jeudi 22 novembre 2012 - par SDM 94

La prochaine étape de la démocratie : l’entreprise

Nous vivons dans un monde soi-disant démocratique mais où l’autonomie financière de 80 % de la population qui est salariée est dépendante d’un univers d’organisations économiques où la structure du pouvoir est tout sauf démocratique (j’ai déjà évoqué ce sujet dans un article ici). Une sociologue et politologue belge, Isabelle Ferreras, vient de publier un livre (gouverner le capitalisme ? – PUF sept 2012) où elle propose d’avancer vers une plus grande démocratisation des entreprises par la mise en place d’un bicamérisme.

Au delà de sa proposition d’instaurer deux chambres, celles des apporteurs de capital et celle des investisseurs en travail, devant lesquelles le gouvernement de l’entreprise serait responsable des ses orientations et de sa gestion, ce livre permet de clarifier les principes de fonctionnement du pouvoir dans l’entreprise et d’apporter un certain nombre de concepts qui me paraissent éclairants.

Sa réflexion part de son travail précédent sur l’analyse de la situation de travail des caissières de supermarché (Critique politique du travail. Travailler à l'heure de la société des services - Presses de Sciences Po, 2007) où elle décrit l’expérience du travail dans un univers de service comme un positionnement dans un espace politique alors que les présupposés des théories libérales comme du marxisme envisagent le travail dans une perspective purement instrumentale. En effet l’irruption du client dans l’espace de travail implique des régulations de comportements liés à l’espace public qui depuis deux siècles sont régies par des règles démocratiques où tous les acteurs sont égaux alors que le management interne des entreprises s’est construit au sein d’espaces privés ou la chaine hiérarchique à un pouvoir absolu par délégation des propriétaires du capital.

 C’est sur la base de ce constat qu’elle estime totalement illégitime ce mode de pouvoir domestique à l’œuvre au sein des entreprises privées capitalistes. Par ailleurs elle repositionne cette évolution dans une perspective plus longue de sortie du travail de l’espace domestique : La première phase à été la création des usines industrielles au XIXème siècle qui, en créant des espaces de travail collectifs, a extrait le travail de l’espace familial. La seconde phase, au XXème siècle, a été l’irruption de la loi avec le code du travail comme régulateur des conflits au sein de ces espaces collectifs privés. Cette troisième phase d’introduction de l’espace public dans l’espace de travail implique pour elle une reconfiguration du pouvoir dans l’entreprise.

A partir de ces prémisses, posant le conflit irréductible entre la logique instrumentale des apporteurs de capital qui envisagent l’entreprise et ses salaries comme des objets au service de la création de profit et la logique politique des investisseurs en travail qui souhaitent la mise en place de régulations démocratiques pour instaurer une justice des comportements dans un espace public , elle a cherché les dispositifs mis en œuvre pour régler ce type de conflit dans l’histoire des systèmes politiques. C’est sur l’observation de la mise en place de la démocratie dans la Rome antique et dans l’Angleterre du XVIIème siècle qu’elle en vient au bicamérisme. En effet ce conflit de logique entre actionnaire et salariés est comparable à ceux entre patriciens et plébéiens dans la Rome antique et entre Lord et Commons dans l’Angleterre du XVIIème.

La mise en place de ces deux chambres, celles des apporteurs de capital et celle des investisseurs en travail, devant lesquelles la direction de l’entreprise serait responsable des ses orientations et de sa gestion et donc devrait obtenir l’accord des deux chambres, permettrait de sortir d’une logique de simple gestion instrumentale au service du capital pour accéder à une logique de gouvernement au service de l’entreprise.

 

Une fois posé ce principe le livre nous laisse sur notre faim car il reste tout à inventer. Pour ne citer que quelques questions :

- La distinction est faite est fait entre fonction législative des chambres et fonction exécutive du gouvernement d’entreprise, mais aujourd’hui la chambre des apporteurs de capital qu’est le conseil d’administration n’a pas de pouvoir législatif étendu : il n’a qu’un pouvoir de nomination et de validation des orientations de politiques générales et de validation des comptes a postériori. Dans le nouveau système, est-ce que les chambres doivent voter les budgets, valider les systèmes de règles et de procédures internes, quel est le rôle législatif du comité de direction ?

