Le mode d’expression de ce type d’opinion ne connaît que la vocifération. Lesintericonicités se bousculent à la vue des titres en énormes caractères qui remplissent les premières pages. On hésite entre le graphisme de plusieurs types de médias : l’abécédaire, l’affiche, le tract ou la bande dessinée. La grosseur des lettres vise bien sûr à capter l’attention et à la diriger sur le slogan d’une affiche ou d’un tract. Elles miment aussi visuellement par leur taille l’intensité sonore du cri comme dans la bande dessinée.
« LE PERV (Le pervers) » - titre le Daily News, dès le lendemain de l’arrestation de DSK (1) puis « WALK OF SHAME (La marche de la honte) », le 16 mai (1). « SLEAZY MONEY (L’argent sale), » préfère le New York Post, le 15 mai (2). « HE DID HAVE SEX WITH THE MAID (Il s’est bien tapé la femme de chambre) », tranche-t-il, le 17 mai (4). Une semaine plus tard, le 24 mai, il est aussi formel : « GOT IT MAID (Il a eu la femme de chambre) » (8).
La vocifération s’amplifie, en outre, par la dérision de la farce qui met les rieurs de son côté. Dès le 16 mai, une image caricaturale injurieuse campe DSK : « FRENCH WHINE, (Le Français pleurnicheur) - Hey, I’m a VIP, sniffs « sex rap » IMF boss ( Hé, je suis un VIP, gémit le patron violeur du FMI) » (3). Et, les jours suivant, il est affublé d’un nom d’animal : sort-il de prison ? Il est la grenouille qui prend ses cuisses à son cou : « FROG LEGS IT » (5). A-t-il des difficultés de location dans l’East Side car les propriétaires ne souhaitent pas son voisinage ? Il devient « PEPE LE PEW ! (Pépé le putois) », à cause sans doute de son odeur nauséabonde (6).
La farce devient même salace. Le 22 mai, il est traité de « BOOTY GAUL » (Le Gaulois qui en pince pour la fesse). Et la rumeur suivante est rapportée : « Le Pew told stewardess « Nice ass » just before arrest (Le putois dit à l’hôtesse de l’air : « Joli cul ! » juste avant son arrestation) » (7).
2- La stimulation des réflexes primaires comme mode d’élaboration de cette opinion
Cette opinion vociférée, d’autre part, n’est pas réfléchie mais éructée sous l’empire des réflexes les plus primaires violemment stimulés. On en relève au moins quatre.
1- Le réflexe de voyeurisme
Le premier est évidemment le réflexe de voyeurisme qui se repaît de l’exhibition du malheur ou du plaisir d’autrui jusqu’à la sidération. Les slogans sont incrustés sur des photos de DSK pris en gros plan ou plan rapprochés, lors de sa sortie ignominieuse du commissariat, menotté dans le dos entre deux policiers, ou de sa comparution devant le tribunal. Pour activer le réflexe, les actes de DSK sont systématiquement décrits avec la vulgarité la plus sordide : « GOT IT MAID (il a eu la femme de chambre) », « Nice ass » (Joli cul), dit-il à l’hôtesse de l’air, « FROG LEGS IT (la grenouille prend les jambes à son cou) ». « HE DID HAVE SEX WITH THE MAID ((Il s’est bien tapé la femme de chambre). La particularité du voyeurisme est de paralyser toute réflexion sous l’effet de la sidération provoquée.
2- Les réflexes stimulés par le leure d’appel humanitaire.
DSK a beau, ensuite, n’être que prévenu, le leurre d’appel humanitaire agité le place d’autorité dans le camp du Mal d’une distribution manichéenne des rôlesétablie une fois pour toutes avant tout jugement. La condamnation sans appel tombe et la réprobation use d’une ironie injurieuse. Qu’importe que l’enquête contradictoire soit toujours en cours ! L’agression est tenue pour vérifiée : « HE DID HAVE SEX WITH MAID » ((Il s’est bien tapé la femme de chambre). Le verdict tombe : il est déjà condamné comme pervers ; et il perd son patronyme pour un surnom d’infamie, « LE PERV ».
