L’affaire Dominique Baudis et l’affaire d’Outreau n’ont donc pas suffi ! L’affaire DSK et l’affaire Tron offrent aux médias officiels deux nouvelles occasions de violer publiquement la présomption d’innocence. Pour parler d’un accusé ou d’un prévenu, ils usent à contre-emploi systématiquement de l’adjectif « présumé ». Alors que le seul usage juridique approprié est de l’associer à « innocent », les médias parlent constamment du « présumé coupable », du « présumé violeur ». Errare humanum est, perseverare diabolicum ! Comment expliquer cette persévérance dans l’erreur ? Il semble que deux facteurs se conjuguent pour réussir ainsi à pervertir le sens des mots et à ruiner dans l’esprit des citoyens une des règles qui distinguent la démocratie de la tyrannie.
L’ignorance crasse d’une nouvelle génération de journalistes
Le premier facteur est sans doute l’ignorance. Nombre de jeunes journalistes tout frais émoulus de leur école, qui depuis quelques années sont entrés en fonction, souffrent d’évidentes carences tant juridiques que linguistiques.
1- Des carences juridiques
Ils ignorent d’abord les règles élémentaires auxquelles obéit ce type si particulier de relations sociales, nommé démocratie. Elles ne datent pourtant pas d’hier. Ont-ils jamais lu la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen adoptée en France le 26 août 1789 ? Ou alors ils n’en ont rien retenu. Pourtant que lit-on à l’article 9 ? « Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne, doit être sévèrement réprimée par la Loi. » Peut-on être plus clair ?
Depuis, ce principe de la présomption d’innocence qui rompait avec les pratiques tyranniques de l’Ancien régime dont les affaires Calas et du Chevalier de la Barre sont des exemples emblématiques, n’a cessé d’être rappelé par la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, la Convention Européenne de sauvegarde des droits de l’homme de 1950 ou le Code civil français : « Toute personne accusée d'un acte délictueux, énonce l’article 11 de la première, est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie au cours d'un procès public où toutes les garanties nécessaires à sa défense lui auront été assurées. » « Toute personne accusée d’une infraction, répète l’article 6-2 de la deuxième, est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. » « Chacun a droit au respect de la présomption d'innocence », dit l'article 9-1 du troisième. Le Code de procédure pénale impose même ce serment aux jurés de cour d’assises depuis la loi du 15 juin 2000 : « Vous jurez et promettez [...] de vous rappeler que l'accusé est présumé innocent et que le doute doit lui profiter ».
Mais à quoi bon ces inlassables répétitions ? Les journalistes ignorants n’en ont cure : sitôt qu’un individu est arrêté, mis en garde à vue ou accusé, il est pour eux obligatoirement appelé « le coupable présumé » ! Il suffit pour s’en convaincre de voir sur Google les référencements de la formule et de ses variantes, « voleur, violeur ou meurtrier présumé ».
2- Des carences linguistiques
La seconde carence dont souffrent aussi nombre de ces jeunes journalistes, est linguistique. C’est une conséquence dramatique du massacre du service public de l’Éducation qui a commencé par l’élimination systématique des langues anciennes. Après l’extinction du Grec ancien, depuis une quinzaine d’années, les incultes qui ont été nommés chefs d’établissement, ont eu à cœur de ruiner l’enseignement du Latin. Eux-mêmes ne risquaient pas de perdre leur Latin, n’en ayant jamais eu connaissance. On les a vu inventer de misérables ruses pour éloigner les élèves du Latin.
- Sous prétexte d’information sur les options à choisir en 4ème , ils passaient dans les classes de 5ème , par exemple, pour dissuader les élèves de prendre le Latin si leur moyenne était jugée insuffisante.
- Ensuite ils ont organisé des incompatibilités de disciplines ou d’horaires : si on faisait « natation », on ne pouvait pas faire Latin. Allez savoir pourquoi ? La « natatio » est pourtant une invention romaine. Surtout, les Germanistes – et donc souvent les meilleurs élèves - qui constituaient le vivier privilégié des Latinistes par la parenté des flexions dans les deux langues, ont été empêchés de faire du Latin, parce que les deux disciplines étaient judicieusement dispensées aux mêmes heures : il fallait donc choisir l’Allemand ou le Latin.
