vendredi 16 mai - par Giuseppe di Bella di Santa Sofia

La voix d’un ange, l’écho d’une tragédie : Sœur Sourire, du triomphe au tombeau

Dans une Belgique encore corsetée par la rigueur catholique des années 1950, une jeune nonne à la guitare, Jeanne Deckers, alias Sœur Sourire, fit vibrer le monde avec son refrain naïf : "Dominique, nique, nique…". De son couvent de Waterloo aux plateaux d’Hollywood, elle devint une étoile improbable, éclipsant Elvis Presley. Mais derrière ce sourire candide se cachait une âme tourmentée, brisée par la gloire, les dettes et un amour interdit. 

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Les premiers pas de Jeanne Deckers vers la foi

Sous les néons blafards de la place de Brouckère à Bruxelles, Jeanne-Paule Marie Deckers naît le 17 octobre 1933 dans une famille de commerçants. La boutique de pâtisserie de Lucien et Gabrielle exhale des parfums de sucre et de beurre, mais l’ambiance y est glaciale. Gabrielle, mère autoritaire, règne sur le foyer comme une générale en campagne, tandis que Lucien, effacé, se plie à ses diktats. Jeanne, surnommée Jeanine, grandit dans cette tension, décrivant plus tard son enfance comme "morne" dans son journal intime, où elle confie : "Ma mère ne savait pas aimer, elle ordonnait".

À l’adolescence, Jeanine trouve refuge dans le scoutisme, où les feux de camp et les chansons lui offrent une liberté fugace. Mais la maison familiale reste un carcan. En 1954, elle tente de devenir professeure de dessin, un échec qui la renvoie à ses doutes. "Je cherchais un sens, une famille qui ne me jugerait pas", écrit-elle dans une lettre à une amie d’enfance. En 1959, à 26 ans, elle frappe à la porte du couvent dominicain de Fichermont, à Waterloo, sa guitare à la main. Devenue Sœur Luc-Gabriel, elle y trouve une communauté, mais aussi des contraintes qui pèseront lourd.

Le couvent, avec ses murs de pierre humide et ses prières rythmant l’aube, est un havre austère. Pourtant, Jeanine s’y épanouit en secret, grattant des mélodies sur sa guitare, Adèle. Ses chansons, d’abord fredonnées pour les autres novices, charment les sœurs. "Elle avait une voix claire, comme un ruisseau", note une religieuse dans une chronique interne du couvent. Ses supérieures, flairant un potentiel, négocient un contrat avec Philips. Le pseudonyme "Sœur Sourire", choisi par un panel d’auditeurs, lui est imposé. "Je le trouvais ridicule, mièvre", confiera-t-elle dans une interview en 1979.

 

El lado oscuro de 'Soeur Sourire'

 

"Dominique", l’hymne qui conquit le monde

En 1963, le monde est en ébullition. La guerre du Vietnam gronde, Kennedy est assassiné et les Américains cherchent du réconfort. Dans ce chaos, une chanson française, "Dominique", portée par une nonne belge, devient un phénomène. Écrite en hommage à saint Dominique de Guzmán, elle est d’une simplicité désarmante : "Dominique, nique, nique, s’en allait tout simplement…". Pourtant, son refrain accrocheur et sa candeur touchent les cœurs. "Cette mélodie est un baume dans une époque de fer", écrit un critique du New York Times en décembre 1963.

 

 

Le single domine les charts européens, puis s’exporte aux États-Unis, où il trône au sommet du Billboard Hot 100 pendant quatre semaines, un exploit pour une chanson non anglophone. Sœur Sourire, dont le visage reste masqué sur les pochettes, devient une icône anonyme. Ed Sullivan, fasciné, traverse l’Atlantique pour filmer son émission dans le couvent de Fichermont. "Je n’étais qu’une voix, pas une femme", note Jeanine dans son journal, frustrée par cet effacement. Son album, The Singing Nun, s’écoule à deux millions d’exemplaires et Hollywood s’empare du phénomène avec un film en 1966, The Singing Nun, où Debbie Reynolds incarne une version édulcorée de la nonne.

 

 

Mais ce succès est un mirage. En vertu de ses vœux de pauvreté, Jeanine ne touche presque rien. Philips empoche 95 % des revenus, le reste va au couvent. "J’ai chanté pour Dieu, pas pour l’argent, mais on m’a volé ma voix", écrit-elle amèrement en 1967. Une anecdote, non vérifiée, raconte qu’elle aurait offert une guitare reçue de Georges Brassens à une sœur, un geste de désintérêt matériel. Cette gloire, qu’elle n’a jamais vraiment possédée, commence à peser comme une croix.