La dérision de la farce est la conséquence de la condamnation sans appel. Il est traité à sa sortie du commissariat de : « FRENCH WHINE ! », Français pleurnicheur ! Puis, identifié à un personnage de bande dessinée, on l’affuble du sobriquet de « PEPE LE PEW », Pépé le Putois, en légende d’un dessin de la bête qui porte sa tête. Quand il sort enfin de prison, il devient la grenouille qui prend ses jambes à son cou ,« FROG LEGS IT ».
3- - Le réflexe ethniste ou ethnophobe
Un troisième réflexe activement stimulé est celui de l’ethnisme exprimé par une ethnophobie anti-française. DSK n’est plus désigné dans son individualité mais perçu dans son appartenance nationale : il est appelé le « FRENCH WHINE », le pleurnicheur français, ou encore le « GAUL », le Gaulois, avant d’être traité de « FROG », la grenouille, selon l’injure aimable que réservent aux Français des Étatsuniens, en amateurs éclairés de hamburgers, choqués que cette peuplade puisse manger les cuisses de grenouilles.
4- Le réflexe classiste
Enfin le quatrième réflexe stimulé est celui du classisme, c’est-à-dire le mépris qu’une classe sociale éprouve pour une autre. DSK est désigné par une métonymie où l’argent renvoie à son propriétaire : « « SLEAZY MONEY »,l’argent sale. Ce peut être aussi par l’exhibition de sa résidence au loyer mirobolant : la photo de sa façade ou de sa chambre remplit la page avec pour légende en sabir franco-américain : « CHEZ PERV » ou « LE PERV'S $ 14M JAIL ».
Le journal s'attache à souligner, en outre, l’opposition entre le dominant agresseur et la dominée victime : le « boss » du FMI ou le « VIP », d’une part, et la « maid », la femme de chambre, de l’autre.
3- La censure comme mode d’orientation de cette opinion
Cette opinion vociférée sous la stimulation des réflexes primaires est enfin orientée par une censure orchestrée qui est à la fois interne et externe à l’information.
1- La censure interne à l’information : la présomption d’innocence méprisée
Cette opinion ignore d’abord tout doute méthodique et avance des hypothèses ou des rumeurs comme des certitudes. En conséquence, la notion de présomption d’innocence lui est totalement étrangère. Ces journaux ne s’embarrassent pas des incertitudes de l’enquête en cours, ni du débat contradictoire, ni du droit qui interdit de présenter un prévenu comme un condamné avant qu’un tribunal ne se soit prononcé. Ils s’arrogent le privilège de juger publiquement avant toute enquête et tout jugement. Ils s’érigent en tribunaux populaciers s’octroyant le droit de mépriser les droits de la défense et de livrer son honneur en pâture à la vindicte publique avant tout examen judiciaire.
2- La censure externe à l’information : l’exclusion discrète des autres informations
La place donnée à l’affaire DSK par de purs artifices graphiques que sont les lettres énormes et les photos mises hors-contexte envahissant la première page, a, d’autre part, pour effet mécanique d’exclure le plus souvent toute autre information. C’est en ce sens qu’une surface excessive d’un journal, consacrée à une information au détriment des autres, produit le même effet qu’une censure discrète. L’attention est accaparée par elle seule pour être détournée des autres.
Le Daily News et le New York Post s’adressent manifestement à un public assez fruste et inculte pour n’entendre que si l’on vocifère, ne penser que par réflexes primaires violemment stimulés, et ne pas imaginer qu’il puisse être manipulé par la censure. Qu’en 2011, dans une démocratie dont la population est soumise en principe à la scolarisation, il existe des journaux qui ne s’élèvent pas au-dessus de l’abécédaire et du tract diffamatoire, conduit à s’interroger sur le niveau de cette démocratie. La libre formation de l’opinion précède, en effet, sa libre expression par le vote dans une démocratie. Or, la presse populacière y fait résolument obstacle. Dans pareilles conditions, le régime démocratique n’est plus qu’une oligarchie dictant à sa guise ses opinions à une populace abrutie par cette presse qu’elle plébiscite pour son propre malheur. Paul Villach
(1) Daily News, 15.05.2011 et 16.05.2011
(2) New York Post, 15.05.2011
(3) New York Post, 16.05.2011
(4) New York Post, 17.05.2011
(5) New York Post, 20.05.2011
(6) New York Post, 21.05.2011
(7) New York Post, 22.05.2011
(8) New York Post, 24.05.2011