- Le ministère, de son côté, a tout fait pour rendre peu gratifiant l’effort demandé aux élèves : les coefficients aux examens étaient insignifiants ou marginaux.
- Quand malgré ces obstacles, un professeur réussissait depuis une quinzaine d’années à drainer un grand nombre d’élèves par une pédagogie innovante incluant une initiation à l’archéologie gréco-romaine sur les sites de Provence et de Campanie en Italie (Pompéi, Herculanum, Paestum, etc.) les incultes au pouvoir n’ont eu qu’une obsession : casser cette pédagogie pour détourner les élèves du Latin ! Ils ont gagné !
On en voit aujourd’hui le résultat avec ses jeunes journalistes qui ne connaissent pas leur langue française, mais baragouinent très bien le sabir anglo-américain. S’ils avaient fait un peu de Latin, ils sauraient que l’adjectif « présumé » vient du verbe latin « praesumere » qui signifie « prendre d’avance », et que, dans le contexte juridique, « présumé » veut dire « considéré comme… avant tout examen ». En démocratie, on ne peut donc associer « présumé » à « coupable », mais seulement à « innocent », tant qu’un tribunal ne s’est pas prononcé.
Un projet concerté de « démocratie limitée » ?
Mais l’ignorance n’est pas, à vrai dire, la cause principale de cette obstination dans l’erreur. Elle n’en est même que l’auxiliaire inconscient. Il est probable que cette inversion systématique de présomption au détriment de l’innocence et au profit de la culpabilité entre dans un plan de perversion des règles démocratiques soigneusement pensé et mis en œuvre par les partisans d’une « démocratie limitée ». Les jeunes journalistes ne sont que des instruments ignorants aux mains des stratèges qui possèdent et dirigent les médias.
L’ignorance des citoyens, issue déjà de la destruction du service public de l’école programmée depuis 1996 (1) est entretenue dans les médias par un lexique soigneusement choisi qui les désoriente. Ainsi répètent-ils à satiété : « Il n’y a pas d’alternative au marché » ou « Il n’y a pas d’alternative à la mondialisation » ou encore « Il n’y a pas d’alternative au sauvetage des banques » ; des licenciements massifs sont appelés « plans sociaux » et le mot vague à souhait tant prisé d’ « ajustement » est l’autre nom, par euphémisme, de la destruction des services publics au profit des privatisations.
Inculquer dans les esprits « la présomption de culpabilité » à la place de « la présomption d’innocence » est une des méthodes du même projet de limitation en douceur de la démocratie. L’accroissement des moyens de surveillance et de répression en est du coup légitimé puisque les citoyens désormais sont, avant tout examen préalable, tenus pour coupables sauf à prouver leur innocence. Ne doit-on pas avoir à l’œil des coupables ? Or, en adoptant cette règle, la démocratie ne diffère plus sur ce point précis de la tyrannie. Si l’on y ajoute la loi du 12 avril 2000 qui encourage le délateur au détriment de sa victime en refusant à celle-ci toute communication de documents administratifs nominatifs qui la mettent en cause parce qu’elle nuirait à leurs auteurs (sic), on voit mieux qu’on est en train de changer de régime politique sans le dire.
Ainsi replacée dans ce contexte, cette défense par les médias officiels de la présomption de culpabilité et non plus de la présomption d’innocence, devient compréhensible. Un projet de « démocratie limitée » est sans doute en cours de réalisation par petites touches répétitives pour être indolores. Y aide évidemment l’inculture qui s’est abattue sur une masse de citoyens depuis la destruction méthodiquement organisée du service public d’Éducation. La sape de la démocratie, ses ennemis le savent, commence par l’impropriété des mots dont des citoyens, tenus dans l’ignorance, sont par bonheur inconscients. Paul Villach
(1) Christian Morrisson, « La Faisabilité de la politique de l’ajustement », Cahier politique économique n°13, OCDE, 1996.