- Nulle part dans cet opus n’est envisagé la création d’un pouvoir judicaire, or dans les normes internationales de système de management qui permettent la prise en compte des attentes des parties prenantes externes (par exemple du client avec l’ISO 9001 ou environnementale avec l’ISO 14001,…) on observe la mise en place d’une fonction législative par la mise en place de procédures, mais aussi d’une fonction judiciaire avec la mise en place systématique d’audits qui prescrivent des actions correctives…

- Pour que ce système fonctionne, comment s’organise la liberté d’expression et d’information des salariés afin qu’ils puissent voter en toute connaissance de cause pour leurs représentants à la chambre des investisseurs en travail ? Comment cette liberté va influencer les modes de management opérationnels qui ne pourront plus fonctionner sur un principe de rétention d’information ?

- Dans ce nouveau système de pouvoir, quel est le rôle de la technostructure de l’entreprise (au sens de Mintzberg) à savoir les fonctions supports qui définissent les règles de fonctionnement ? Sont-elles toujours au service de la ligne hiérarchique ou ont-elles un rôle de « fonction publique » au service du bien commun de l’entreprise ?

- Dans le même ordre d’idée quelle conséquence la mise en place du bicamérisme implique sur les systèmes de reporting et de pilotage ? Les initiatives liées au développement durable comme le GRI l’ISO 26000 ou l’EFQM qui poussent à la prise en compte des attentes de toutes les parties prenantes peuvent être une première source d’inspiration.

- Dans ce livre Isabelle Ferreras précise que ce système de bicamérisme est nécessaire en priorité dans les grandes entreprises cotées en bourse. Comment ce principe de mise en place de gouvernement d’entreprise prenant en compte des deux logiques instrumentale et politique peut être mis en œuvre dans les entreprises non cotés, dans les PME, TPE ? Peut-on envisager des sytèmes à mi-chemin entre une démocratie représentative et une démocratie directe ? Que faire dans le cas des filiales ou GIE au service d’autres entités de grands groupes dont la stratégie et les moyens sont dépendantes de celles de leurs entités clientes ?

- Enfin, au delà de la structure de gouvernance en elle-même, c’est bien les statuts de l’entreprise qui doivent être revus. L’initiative Californienne de société « à but flexible » en est une première piste de travail.

Pour conclure, voici un livre qui nous invite à revoir notre vision de la réalité, ouvre des perspectives et nous invite à inventer notre futur…



12 réactions


  • jaja jaja 22 novembre 2012 09:47

    Le bicamérisme remplaçant donc la vieille opposition entre patronat et syndicats donnant aux entreprises un fonctionnement pacifié puisque supposé démocratique.... Une gouvernance idéale et sans heurts pour les capitalistes puisque supposée elle aussi acceptée par les « investisseurs en travail » (lire les prolos) qui n’auront pas le choix dès lors que les patrons instaureront ce nouveau système « démocratique ».....

    Le tout bien entendu sans revenir sur les fondamentaux que sont la notion de profit pour les actionnaires « apporteurs de capital » dont l’utilité est donc incontestée ni sur la propriété privée des moyens de production et d’échange...

    Le « bien commun » de l’entreprise c’est-à-dire les intérêts que les travailleurs sont censés partager avec les actionnaires est un leurre. Les un triment et les autres gagnent du fric... C’est ça la réalité ! Tant que la logique de profit ne disparaît pas au profit d’un réel partage des richesses entre toutes et tous l’entreprise capitaliste reste une entité totalitaire où le ferme ta gueule sera toujours roi ! Même si la domination se veut toujours plus subtile plus intelligente et moins visible qu’au XIXème siècle...


  • spartacus spartacus 22 novembre 2012 12:23

    « des apporteurs de capital qui envisagent l’entreprise et ses salaries comme des objets »


    La vision Zola du salarié de ceux qui n’ont jamais mis les pieds dans une entreprise.
    La vision bobo de l’actionnaire de ceux qui n’ont jamais mis un centime dans une action.

    Dramatique !


  • eau-du-robinet eau-du-robinet 22 novembre 2012 20:37

    début de citation
    Nous vivons dans un monde soi-disant démocratique mais...
    fin de citation

    ... qui est en réalité un monde oligarchique !

    Les médias utilisent (inversent volontairement) le mot démocratique pour protéger un système (les privilèges des riches) qui est en réalité une oligarchie.

    Sur wikipedia est marque :

    Une oligarchie (prononcer [ɔligarʃi]) - du grec oligos (peu nombreux) et arkhê (commandement) - est une forme de gouvernement dirigé par un petit groupe de personnes qui forment une classe dominante

    fin de citation

    Donc arrentons d’utiliser, comme font toutes les grands médias, d’utiliser le mot démocratie à tord et à travers.


