Je hais le football ! (Plus que jamais)
Je ne doute pas un instant que les matches de l’Euro 2016 offrent à beaucoup d’entre nous un spectacle attractif, au moins en matière de suspense à défaut de qualité de jeu. Il fut un temps où j’aurais moi-même pris du plaisir en suivant la compétition, au stade ou devant mon écran de télévision. Mais c’était avant... Avant les dérives de ce sport... Avant l’année 1998, celle de l’overdose...
Le football, je suis tombé dedans lorsque j’étais gamin. Pour être précis, le 13 juin 1956. J’avais neuf ans, et mon père m’avait emmené au Parc des Princes où se jouait la première finale de la Coupe d’Europe. D’un côté le Stade de Reims et le légendaire Kopa, de l’autre le fabuleux Real de Madrid conduit par le non moins légendaire Di Stefano. Sur la pelouse, 22 héros dont nous échangions, mes copains et moi, les effigies cartonnées dans la cour de l’école. Malgré la défaite des Rémois, j’avais quitté le stade ébloui. Le charme s’est définitivement rompu en 1998.
Pour des raisons familiales, il m’a fallu attendre d’avoir 14 ans pour enfin chausser les crampons et entamer ma première année de compétition. Je portais alors le maillot noir et violet d’un modeste club d’arrondissement parisien. J'ai ensuite joué durant 32 ans dans divers clubs et encadré pendant plus d’une décennie des jeunes footballeurs parisiens. Tout cela pour dire que le football, je connais bien. J’ai même accompagné de l'intérieur l'histoire balbutiante du Paris Saint-Germain lorsqu'il était managé par un homme chaleureux et sincère, le vice-président délégué Guy Crescent, par ailleurs pédégé de l’entreprise de transports Calberson. Ce fut l’occasion pour moi de côtoyer des joueurs professionnels exemplaires comme Jean Djorkaeff ou Jean-Claude Bras. L’occasion également de rencontrer des personnalités fédérales de premier plan comme Fernand Sastre et Henri Patrelle.
Le football a commencé à me poser des problèmes avec l'arrivée en force du fric dans un milieu professionnel qui, jusque-là, privilégiait encore les valeurs sportives et l’exemplarité éducative, ou du moins affichait cette volonté et tentait d’y être fidèle. La logique commerciale et la culture du résultat à tout prix ont définitivement pris le relais de cette culture du sport pour tous vers la fin des années 70, avec pour corollaire le développement généralisé du mercenariat, l’arrivée des affairistes à la tête des clubs et, déjà, des affaires de corruption, de transferts douteux et de doubles billetteries.
Des dizaines de morts, mais le spectacle continue !
Par la suite, tout s'est accéléré. Il y a d’abord eu, le 29 mai 1985, l’effroyable drame du Heysel et l'attitude indigne de Michel Platini et de ses coéquipiers de la Juventus, euphoriques de leur victoire en finale de la Coupe d’Europe sur les Anglais de Liverpool alors que l’on venait de relever 39 morts et des centaines de blessés dans les tribunes ! Ce jour-là, un terrible pas a été franchi par des sportifs, ou prétendus tels, pour de futiles honneurs et un paquet de fric alors que l’on agonisait à quelques dizaines de mètres de la pelouse.
Puis est venue la victoire de l’ Olympique de Marseille sur le Milan AC en finale de la Coupe d’Europe le 26 mai 1993. Une triomphe sur le terrain – grâce à un but d’anthologie de Basile Boli –, mais une victoire totalement usurpée car acquise grâce à un surendettement coupable qui a permis au controversé président de l’OM, un certain Bernard Tapie, d'aligner, au mépris de l’éthique sportive et des élémentaires règles de gestion, une formation que le club phocéen n'avait absolument pas les moyens de s’offrir. Un système de fuite en avant financier qui, malheureusement, est devenu depuis cette époque la règle des grandes nations du football européen et notamment d’un football britannique qui a longtemps trusté les victoires indues avant que ne soit mise en place une structure de contrôle de gestion qui peine encore à contrôler les flux d’argent venus des pays du Golfe persique ou apportés par de sulfureux oligarques des pays de l’Est.
