Parole, langage, idéologie
Quel rapport pourrait-on tirer à la suite des trois rencontres littéraires dans les salons Mollat ? Lundi 2 mai, Sophie Avon a présenté son dernier roman, La bibliothécaire, jeudi, Alain Dagron, curé de la paroisse de Gradignan et par ailleurs animateur de lectures des Evangiles, nous a parlé de son interprétation du texte, enfin vendredi, il fut question de guerre idéologique menée par les psychanalystes répliquant aux adversaires, partisans des TCC et par ailleurs impliqués dans le fameux livre noir contre la psychanalyse.
En premier lieu, le public m’a semblé assez différent, plutôt âgé pour écouter le Père Dragon dans une salle bien remplie, l’assistance étant plus nombreuse que pour la romancière mais moins que pour les psychanalystes. Sinon, et c’est un fait récurrent, les jeunes sont les moins représentés dans ces réunions. J’entends par-là les étudiants, mais aussi la tranche des 25-40. Faut-il y voir le signe d’une désaffection des nouvelles générations pour le fait intellectuel ? C’est possible mais l’horaire de ces rencontres, 18 heures, favorise évidemment ceux qui ne travaillent pas et bien évidemment, les seniors sont surreprésentés. Autre remarque, la notoriété de l’auteur, autant que la visibilité médiatique du sujet, détermine le nombre de participants. A ce jeu-là, la philosophie est perdante. Une salle aux trois quarts vide pour accueillir Bruce Bégout. Guère mieux pour les rencontres consacrées à Paul Ricoeur. Je viens subitement de faire une grande découverte. L’assistance est généralement proportionnelle aux chiffres des ventes du livre présenté par son auteur.
Que dire de la présentation par Sophie Avon de son roman ? Pas grand-chose si ce n’est un point de détail qui a son importance. Le personnage principal de l’histoire (on devrait dire l’héroïne) vient d’aménager dans un appartement qu’elle maintient vide de toute décoration. La raison, c’est qu’elle se sent bien dans son corps, que cet habitacle lui suffit, lui convient et que contrairement à la plupart, elle n’a pas besoin d’être entourée d’objets pour se sentir exister. Je vois dans cette attitude le symbole du tonneau de Diogène. Existence sobre. L’autre pôle serait le tonneau des Danaïdes, symbolisant le consommateur addictif en quête d’objets et de divertissements, jamais satisfait, tonneau se remplissant sans cesse de marchandises.
Le corps est au centre de la réflexion d’Alain Dragon, traqué et cerné dans Les Evangiles, un corps qui prend toute son importance et semble être réhabilité par une lecture moins intellectualiste sans qu’elle soit littérale. C’est plutôt de jeu herméneutique qu’il s’agit, se perdre dans le texte puis essayer de recoller les fragments signifiants. Parfois, quelques surprises, un sens caché au détour d’une phrase. Deux thèmes s’entrecroisent, la chair et la parole. Logique, dira-t-on, pour un texte évoquant le verbe fait chair. Dragon a confessé avoir abordé les Ecritures comme un fardeau alors que jeune prêtre, il officiait à la messe, répétant des textes lui paraissant pesants. Puis il s’est libéré progressivement, éprouvant de l’amusement et surtout de la joie à se promener dans les Evangiles...
De la joie, c’est ce qui fit défaut aux psychanalystes venus s’expliquer sur les attaques du livre noir. Quand on mène un combat, c’est parfois une partie de plaisir, mais cela ne suscite pas vraiment de joie, sauf s’il s’agit d’une comédie. Ce ne fut pas le cas. Les conférenciers ont bien insisté sur la liberté du sujet et sur la spécificité de la psychanalyse fondée sur l’usage de la parole. Un sujet libre est un sujet qui parle, qui se livre et en ce sens, aborder l’accès à la personne relève d’un même ressort que l’accès aux Ecritures. Sauf que les textes religieux semblent receler plus de vie que la langue du divan. Nous avons eu droit à un champ de tir mêlant les TCC, le CPE comme asservissement, le rapport de l’Inserm, le dépistage, les neurosciences, les logiques techniciennes. Bref, du convenu. Si je devais retenir une chose, ce serait un point développé par la jeune normalienne présente à cette réunion.