 

Luc Dominique, la rebelle sans nom

En 1966, Jeanine, étouffée par les règles du couvent et en désaccord avec une Église catholique qu’elle juge beaucoup trop figée, quitte les dominicaines. "Je voulais vivre ma foi, pas la subir", confie-t-elle dans une lettre à Annie Pécher, son amie d’enfance retrouvée à l’université de Louvain. Mais son départ est un arrachement. Les sœurs lui interdisent tout contact, la qualifiant de "mauvaise influence". Privée du nom "Sœur Sourire", propriété de l’ordre, elle devient Luc Dominique, un pseudonyme qui ne séduit absolument pas.

Sous ce nouveau nom, elle tente de relancer sa carrière, mais ses chansons, plus audacieuses, heurtent. En 1967, "La Pilule d’or", un hymne à la contraception, scandalise l’Église catholique. "Gloire à Dieu pour la pilule dorée", chante-t-elle, défiant le Vatican, qui condamne le contraceptif. Sa tournée au Québec, où elle était jadis adulée, s’effondre sous le boycott catholique. "On m’a traitée de traîtresse, d’hérétique", écrit-elle, profondément blessée. Une rumeur prétend qu’un prêtre aurait brûlé ses disques en public à Montréal.

 

 

 

Les années 1970 sont une lente dérive. Jeanine vit de cours de guitare et d’un travail auprès d’enfants autistes avec Annie, désormais sa compagne. Leur relation, discrète, est un refuge, mais suscite des murmures dans la Belgique catholique. En 1974, le fisc belge frappe à sa porte, réclamant des arriérés sur les gains de "Dominique", qu’elle n’a jamais perçus. "Ils me poursuivent pour une fortune qui n’a jamais été mienne", se lamente-t-elle dans une lettre au roi Baudouin, restée sans réponse. Le couvent, qui l’avait aidée à acheter un appartement à Wavre, refuse de payer davantage, arguant qu’elle a signé un solde de tout compte.

 

Jeanne Deckers aka The Singing Nun | Legacy Project Chicago

 

La chute et le silence

En 1981, un ultime sursaut : Jeanine enregistre une version disco de "Dominique" avec le label Scalp Records. C’est un fiasco. "J’ai cru pouvoir ressusciter Sœur Sourire mais elle était morte", note-t-elle dans son journal. L’Institut Claire Joie, fondé avec Annie pour les enfants autistes, fait faillite en 1982, engloutissant leurs économies. "Tout ce que j’avais, je l’ai donné à Claire Joie", confie-t-elle à un ami. L’alcool et les barbituriques deviennent des béquilles pour les deux femmes, acculées par les dettes et l’isolement.

 

 

Le 29 mars 1985, à Wavre, Jeanine et Annie rédigent une lettre d’adieu : "Nous n’avons pas perdu la foi mais la vie est trop lourde." Elles avalent un cocktail de médicaments et de cognac, s’éteignant côte à côte. Leur suicide, dans une Belgique où l’homosexualité reste taboue, choque. Leur tombe, au cimetière de Wavre, porte une épitaphe tirée d’une chanson de Jeanine : "J’ai vu voler son âme à travers les nuages."

 

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L’histoire de Sœur Sourire est celle d’une femme piégée par son époque, sa foi et sa gloire. Sa voix, qui avait enchanté le monde, s’est tue dans un cri de désespoir. Mais ses chansons, même moquées, résonnent encore, comme un écho d’une âme qui cherchait la lumière dans l’ombre



24 réactions


  • Gégène Gégène 16 mai 11:58

    Pourquoi elle n’a pas repris la chanson

    « Un zeste de citron . . . . » de Gainsbourg ?

    A la guitare, c’était dans ses cordes smiley


    • Seth 16 mai 12:46

      @Gégène

      Je pensais plutôt aux sucettes à l’anis...


    • hans-de-lunéville 1 16 mai 12:58

      @Gégène
      vous vouliez dire « lemon incest »....


    • Seth 16 mai 13:36

      @ Gégène

      Je pense à vous en ce moment, je me suis replongé dans les Shadoks.

      Fin de la 1ère partie : vous venez d’entrer en scène.  smiley


    • Seth 16 mai 17:01

      @hans-de-lunéville 1

      C’était compliqué, ça devait être feu Jane qui le lui avait soufflé : « lemon incest » signifie mot à mot « inceste de citron » sonnant un peu comme « lemon, a zest » en anglais, « a zest » étant un terme de posh english équivalent de « a soupçon » donc proche en anglais d’« un soupçon de citron », donc « lemon a zest », donc « lemon incest ». CQFD

      Enfin, on s’y perd, texte compliqué.  smiley

      Sinon un zeste se dit « a rind ». C’est moins poétique.


