La « famille » et le messie russe
Aujourd’hui, certains medias ou chroniqueurs de journaux alternatifs semblent miser sur Poutine comme sur le messie qui sauvera nos vieilles nations européeennes de la main-mise des USA/UE. A se contenter d’une mémoire courte ou d’une information partielle, on risque de se fourvoyer dans des amitiés improbables. D’où sort Poutine, quels sont ses objectifs.
L’ascension de Poutine à la tête de la Russie a été aussi rapide qu’inattendue. En Mars 1999, un groupe de chercheurs s’était réuni à Washington pour discuter des candidats probables à l'élection présidentielle de Juin 2000, et le nom de Vladimir Poutine n'a pas été mentionné, pas même parmi la douzaine de d’outsiders crédibles.
Sa sortie de l' obscurité en1999 a été attribuée à son intimité avec la « famille » sous le parrainage de Berezovsky et Yumashev. Fin 1999, la famille avait persuadé Eltsine de désigner Poutine comme son successeur politique et candidat à la présidence.
Les relations de Berezovsky et Poutine remontent au début des années 1990, lorsque celui- ci, alors adjoint au maire de Saint-Pétersbourg, a aidé la société LogoVAZ à installer une concession automobile. A cette occasion, les deux hommes ont noué des relations amicales et Berezovsky a emmené Poutine fire du ski avec lui en Suisse.
En Février 1999, lorsque la position politique de Berezovsky est devenue critique en raison de son affrontement avec Primakov (premier ministre de l’époque) sur le dossier Aeroflot, Poutine, alors directeur du FSB (ex KGB, son « berceau »), a fait un geste d’amitié risqué en déclarant à la fête d'anniversaire de la femme de Berezovsky : "Je ne me soucie absolument pas ce que Primakov pense de moi". C’est à cette accasion qu’a débuté leur alliance politique. Selon le « Times », la police espagnole a découvert qu’en 1999 Poutine s’était rendu secrètement en Espagne dans une propriété qui appartenait à Berezovsky.
En juillet 1999, la « famille » a envoyé Berezovsky à Biarritz, où Poutine était en vacances, pour le persuader d'accepter le poste de premier ministre et le rôle d'héritier présomptif de Boris Eltsine. Le 9 Août Eltsine a limogé le gouvernement du premier ministre Sergueï Stepachine et nommé Poutine Premier ministre.
C’est l'élection de la Douma (parlement) en décembre 1999, et non le scrutin présidentiel de mars 2000 qui a été l'événement électoral clé dans la montée en puissance de Poutine. Un puissant mouvement avait émergé parmi les leaders régionaux soucieux de consolider l'autonomie qu'ils avaient gagnée au cours des années Eltsine.
L'initiateur du mouvement « Otechestvo » (Patrie), créé en décembre 1998, était le maire de Moscou Iouri Loujkov, qui avait l’ambition de combattre les oligarques qui avaient dominé le gouvernement fédéral. Or, la plupart des gouverneurs de « province » se méfiaient d'une organisation dirigée par le maire de la ville de Moscou, capitale riche et privilégié, et en avril 1999 , le président du Tatarstan Mintimer Shaimiev et le gouverneur de St.Petersburg, Vladimir Yakovlev ont créé un mouvement rival, Vsya Rossiya (Toute la Russie). Enfin, en août Loujkov les a rejoints pour former l'alliance Patrie/Toute la Russie (OVR), sous la direction du premier ministre évincé Primakov.
L’OVR était une menace sérieuse pour Eltsine, et le renvoi du premier ministre Stepachine en août était due en partie à son incapacité à empêcher son émergence. Une victoire à l'élection de la Douma aurait pu propulser Loujkov ou Primakov à la présidence en juin 2000.
L’impact décisif de Berezovsky sur cette élection a sans doute été la création d’une nouvelle faction soutenant Poutine, le parti « Unité », qui a remporté le plus grand nombre de sièges à la Douma après une campagne dans laquelle il n’avait proposé aucun programme élaboré.
En 1999 - 2000, Berezovsky contrôlait la principale chaine télévisée d'état, l’ORT, qui a joué un rôle décisif dans la promotion de Poutine et son parti « Unité », et pour discréditer ses rivaux à la présidence russe : Yuriy Loujkov et Evgeniy Primakov.
La propagande la plus virulente était diffusée dans les émissions des journalistes Mikhail Leontiev et Sergei Dorenko. Les journaux télévisés de l’ORT utilisaient 28% du temps d’antenne pour l' « Unité », deux fois plus que pour « OVR ».
Les programmes d'information sur l’ORT ont même lancé une propagande dévastatrice contre Primakov et Loujkov, accusé de tout , comme la gestion d'une armée privée pour abriter la secte terroriste japonaise Aum Shinrikyo.
Plus la cote de Poutine montait, plus le camp Eltsine était convaincu d’avoir trouvé le successeur idéal. Alors, la décision d'Eltsine de démissionner et de nommer Poutine "président par intérim", a décuplé les chances de Poutine de gagner l'élection. Poutine aurait l'avantage crucial de la « légitimité » et la possibilité d'utiliser le bureau présidentiel pour mobiliser les soutiens et cultiver une image de leadership. La popularité de Poutine avait atteint son apogée.
Si Poutine semblait sortir de nulle part, son ascension illustre les mécanismes institutionnels qui l’ont permise. Eltsine avait mis en place un système politique de cooptation, et dans lequel la succession politique était la prérogative du chef titulaire. Deux autres phénomènes caractérisaient le système Eltsine : l'utilisation du poste de premier ministre comme amplificateur pour les successeurs potentiels, et la dépendance des organes de sécurité comme sources de candidats. (Trois des quatre premiers ministres nommés au cours des 18 derniers mois de la période Eltsine étaient issus de l'appareil de sécurité).
Eltsine avait des raisons très concrètes de se préoccuper de l'identité de son successeur. Dans la classe politique russe où la raison du plus fort est la meilleure, il n'y avait aucune garantie pour que le futur président russe (sous la pression de la Douma, par exemple) ne cherche pas à le dépouiller Eltsine des villas d’Etat qu’il s’était attribuées personnellement, et d' autres privilèges ou à le traduire en justice pour d’éventuels crimes.
Poutine, l'apparatchik toujours fidèle, donnait des garanties sur ce point. Le lendemain de la démission surprenante d’Eltsine, le 31 décembre, en tant que "président par intérim", Poutine a signé discrètement un décret accordant à Eltsine et à sa famille une immunité immédiate de poursuites. (Le même jour, il a également fait un voyage très médiatisé en Tchétchénie.)
Dans une interview télévisée mardi Poutine a donné une description détaillée de la séquence des événements qui ont abouti à l’annonce inattendue d'Eltsine. Poutine a reconnu que cette initiative surprise d’Eltsine lui avait donné un avantage substantiel dans la campagne présidentielle avant une élection anticipée provisoirement fixée pour mars. « Eltsine, a-t-il dit, a été principalement motivé par son désir de continuer à contrôler le destin de la Russie après avoir quitté le bureau ».
Au jeu d’échecs, le coup d’Eltsine s’appelle un gambit. Cela consiste à sacrifier un pion ou même une figure (comme dans le cas présent) pour se donner un avantage stratégique décisif. Le calcul a réussi. Ce n’est pas une raison pour oublier qu’il s’agissait d’une ruse.
Le 31 décembre 1999, Boris Eltsine annonce sa démission et confie
l'intérim à la tête de l'Etat au premier ministre, Vladimir Poutine.