Or, voilà que, quelques jours plus tard, éclate la pitoyable affaire du match acheté le 20 mai 1993 par l’OM face à l’US Valenciennes-Anzin, la fameuse affaire OM-VA qui se terminera : sur le plan judiciaire, par un retentissant procès où sera démontré l’absence de toute considération morale du donneur d’ordre Bernard Tapie ; sur le plan sportif, par la relégation de l’OM en 2e division. Cette affaire a fait deux victimes : le football français et Jacques Glassmann, le capitaine valenciennois, banni du milieu pour avoir osé dire la vérité, donnant une nouvelle fois raison au poète Guy Béart : « Il a dit la vérité, il doit être exécuté ! »
Impossible de s’étendre – l’article n’y suffirait pas – sur les multiples incidents, parfois gravissimes, causés ici et là par les hordes de hooligans. Comme lors de ce match France-Angleterre où des skinheads avaient, sous les yeux terrifiés des jeunes footballeurs que j’avais emmenés au Parc des Princes, fracassé une bouteille sur le crâne d’un paisible supporter anglais dont le seul tort avait été de se trouver isolé dans le métro avec son écharpe rouge et blanche et la casquette assortie. Cela se passait en février 1984. Depuis, les hooligans se sont mis à proliférer, la palme de la sauvagerie revenant aux Britanniques et aux Néerlandais, désormais concurrencés dans la violence et la bêtise par leurs homologues des pays de l’Est, et notamment des Russes, parfaitement organisés pour les « fights » comme on a pu le vérifier il y a quelques jours à Marseille à l’occasion du match Angleterre-Russie. Ils ne sont pas les seuls, malheureusement, et nul n’a oublié que c’est à une horde de sauvages allemands que l’on doit, en 1998, la mort du gendarme Daniel Nivel à Lens en marge du match Allemagne-Yougoslavie. Et encore ne parle-t-on là que d’évènements constatés en Europe.
Où est le football dans ces déferlements barbares ? Quel plaisir peut-on prendre aux débordements multiformes dont le football est désormais le vecteur, entre invectives racistes et banderoles insultantes ? À l’image de celle, ignoble, qu’ont déployée les abrutis du PSG lors de la finale de la Coupe de la Ligue contre Lens au stade de France en 2008 : « Pédophiles, chômeurs, consanguins : bienvenue chez les Ch’tis ».
Et que dire des tragédies qui ont marqué l’histoire de ce sport, le plus souvent sous la forme de mouvements de foule incontrôlables comme ce fut le cas à Glasgow (66 morts en 1971), à Moscou (340 morts en 1982) ou à Sheffield (96 morts en 1989) ? Sans oublier les installations défectueuses, telles celles de Furiani qui ont causé en 1996 la mort de 18 personnes. Là encore, sans quitter les limites de l’Europe.
1998 : la France perd le sens de ses valeurs
Retour sur la Coupe du Monde 1998. Cette année-là, j'ai participé au printemps à une manifestation organisée à Paris entre République et Bastille contre la précarité et l'exclusion à l'appel d'une vingtaine d'associations. Nous étions moins de 8000 dans le cortège ! Comment s’en étonner alors que, depuis des mois déjà, on ne parlait que de football dans les médias, à longueur de journée, quel que soit le thème des émissions et quelle que soit l’importance de l’actualité socioéconomique ? Avant même la compétition, j’avais atteint l’overdose, au point de me détourner des retransmissions télévisées, préférant cette année-là le vert des pâturages de l’Aubrac à celui des pelouses du Mondial.
Quelques semaines plus tard, la victoire acquise, 1 000 000 de personnes euphoriques s'agglutinaient sur les Champs-Elysées autour de l'équipe de France pour un simple trophée sportif. Parmi elles, probablement des dizaines de milliers de chômeurs et d’exclus, dramatiquement absents d’un défilé printanier qui avait été organisé pour eux. Comble de la sinistre pantalonnade qu’a été cette année 1998 : durant l’automne, 300 000 chasseurs sont venus battre le pavé dans les rues de la capitale pour sauvegarder leurs acquis. Parmi eux, là aussi des milliers de chômeurs et d’exclus, beaucoup plus concernés et motivés par leur droit de tuer que par celui de vivre décemment de leur travail !
Jamais je n'ai éprouvé un tel écœurement pour mon pays et pour ses habitants, capables de se mobiliser des mois durant pour un évènement futile, mais incapables de consacrer ne serait-ce qu'une heure de leur temps à des causes sociales essentielles comme le droit au travail et à la dignité pour tous ! Imaginons un instant ce qu’aurait pu être l’action sociale de notre pays si, entre le printemps et l’automne 1998, l’on avait dédié ne serait-ce qu’un quart du temps et de l’argent dépensés en marge d’une seule compétition sportive...