  • ETTORE ETTORE 16 mai 13:16

    Serais ce encore possible de nos jours ?


    • Seth 16 mai 14:19

      @ETTORE

      Cet article ne me surprend pas : je m’étais un jour par hasard demandé ce qu’elle était devenue et j’avais donc appris l’horreur qu’elle avait vécu, j’espère ardemment qu’elle est une exception.

      Moralité mon cher Hector : si tu décides de devenir sœur chez les dominicaines, après tout pourquoi pas, reste cloîtrée chez les moniales, ne vas pas chantonner à l’ortf et et si tu aimes les contacts extérieurs contente toi d’être au plus soeur-tourière.  smiley


    • Seth 16 mai 14:58

      @Seth

      Tiens... LE monostellaire a collé une étoile à tous les commentaires. Encore un géronte aigri qui ne trouve plus rien à son goût mais faut le comprendre : il n’en a plus.  smiley


    • SilentArrow 16 mai 15:53

      @Seth
       

      Tiens... LE monostellaire a collé une étoile à tous les commentaires.

      C’est plutôt bon signe non ? Être désapprouvé par ce pauvre hère.

    • Seth 16 mai 16:27

      @SilentArrow

      C’est vrai : c’est le signe de la popularité : soit on est aimé soit on est haï mais au moins on existe.  smiley


  • SilentArrow 16 mai 15:45

    @Giuseppe di Bella di Santa Sofia

    Elle avait vraiment une voix virginale à l’époque de Dominique nique nique.

    Si la chanson était composée aujourd’hui, ce serait par un chimpanzé chanteur de rap « Dominique nique la France, Dominique nique ta mère, Dominique nique tout le monde ».


    • Seth 16 mai 16:32

      @SilentArrow

      Ben évidemment, d’autres que Dominique nique nique... 

      Ces paroles étaient un peu osées, traduit en anglais ça aurait donné : Dominik shags, shags, shags...  smiley


    • Seth 16 mai 16:35

      @Seth

      Mais arrêtons là, je m’étonne que Giuseppe n’ait pas réagi aux commentaires graveleux en référence à cette chanson : ce n’est pas le sujet de son article même s’il a un peu manqué d’humour à ce sujet.


    • Bonjour @Seth, 

      J’ai lu les commentaires et rien ne me choque. J’aime l’humour, même graveleux. Il faut prendre la vie comme elle se présente et ne pas tout prendre au sérieux. Je n’aime pas les insultes, les menaces de mort (j’en ai parfois, y compris de la part de modérateurs) et la diffamation. Ce sont les seuls motifs qui entraînent un banissement des fils de mes commenaires, contrairement à ce que certaines personnes prétendent. 

      J’ai des origines méditérranéennes et parfois je m’emporte. C’est vrai. Mais ce n’est qu’une saine colère qui ne dure qu’un instant et que j’oublie très rapidement. 

      J’ai connu Jeanine et sa compagne Annie, à l’époque où j’habitais Bruxelles. Deux femmes extraordinaires qui ont toujours été altruistes et ont gardé une foi fervente, malgré les épreuves terribles qu’elles ont traversées. J’étais présent aux obsèques de ces deux femmes qui s’aimaient profondément. 


    • Seth 16 mai 17:14

      @Giuseppe di Bella di Santa Sofia

      Les femmes ont l’art de s’aimer, l’amour étant une rare qualité chez les hommes...

      Mais quand je lis cette vie, ces engagements envers les autres au point de ne plus pouvoir s’en sortir, je ne peux m’empêcher de penser à cette morale de la fable de Anouilh « Le laboureur et ses enfants » :


      Comme on est seul dans son linceul
      On est tout seul dans sa chemise.

      Le doute au moment de la mort illustré admirablement par Poulenc dans la mort saisissante mais si humaine au fond de la Supérieure Mme de Croissy du Dialogue des Carmélites ( 13’30") :

      https://www.youtube.com/watch?v=KvEFoYLQnM8

      Un p’tit coup de chanson, ça fait jamais de mal.  smiley


    • Seth 16 mai 17:38

      @Seth

      Mais on ne va pas s’arrêter là, c’est trop sombre : la même Rita Gorr (belge elle. aussi) chante l’air final de Sapho (de Gounod) se jetant du rocher de Lesbos :

      https://www.youtube.com/watch?v=yNTNl3WICGs


    • chantecler chantecler 16 mai 19:56

      @Seth
      Ca ressemble bigrement au « Château de Barbe Bleu de Bella Bartok » !