Elle a évoqué cette langue de la cinquième République où se dessine une déshumanisation des approches politiques. Un signe, le fait que question soit remplacé par problème. Effectivement, une question renvoie d’abord à un dialogue, à une délibération, à un usage de la raison, alors que le problème suppose une fermeture dans la mesure où il amène une solution et en général, une seule. On évoque le problème du chômage. Cela sous-entend que les Français sont face à un problème, et que les politiques sont des prestataires de solutions. Or, si on prenait le parti de signaler la question du chômage, cela sous-entendrait que ce chômage se positionne comme un fait dont nous tous, citoyens, gouvernants, intellectuels, chômeurs et travailleurs, pouvons discuter. Cela suppose que le fait est de notre ressort à tous, et que la réduction du chômage l’est aussi. Une question concerne la société, un problème convoque un ensemble de spécialistes de la chose.
Dernière impression, celle d’avoir affaire, comme l’a souligné une intervenante percutante dans la salle, à un repliement idéologique sur fond de bataille rangée entre deux camps qui ne changent pas de position. Eh oui, la psychanalyse s’est sclérosée et n’a pas produit les fruits qu’on pouvait espérer. Si bien que j’aurais tendance à tracer un parallèle entre ce monde intellectuel où l’enjeu est le sujet psychique et ce monde politique où l’enjeu est le pouvoir et la gouvernance. Ces deux champs devraient avoir pour principe l’écoute et l’attention aux gens. Au lieu de cela, on observe trop souvent des pratiques visant à se positionner, souvent en ferraillant avec l’adversaire, mais dont les raisons semblent se résumer en deux mots. Crise d’identité. Pour la psychanalyse, pour le PS. Je veux bien être contre les TCC comme je l’ai été contre le TCE et le CPE, mais pas pour le plaisir d’être contre, pour signaler les solutions que je refuse en escomptant du camp choisi qu’il avance, invente, innove pour l’avenir, mais non qu’il se fossilise comme un appareil constitué, éprouvé, formaté pour « résoudre des problèmes », hélas inapte à toute transformation.
Je réitère cette association de motifs sociaux, contre le TCE, le CPE, les TCC, étant entendu que je ne souhaite ni le déclin de l’Europe, ni le maintien de la situation calamiteuse des jeunes face au travail, ni l’abandon des gens qui souffrent dans leur existence. Les uns ne vont pas comprendre, les autres trouver lumineux ces rapprochements. Auxquels j’en ajoute un autre, celui de la question de l’intelligent design. Au lieu de chercher à avancer, les darwiniens s’arc-boutent contre ce qu’ils désignent comme une théologie déguisée, en usant d’une rhétorique quelque peu usée. Cela dit, les raisons gouvernant l’opposition au TCE et au CPE sont différentes de celles appliquées à la critique des TCC et du darwinisme. Dans les premiers cas, la finalité est la société gouvernée, dans les seconds, c’est le sujet psychique puis la connaissance de la nature.
Un point commun dans tout ça ? La question de la parole est fondamentale pour notre avenir. Ne peut-on dire du corps social qu’il manque de vie parce qu’il n’est pas irrigué par la parole, voire décomposé ou fragmenté par ceux qui ont intérêt à le faire pour mieux exercer leur influence ? La langue des politiciens s’adresse à un corps social décomposé tout en accélérant cette décomposition. Tout cela est cohérent, consigné dans de multiples notes et constaté par quelques honnêtes intellectuels. La parole pervertie crée des lieux de pouvoir et de connivence excluant ceux qui n’en ont ni la maîtrise ni les codes. C’est ainsi que se dessinent les contours des fractures linguistiques, reflets des fractures sociales, avec des élites pratiquant une langue désaccordée du réel mais connectée à leurs désirs de commander (régenter ?) la société. Certains s’en offusquent mais d’autres tirent quelques intérêts de cette gouvernance, jouant le rôle de complices souvent à leur corps défendant, se considérant dispensés de s’impliquer dans les affaires citoyennes.