mercredi 10 mai 2006 - par Bernard Dugué

Parole, langage, idéologie

Quel rapport pourrait-on tirer à la suite des trois rencontres littéraires dans les salons Mollat ? Lundi 2 mai, Sophie Avon a présenté son dernier roman, La bibliothécaire, jeudi, Alain Dagron, curé de la paroisse de Gradignan et par ailleurs animateur de lectures des Evangiles, nous a parlé de son interprétation du texte, enfin vendredi, il fut question de guerre idéologique menée par les psychanalystes répliquant aux adversaires, partisans des TCC et par ailleurs impliqués dans le fameux livre noir contre la psychanalyse.

 

 

En premier lieu, le public m’a semblé assez différent, plutôt âgé pour écouter le Père Dragon dans une salle bien remplie, l’assistance étant plus nombreuse que pour la romancière mais moins que pour les psychanalystes. Sinon, et c’est un fait récurrent, les jeunes sont les moins représentés dans ces réunions. J’entends par-là les étudiants, mais aussi la tranche des 25-40. Faut-il y voir le signe d’une désaffection des nouvelles générations pour le fait intellectuel ? C’est possible mais l’horaire de ces rencontres, 18 heures, favorise évidemment ceux qui ne travaillent pas et bien évidemment, les seniors sont surreprésentés. Autre remarque, la notoriété de l’auteur, autant que la visibilité médiatique du sujet, détermine le nombre de participants. A ce jeu-là, la philosophie est perdante. Une salle aux trois quarts vide pour accueillir Bruce Bégout. Guère mieux pour les rencontres consacrées à Paul Ricoeur. Je viens subitement de faire une grande découverte. L’assistance est généralement proportionnelle aux chiffres des ventes du livre présenté par son auteur.

 

 

Que dire de la présentation par Sophie Avon de son roman ? Pas grand-chose si ce n’est un point de détail qui a son importance. Le personnage principal de l’histoire (on devrait dire l’héroïne) vient d’aménager dans un appartement qu’elle maintient vide de toute décoration. La raison, c’est qu’elle se sent bien dans son corps, que cet habitacle lui suffit, lui convient et que contrairement à la plupart, elle n’a pas besoin d’être entourée d’objets pour se sentir exister. Je vois dans cette attitude le symbole du tonneau de Diogène. Existence sobre. L’autre pôle serait le tonneau des Danaïdes, symbolisant le consommateur addictif en quête d’objets et de divertissements, jamais satisfait, tonneau se remplissant sans cesse de marchandises.

 

 

Le corps est au centre de la réflexion d’Alain Dragon, traqué et cerné dans Les Evangiles, un corps qui prend toute son importance et semble être réhabilité par une lecture moins intellectualiste sans qu’elle soit littérale. C’est plutôt de jeu herméneutique qu’il s’agit, se perdre dans le texte puis essayer de recoller les fragments signifiants. Parfois, quelques surprises, un sens caché au détour d’une phrase. Deux thèmes s’entrecroisent, la chair et la parole. Logique, dira-t-on, pour un texte évoquant le verbe fait chair. Dragon a confessé avoir abordé les Ecritures comme un fardeau alors que jeune prêtre, il officiait à la messe, répétant des textes lui paraissant pesants. Puis il s’est libéré progressivement, éprouvant de l’amusement et surtout de la joie à se promener dans les Evangiles...

 

 

De la joie, c’est ce qui fit défaut aux psychanalystes venus s’expliquer sur les attaques du livre noir. Quand on mène un combat, c’est parfois une partie de plaisir, mais cela ne suscite pas vraiment de joie, sauf s’il s’agit d’une comédie. Ce ne fut pas le cas. Les conférenciers ont bien insisté sur la liberté du sujet et sur la spécificité de la psychanalyse fondée sur l’usage de la parole. Un sujet libre est un sujet qui parle, qui se livre et en ce sens, aborder l’accès à la personne relève d’un même ressort que l’accès aux Ecritures. Sauf que les textes religieux semblent receler plus de vie que la langue du divan. Nous avons eu droit à un champ de tir mêlant les TCC, le CPE comme asservissement, le rapport de l’Inserm, le dépistage, les neurosciences, les logiques techniciennes. Bref, du convenu. Si je devais retenir une chose, ce serait un point développé par la jeune normalienne présente à cette réunion.

 

Elle a évoqué cette langue de la cinquième République où se dessine une déshumanisation des approches politiques. Un signe, le fait que question soit remplacé par problème. Effectivement, une question renvoie d’abord à un dialogue, à une délibération, à un usage de la raison, alors que le problème suppose une fermeture dans la mesure où il amène une solution et en général, une seule. On évoque le problème du chômage. Cela sous-entend que les Français sont face à un problème, et que les politiques sont des prestataires de solutions. Or, si on prenait le parti de signaler la question du chômage, cela sous-entendrait que ce chômage se positionne comme un fait dont nous tous, citoyens, gouvernants, intellectuels, chômeurs et travailleurs, pouvons discuter. Cela suppose que le fait est de notre ressort à tous, et que la réduction du chômage l’est aussi. Une question concerne la société, un problème convoque un ensemble de spécialistes de la chose.