    • Seth 16 mai 20:27

      @chantecler

      Ya de ça effectivement.


  • Rinbeau Rinbeau 16 mai 20:11

    Une chanson à la gloire du célèbre inquisiteur Dominique de guzman.. Inventeur de l’inquisition puisque la doxa historique nous apprend.. Sans autre forme de pudeur.. Qu’en aucun cas on ne peut le traiter d’inquisiteur puisque le mot inquisition n’existait pas encore.. C’est à se pisser dessus et sur Wikipédia également.. Bref une hérésie.. Quand à la croisade des Albigeois, seuls subsistent les écrits catholiques, les autres ayant finis comme le disque de sœur sourire brulés en place publique.. Autres temps.. Mêmes mœurs.. Quand à la conversion par la seule force de sa persuasion.. ça me fait penser à l’allégorie de JC distribuant des pains, si bien filmée par les inconnus en leur temps.. smiley

    L’auteur prend des risques.. Dominique nique nique.. Par les temps qui courent.. C’est un peu.. Il fourre il fourre le curé.. En d’autres époques !

    Je me demande ce que va pouvoir nous sortir comme article prochain notre historien en herbe.. Je me régale déjà..

     smiley


    • Et hop ! Et hop ! 18 mai 14:04

      @Rinbeau

      Inquisition n’était pas le nom d’un tribunal qui était le Saint-Office, mais d’une méthode de procédure inquisitoriale, c’est-à-dire en faisant une enquête, une instruction, procédure qui a été étendue en France aux procédures criminelle avec le juge d’instruction qui enquête à charge et à décharge, en interogeant des gens.

      Sur les cathares, ou Albigeois, leur doctrine et leur vie, il reste tous les procès verbaux des enquêtes dont Emmanuel Leroi-Ladhurie a tiré son livre Montaillou, village occitan. Ça ressemble à une enquête la DGRSE sur une mouvence qui serait considérée comme subversive, autonomiste, islamiste, terroriste, fasciste. Il n’y avait pas de torture ou de contrainte.

      Cette idéologie était promue par les grands seigneurs du Midi toulousain autour du Comte de Toulouse, avec la volonté de sécession à la foi du roi de France et de l’église qui était le service public de l’éducation, de l’administration, des affaires sociales, de la santé et de la culture.
      Donc, la « croisade contre les Albigeois » a été à la fois une guerre politique de reconquête et de soumission militaire d’une région, une guerre de sécession comme au Dombass, et à la fois une enquête religieuse avec une mission confiée aux Dominicains qui étaient un ordre d’enseignants et de savants (ils ont d’ailleurs fondé l’Université de Toulouse à cette époque).
      La doctrine cathare était une vraie hérésie, elle mettait vraiment en danger la société comme l’idéologie woke, pour être « parfaits », les adeptes devaient s’interdire la souillure des rapports sexuels, y compris dans le mariage.


  • juluch juluch 16 mai 21:42

    je me souviens bien de cette chanson, par contre j’ignorais totalement son destin.....triste, bien triste.


  • cevennevive cevennevive 17 mai 11:35

    Triste destin...

    Cette histoire de la soeur me fait penser au poème de Victor Hugo, chanté par Brassens : « la légende de la nonne »

    Il faut bien PUNIR celles qui s’écartent du « droit chemin », n’est-ce pas ?

    Des Torquemada, il y en tant, et partout !


    • Seth 17 mai 15:02

      @cevennevive

      Cette « légende la nonne » est magnifique. Et dire que pépé Totor « refusait que l’on dépose de la musique au long de ses vers ».  smiley

      Mais l’Inquisition est imprévisible et présente partout, la preuve :

      https://www.youtube.com/watch?v=vt0Y39eMvpI.  smiley


    • Et hop ! Et hop ! 18 mai 14:15

      @cevennevive

      C’est pas l’Église qui les a punies, son succès lui a donné la grosse tête, elle donné sa démission, elles s’est punie elle-même. C’est sa condition de religieuse catholique et le thème dominicain qui était insolite et qui a fait le succès mondial. Les droits revenaient à son « employeur » (le couvent) qui a d’ailleurs dû se faire complètement arnaquer par la maison de disques.

      C’est comme la Chèvre de Monsieur Seguin, ou un adolescent qui quitte sa famille pour tomber dans l’héroïne et la prostitution.


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