La prochaine étape de la démocratie : l’entreprise
Nous vivons dans un monde soi-disant démocratique mais où l’autonomie financière de 80 % de la population qui est salariée est dépendante d’un univers d’organisations économiques où la structure du pouvoir est tout sauf démocratique (j’ai déjà évoqué ce sujet dans un article ici). Une sociologue et politologue belge, Isabelle Ferreras, vient de publier un livre (gouverner le capitalisme ? – PUF sept 2012) où elle propose d’avancer vers une plus grande démocratisation des entreprises par la mise en place d’un bicamérisme.
Au delà de sa proposition d’instaurer deux chambres, celles des apporteurs de capital et celle des investisseurs en travail, devant lesquelles le gouvernement de l’entreprise serait responsable des ses orientations et de sa gestion, ce livre permet de clarifier les principes de fonctionnement du pouvoir dans l’entreprise et d’apporter un certain nombre de concepts qui me paraissent éclairants.
Sa réflexion part de son travail précédent sur l’analyse de la situation de travail des caissières de supermarché (Critique politique du travail. Travailler à l'heure de la société des services - Presses de Sciences Po, 2007) où elle décrit l’expérience du travail dans un univers de service comme un positionnement dans un espace politique alors que les présupposés des théories libérales comme du marxisme envisagent le travail dans une perspective purement instrumentale. En effet l’irruption du client dans l’espace de travail implique des régulations de comportements liés à l’espace public qui depuis deux siècles sont régies par des règles démocratiques où tous les acteurs sont égaux alors que le management interne des entreprises s’est construit au sein d’espaces privés ou la chaine hiérarchique à un pouvoir absolu par délégation des propriétaires du capital.
C’est sur la base de ce constat qu’elle estime totalement illégitime ce mode de pouvoir domestique à l’œuvre au sein des entreprises privées capitalistes. Par ailleurs elle repositionne cette évolution dans une perspective plus longue de sortie du travail de l’espace domestique : La première phase à été la création des usines industrielles au XIXème siècle qui, en créant des espaces de travail collectifs, a extrait le travail de l’espace familial. La seconde phase, au XXème siècle, a été l’irruption de la loi avec le code du travail comme régulateur des conflits au sein de ces espaces collectifs privés. Cette troisième phase d’introduction de l’espace public dans l’espace de travail implique pour elle une reconfiguration du pouvoir dans l’entreprise.
A partir de ces prémisses, posant le conflit irréductible entre la logique instrumentale des apporteurs de capital qui envisagent l’entreprise et ses salaries comme des objets au service de la création de profit et la logique politique des investisseurs en travail qui souhaitent la mise en place de régulations démocratiques pour instaurer une justice des comportements dans un espace public , elle a cherché les dispositifs mis en œuvre pour régler ce type de conflit dans l’histoire des systèmes politiques. C’est sur l’observation de la mise en place de la démocratie dans la Rome antique et dans l’Angleterre du XVIIème siècle qu’elle en vient au bicamérisme. En effet ce conflit de logique entre actionnaire et salariés est comparable à ceux entre patriciens et plébéiens dans la Rome antique et entre Lord et Commons dans l’Angleterre du XVIIème.
La mise en place de ces deux chambres, celles des apporteurs de capital et celle des investisseurs en travail, devant lesquelles la direction de l’entreprise serait responsable des ses orientations et de sa gestion et donc devrait obtenir l’accord des deux chambres, permettrait de sortir d’une logique de simple gestion instrumentale au service du capital pour accéder à une logique de gouvernement au service de l’entreprise.
Une fois posé ce principe le livre nous laisse sur notre faim car il reste tout à inventer. Pour ne citer que quelques questions :
- La distinction est faite est fait entre fonction législative des chambres et fonction exécutive du gouvernement d’entreprise, mais aujourd’hui la chambre des apporteurs de capital qu’est le conseil d’administration n’a pas de pouvoir législatif étendu : il n’a qu’un pouvoir de nomination et de validation des orientations de politiques générales et de validation des comptes a postériori. Dans le nouveau système, est-ce que les chambres doivent voter les budgets, valider les systèmes de règles et de procédures internes, quel est le rôle législatif du comité de direction ?
- Nulle part dans cet opus n’est envisagé la création d’un pouvoir judicaire, or dans les normes internationales de système de management qui permettent la prise en compte des attentes des parties prenantes externes (par exemple du client avec l’ISO 9001 ou environnementale avec l’ISO 14001,…) on observe la mise en place d’une fonction législative par la mise en place de procédures, mais aussi d’une fonction judiciaire avec la mise en place systématique d’audits qui prescrivent des actions correctives…
- Pour que ce système fonctionne, comment s’organise la liberté d’expression et d’information des salariés afin qu’ils puissent voter en toute connaissance de cause pour leurs représentants à la chambre des investisseurs en travail ? Comment cette liberté va influencer les modes de management opérationnels qui ne pourront plus fonctionner sur un principe de rétention d’information ?
- Dans ce nouveau système de pouvoir, quel est le rôle de la technostructure de l’entreprise (au sens de Mintzberg) à savoir les fonctions supports qui définissent les règles de fonctionnement ? Sont-elles toujours au service de la ligne hiérarchique ou ont-elles un rôle de « fonction publique » au service du bien commun de l’entreprise ?
- Dans le même ordre d’idée quelle conséquence la mise en place du bicamérisme implique sur les systèmes de reporting et de pilotage ? Les initiatives liées au développement durable comme le GRI l’ISO 26000 ou l’EFQM qui poussent à la prise en compte des attentes de toutes les parties prenantes peuvent être une première source d’inspiration.
- Dans ce livre Isabelle Ferreras précise que ce système de bicamérisme est nécessaire en priorité dans les grandes entreprises cotées en bourse. Comment ce principe de mise en place de gouvernement d’entreprise prenant en compte des deux logiques instrumentale et politique peut être mis en œuvre dans les entreprises non cotés, dans les PME, TPE ? Peut-on envisager des sytèmes à mi-chemin entre une démocratie représentative et une démocratie directe ? Que faire dans le cas des filiales ou GIE au service d’autres entités de grands groupes dont la stratégie et les moyens sont dépendantes de celles de leurs entités clientes ?
- Enfin, au delà de la structure de gouvernance en elle-même, c’est bien les statuts de l’entreprise qui doivent être revus. L’initiative Californienne de société « à but flexible » en est une première piste de travail.
Pour conclure, voici un livre qui nous invite à revoir notre vision de la réalité, ouvre des perspectives et nous invite à inventer notre futur…