Les centres de formation : des machines à broyer
Je pourrais encore développer ici d’autres arguments concernant notamment les cas de dopage, les affaires de double billetterie, les scandales de paris truqués, ou bien encore les transferts « arrangés » qui ont touché nombre de clubs et de fédérations nationales lors des dernières décennies. Sans oublier bien entendu les malversations financières de différentes natures qui ont conduit récemment à faire le ménage à la tête de la FIFA et de l’UEFA. Des opérations « mains propres » qui ne rassurent pas pour autant les observateurs, les nouvelles têtes dirigeantes, Gianni Infantino en tête, étant suspectées d’avoir peu ou prou mis elles-mêmes la main dans le pot de confiture à l’image de Sepp Blatter, Michel Platini, Jerôme Valcke et consorts. Et que dire des affirmations du président déchu de la FIFA accusant l’UEFA d’avoir truqué des tirages au sort, notamment au moyen de... boules glacées ? Difficile de faire plus nauséabond que ces pugilats de crocodiles dans le marigot !
Autre sujet de rupture : les centres de formation des clubs professionnels dont j'ai pu, par le biais de joueurs dont j’ai eu un temps la responsabilité, découvrir à quel point ils cassent les jeunes (y compris naguère l’admirable AJ Auxerre de Guy Roux) ? Et cela avec le soutien actif des « conseillers techniques » des districts départementaux (les CTD) et des ligues régionales (les CTR), le plus souvent des anciens professionnels servant de rabatteurs. Un système mis en place avec la complicité de nombreux clubs amateurs d’où sont issus les joueurs talentueux. Et pour cause : ces clubs sont intéressés financièrement à l’envoi en centre de formation pro de leurs meilleurs jeunes dans l’espoir de toucher la juteuse prime dite de préformation en cas de signature de contrat pro. D’où un lobbying peu éthique de certains dirigeants et conseillers techniques en direction des parents.
Mais ce sont, sur ces différents thèmes, des dossiers complets qu’il faudrait instruire, particulièrement concernant le sujet brûlant des centres de formation qui, pour un joueur formé (comprendre apte à rapporter du fric au club) en rejette une dizaine d’autres sur le pavé avec pour bilan d’énormes désillusions sportives, un puissant sentiment de ratage, le poids des multiples vexations subies et, pour seul bagage, un vague diplôme de gestion ou de secrétariat sans la moindre valeur sur le marché du travail.
Tout cela les journalistes sportifs le savent parfaitement, mais plutôt que de parler de ce gâchis humain et a fortiori en dénoncer les effets sur les jeunes laissés-pour-compte, les grands médias préfèrent se concentrer sur les gagnants de ce système impitoyable, de cette machine à broyer : ceux qui, dans leur habit de lumière sponsorisé, font se pâmer par leurs roulettes ou leurs dribbles des millions d’anesthésiés du bulbe, incapables de mettre les choses en perspective et de redonner au football la place qui lui revient, celle d’un simple loisir à l’importance dérisoire en regard des énormes problèmes humains, économiques et environnementaux qui secouent la planète.
Dorénavant, je ne regarde plus le football à la télévision que par intermittence, quelques minutes par-ci, quelques autres par-là, sans pouvoir me défaire, au fond de moi, d’un sentiment de profond mépris pour ce qu'est devenu ce sport dans sa version professionnelle du 21e siècle. Un sport profondément gangrené par les spéculations financières de douteux oligarques russes ou les calculs géopolitiques de puissances pétrolières en mal de reconnaissance internationale.
Contrairement à ce que j’ai affirmé dans un titre volontairement provocateur, je n'en continue pas moins à aimer profondément ce sport que j’ai exercé durant 32 ans balle au pied, ou plutôt en mains (cf. Mémoires d’un gardien de but ringard). Le football reste en effet à mes yeux un jeu simple à la portée du premier gamin venu, un sport possédant de si évidentes qualités pour séduire qu’il ne faut pas s’étonner qu’il ait réussi à conquérir la planète entière. Dans ces conditions, difficile de s’en détourner totalement. C'est pourquoi il m'arrive, de temps à autre, de m'intéresser à une rencontre amateur ou à un match de jeunes lorsque mes pas m'ont poussé derrière la main-courante d'un stade comme ce fut le cas les 4 et 5 juin lors de l’Euro poussins de Pleudihen-sur-Rance (Ille-et-Vilaine). Un vrai bol d'air frais dans un environnement vicié !
Cet article est une reprise plus développée et actualisée d’un précédent article daté de mars 2009 (Je hais le football !)