 

 

Dernière impression, celle d’avoir affaire, comme l’a souligné une intervenante percutante dans la salle, à un repliement idéologique sur fond de bataille rangée entre deux camps qui ne changent pas de position. Eh oui, la psychanalyse s’est sclérosée et n’a pas produit les fruits qu’on pouvait espérer. Si bien que j’aurais tendance à tracer un parallèle entre ce monde intellectuel où l’enjeu est le sujet psychique et ce monde politique où l’enjeu est le pouvoir et la gouvernance. Ces deux champs devraient avoir pour principe l’écoute et l’attention aux gens. Au lieu de cela, on observe trop souvent des pratiques visant à se positionner, souvent en ferraillant avec l’adversaire, mais dont les raisons semblent se résumer en deux mots. Crise d’identité. Pour la psychanalyse, pour le PS. Je veux bien être contre les TCC comme je l’ai été contre le TCE et le CPE, mais pas pour le plaisir d’être contre, pour signaler les solutions que je refuse en escomptant du camp choisi qu’il avance, invente, innove pour l’avenir, mais non qu’il se fossilise comme un appareil constitué, éprouvé, formaté pour « résoudre des problèmes », hélas inapte à toute transformation.

 

Je réitère cette association de motifs sociaux, contre le TCE, le CPE, les TCC, étant entendu que je ne souhaite ni le déclin de l’Europe, ni le maintien de la situation calamiteuse des jeunes face au travail, ni l’abandon des gens qui souffrent dans leur existence. Les uns ne vont pas comprendre, les autres trouver lumineux ces rapprochements. Auxquels j’en ajoute un autre, celui de la question de l’intelligent design. Au lieu de chercher à avancer, les darwiniens s’arc-boutent contre ce qu’ils désignent comme une théologie déguisée, en usant d’une rhétorique quelque peu usée. Cela dit, les raisons gouvernant l’opposition au TCE et au CPE sont différentes de celles appliquées à la critique des TCC et du darwinisme. Dans les premiers cas, la finalité est la société gouvernée, dans les seconds, c’est le sujet psychique puis la connaissance de la nature.

 

 

Un point commun dans tout ça ? La question de la parole est fondamentale pour notre avenir. Ne peut-on dire du corps social qu’il manque de vie parce qu’il n’est pas irrigué par la parole, voire décomposé ou fragmenté par ceux qui ont intérêt à le faire pour mieux exercer leur influence ? La langue des politiciens s’adresse à un corps social décomposé tout en accélérant cette décomposition. Tout cela est cohérent, consigné dans de multiples notes et constaté par quelques honnêtes intellectuels. La parole pervertie crée des lieux de pouvoir et de connivence excluant ceux qui n’en ont ni la maîtrise ni les codes. C’est ainsi que se dessinent les contours des fractures linguistiques, reflets des fractures sociales, avec des élites pratiquant une langue désaccordée du réel mais connectée à leurs désirs de commander (régenter ?) la société. Certains s’en offusquent mais d’autres tirent quelques intérêts de cette gouvernance, jouant le rôle de complices souvent à leur corps défendant, se considérant dispensés de s’impliquer dans les affaires citoyennes.

 

 



4 réactions


  • pingouin perplexe (---.---.253.140) 10 mai 2006 16:51

    Votre article est intéressant et lisible. Il me semble que vous avez raison de pointer l’éventualité d’une (inquiétante) désaffection pour le fait intellectuel. L’oeuvre de Paul Ricoeur, à laquelle vous faites référence apporte des clés qui ne sont pas à négliger, si l’on souhaite se tenir à la rampe par météo de gros temps. Je pourrais ici faire référence au Conflit des interprétations, à la Métaphore vive, et à son petit recueil sur la Traduction. Sa pensée, comme celle de Girard, pointent une inspiration chrétienne. Ce qui donne à ces oeuvres une véritable portée anthropologique tient à mon avis non seulement à la subtilité dans l’interprétation des paraboles, mais aussi à une large ouverture à d’autres domaines de la culture, tel que la psychanalyse.

    La psychanalyse, souvent réduite à une « affaire de blabla sur un divan », est malheureusement un peu trop négligée, si l’on prend en compte ce qu’il lui est possible d’apporter en matière d’exploration de la culture, et de l’interculturel. Son éthique du sujet mérite d’être réexplorée.

    Chose singulière, Lacan, qui était au moins un très grand herméneute de Freud, nous a exppliqué beaucoup de choses à propos d’un noeud borroméen, et de ses trois consistances : réel, symbolique, imaginaire. Que ces trois puissent procéder d’un quatrième, ne serait-ce que par effet de lecture, et nous revoici dans l’orbe d’un modèle tétramorphe (voir ici par ex sa lecture de Joyce)

    Je dirais volontiers que la psychanalyse fait beaucoup pour aider à comprendre l’enjeu de la littérature, même si les écrivains s’en débrouillent parfois très bien par leurs propres moyens. Voyez par exemple le recueil de Jorge Luis Borges intitulé « Otras inquisitiones ».

