des citoyens américains et huit sont dans le top 10. Par comparaison, le PIB de la France en 2018 atteignait à peine 3000 milliards de dollars. La concentration des fortunes augmente selon une progression qui mime celle des émissions de CO2 : exponentiellement. En étendant un peu le champ de vision, on s’aperçoit que les 1% les plus fortunés ont accaparé plus de 80% des richesses créées en 2017.
Au moyen âge, les émissions de CO2 étaient négligeables, toutes les énergies, à d’infinitésimales exceptions près, étaient renouvelables. La sociologie permet de distinguer à l’époque deux groupes distincts divites et pauperes, les riches et les pauvres (dont les serfs font partie). La peste, la famine, la guerre régulaient le nombre de pauvres. Si l’on se passe des réacteurs nucléaires (et des surgénérateurs, qui sont les seuls capables d'extraire la totalité de l'énergie de fission contenue dans l'uranium de la croûte terrestre), la structure de toutes les sociétés deviendra à peu près identique : quelques pour-cent de l’humanité aura tout ce qu’elle souhaite pour sa félicité, la multitude se débrouillera avec le reste, c’est à dire les plaisirs virtuels et les insectes comme repas.
Les démocraties, dans le même temps, vont se dissoudre dans des systèmes totalitaires, presque imperceptiblement, avec un quasi-acquiescement des sujets, grâce aux technologies numériques. Chacun est sur le point d’admettre que les démocraties, qui impliquent l’application du principe ‘un citoyen-une voix’, est impossible à maintenir en l’état, même en utilisant massivement le formatage médiatique des esprits. Un contrepoids à l’incertitude des urnes sera mis en place grâce à des algorithmes de surveillance personnalisée des individus et des entreprises. Mais le plus souvent, la puissance de l’algorithme suprême, seul décideur final, sera caché par une personnalité politique hors du commun, avec un large éventail de choix : du clown inculte au bouffon des grandes écoles.
Pour éviter cela, un ‘Homme nouveau’ peut-il prendre la place de l’ancien, trop cupide, trop avide de jouissances tristes, trop narcissique ?
L’Accord de Paris signé en 2015 par pratiquement tous les pays de la planète confirmait l’objectif climatique fixé en 2009 : ne pas dépasser les 2°C de plus qu’avant la Révolution industrielle en moyenne planétaire. Dès 2017, l’espoir de succès s’amenuisait avec une hausse importante des émissions mondiales. En 2018, l’Agence Internationale de l'Energie (AIE) indique des résultats encore plus désespérants. L’approche multilatéraliste sous l’égide de l’ONU était-elle seulement possible alors que les problématiques des uns n’ont rien à voir avec celles des autres ?
Pourtant, c’est le seul chemin possible pour ne pas disparaître tout à fait comme espèce pensante.
* notion introduite par Jean-Marc Jancovici