  • davideduardo davideduardo 23 novembre 2012 05:36

    Transformer le travailleur en actionnaire, investisseur de temps de travail est une idée a travailler, j ai toujours été pour plus de participacion des salariés,



    Mais, s ils deviennent des « investisseurs », il doivent etre rémunérés comme tel :

    Beaucoup quand l entreprise augmente ses bénéfices.
    Tres peu quand elle a des pertes.



    • Romain Desbois 23 novembre 2012 07:56

      Bravo !!!!!! Vous venez d’inventer la coopérative !!!! smiley


    • plexus plexus 23 novembre 2012 19:46

      Cher ami,
       Je ne peux pas laisser passer votre message sans réagir.
      La coopérative est un leurre, un très bel idéal, mais qui ne supporte pas l’épreuve des faits.
      Toutes les coopératives de production durent 3 ans au maximum.
      Ou bien les « coopérateurs » font de mauvaises affaires, ils s’étaient regroupés pour se partager des profits, pas des pertes, et l’esprit associatif s’arrête là.
      Ou alors, face à des gens dévoués et de bonne volonté,,arrivent des requins qui bouffent la boîte
      La dernière coopérative français de distribution, la « COOPE » d’Alsace vient de tirer le rideau, c’était pourtant une très belle société.
      La bonne volonté n’a jamais remplacé la compétence, ni l’utopie l’efficacité.


    • Romain Desbois 23 novembre 2012 20:00

      bah non mon cher des coopératives qui durent, ca existe.

      Les lunettes Atoll vous connaissez ?

      Les tickets restaurants vous connaissez ?

      Deux exemples qui perdurent depuis bien plus de trois ans.

      Mais sur le fond , vous avez raison. Dans les faits le diktat est plus solide que la démocratie.


  • plexus plexus 23 novembre 2012 19:29

    Enorme rigolade que ce pamphlet sur l’harmonisation du capital et des forces de travail.
    On rigole, ou quoi ?
    Diriger une entreprise suppose des choix.
    En quoi sont critiquables les décisions de PSA ou de Renault de s’intéresser aux petites voitures, alors que c’est le marché le plus frappé par la crise ?
    La venue de syndicalistes bornés aux instances de décision aurait-elle un meilleur effet que la boule de cristal de madame irma ?
    J’en doute !
    Tout ça, c’est de la théorie, issue du leurre de l’autogestion, mise en avant par monsieur rocard, un homme honnête, pour lequel j’ai , d’ailleurs, beaucoup de respect.
    La réalité est autre, et tous ces théoriciens feraient bien de se référer au principe d’Hédon.
    Un chef d’entreprise monte son affaire (pas facile en France) parce qu’il en attend un certain nombre de satisfactions et de profits.
    Si cela devient trop compliqué, il se « casse », il n’est pas responsable de la pérennité de son entreprise, ce que croient pourtant, ingénument, nombre de gens.
    Exit le « sale patron », ben, démerdez vous avec vos beaux principes et vos belles statistiques !


  • SDM 94 SDM 94 24 novembre 2012 00:18

    bonjour à tous,

    j’ai peur que personne n’ai bien compris le principe du bicamérisme : ce n’est pas une coopérative où les salariés sont propriétaires de l’entreprise, ce qui les place dans une situation schizophrénique de défendre en même temps leurs intérêts de propriétaires et leurs intérêts de travailleurs. Ce n’est pas non la participation des salariés au conseil d’administration où, même s’il ont des droits de vote, ils sont généralement largement minoritaires.

    Dans le bicamérisme, le gouvernement de l’entreprise, nommé par les deux chambres, doit obtenir la majorité absolue dans les deux chambres. Cela veut dire que pour toute orientation ou décision majeure de la direction, chaque assemblé (celle des apporteurs de capital comme celle des investisseurs en travail) à un droit de véto. Les dirigeants doivent donc prendre des décisions qui soient acceptables par les deux chambre. Cela change radicalement la donne....

    Personnellement je ne suis pas sûr que ce système soit une panacée universelle, mais ce livre m’a ouvert des perspectives de réflexion que je n’avait pas eu auparavant et il me paraissait intéressant d’en faire part.


  • Stéphane Bernard Stéphane Bernard 19 août 2013 12:41
    Bonjour,
    Démocratie, dites-vous ?
    Je voudrais attirer votre attention sur une démarche de démocratie participative qui s’appuie sur un « contrat moral » et un programme citoyen pour les municipales 2014 : http://www.la-democratie-participative.org
    La démarche est virale, faites circuler l’information !
    Ne soyez plus des électeurs, mais des citoyens ! Reprenez le pouvoir !
    Stéphane Bernard
    Bien cordialement.

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