    Pour continuer sur ce fil, je ferais aussi volontiers référence à quelqu’un que l’on ne peut assimiler à une approche psychanalytique, pour la simple et bonne raison que ses références doivent davantage au cognitivisme : D.Hofstadter. Grand lecteur de Borges, il a produit un ouvrage intitulé « Gödel, Escher, Bach » dans lequel ces trois là conversent de manière particulièrement riche, sur fond de Lewis Caroll.

    Dans tous les cas, vive la culture et l’interculturalisme !


  • Bernard Dugué Bernard Dugué 11 mai 2006 11:23

    Merci pour ce commentaire intéressant et complémentaire de l’article. Effectivement, la psychanalyse tout comme la phénoménologie est une boîte de pandore amenant des développements. Voir par exemple les derniers livres de Bernard Stiegler à propos de l’autorité, la consistance de la justice, la sublimation et la destruction de l’économie libidinale par le capitalisme. J’ajoute à cet article ces quelques lignes écrites en supplément

    En ces temps de marasme social, la question du langage semble s’imposer à mon esprit, toujours curieux, hélas papillonnant, inapte à se fixer sur un thème pour le développer convenable. Langue, parole, quel sens accorder à ce trait spécifique de l’être humain. Sait-on comment et pourquoi une langue se crée et se forme peu à peu ? Mais aussi comment une langue peut en certaines occasions être abandonnée, cas du latin, du grec ancien, voire être déformée au risque de s’appauvrir et servir de sinistres dessein, ce qui fut le cas de la LTI au moment du nazisme, mais aussi de la langue française en ces temps de technocratie galopante sur fond d’abrutissement médiatique. Le langage désigne la déformation de cet outil plastique qu’est la langue. C’est bien la langue allemande qu’employaient les propagandistes nazis. C’est la langue française qu’emploient les politiciens et les journalistes et autres oligarques, mais c’est un langage qu’ils utilisent, autrement dit ce n’est pas toute la langue mais un ensemble de mots, notions et phrases à visée performative dont le but, on peut raisonnablement le penser, est d’obtenir un résultat en terme de pouvoir. Un langage perforatif est agissant. Cette langue déformée par le monde politico-médiatique, Eric Hazan en a fait un livre intitulé LQR ( Raison d’agir) pour désigner cette ensemble terminologique en usage depuis Giscard et dont le but serait d’endormir le citoyen, le formater, le faire obéir et se soumettre à une « dictature néolibérale ». Sont explicitées nombres d’expressions pouvant servir de leurre, comme par exemple la personne de condition modeste, au lieu de pauvre, ou alors les couches sociales en lieu et place de classe. Les mots ne sont pas innocents. La notion de classe renvoie à une classification des individus conçue comme processus historique et culturel alors que la notion de couche laisse entendre un processus naturel, à la manière des couches d’alluvions sédimentant lentement et spontanément pendant le cours régulier ou capricieux du fleuve.

    A mon avis, ce livre est utile mais il reste partisan car on le pressent bien, Eric Hazan semble déplorer qu’on abandonne une autre langue performative, celle employée par une gauche d’inspiration communiste dont les visées sont tout aussi politiciennes et pas nécessairement émancipatrices. Ce langage est lui aussi employé pour servir des enjeux de pouvoir et n’est pas exempte de manipulations, comme on l’a vu pendant le référendum sur le TCE ou bien la fronde contre le CPE. En fin de compte, c’est de bonne guerre et tout à fait compréhensible dans une perspective philosophique. Dans tout combat raisonnable, il faut utiliser contre l’adversaire des armes de même nature et surtout de même puissance.


    • pingouin perplexe (---.---.252.24) 11 mai 2006 18:08

      Certes, les mots ne sont pas « innocents ». On le sait d’ailleurs depuis longtemps, et Freud reste à ce propos un bon point d’ancrage. Je suis d’accord avec votre propos lorsque vous critiquez un usage politisé de la théorie de Darwin qui irait dans le sens d’un « darwinisme social » prêtant à d’éventuelles inepties. A mon avis, cette question est à distinguer soigneusement de celle qui concerne la validité scientifique de Darwin. Je dis cela en tant que pingouin passant par là... D’autre part, je ne vois pas d’objection de principe à émettre à l’encontre de l’intelligent design tant que celui-ci est explicitement présenté comme une métaphysique. La beauté d’un texte de Teilhard de Chardin aurait-elle besoin de l’« estampille » de science pour être appréciée ?


  • Adolphos (---.---.59.170) 16 mai 2006 11:40

    « Ne peut-on dire du corps social qu’il manque de vie parce qu’il n’est pas irrigué par la parole, »

    En même temps, quand Sarkozy emploi le langage de tous le monde il se fait traiter de facho, alors...


Réagir