Sparadraps et bouts de ficelles
Il nous a été donné à lire beaucoup d'articles, des critiques, des mises en place d'actions, à propos du nouveau code du travail. Un remake sensé simplifier et faciliter les choses nous est proposé- c'est beaucoup dire puisque nous autres quidam ordinaires n'avons rien à en dire- pour enfin régler le problème du chômage. Au début, on ne prend pas de recul, on lit, on s'offusque, on se met en colère, on râle, puis on agit sans garantie de réussite. Puis à force, les critiques avisées, les commentaires circonstanciés se mettent en place, on peut se reculer un peu et voir le tableau.
Et que voit-on ? Rien que nous ignorions mais qui, au fil du temps, après moult délocalisations, moult combats dans une branche, un domaine ou un lieu particulier, sur fond d'écologie qui depuis plus de quarante ans nous fait comprendre que la croissance croissante sans cesse est un impossible, le tableau s'éclaircit, se précise plutôt car en réalité il s'assombrit, et relève désormais de l'art hyper-réaliste.
Le tableau est à plat, on a une vue d'ensemble ; pour le détailler, on part d'un côté ou d'un autre sans qu'il y ait vraiment de hiérarchie. On peut prendre ce code, en premier, puisque c'est le dernier-né.
Pourquoi garder un code ? Pourquoi ne pas avouer que nos politiques pourtant grassement payés ne veulent plus rien ? Pourquoi ne pas jeter l'éponge et avouer : démerdez-vous et que le plus malin gagne.
Sans doute leur restent-ils quelques lambeaux de scrupules, quelques réminiscences des combats âpres menés par nos aïeux ? Je n'y crois pas trop. Peut-être ont-ils encore un peu l'idée de faire croire qu'ils travaillent , se préoccupent de nous et réfléchissent ? C'est peu vraisemblable. La seule réponse qui reste à ne pas oser « lâcher » la jungle d'un coup, c'est la peur, la peur de nous. Un choc trop violent peut nous faire réagir, violemment en retour. Mais ils font tous comme ça les joueurs, il tentent d'abord timidement, gagnent, osent aller plus loin, perdent, mais s'accrochent et ainsi de suite. Non contents de ne plus faire de politique, nos drogués du jeu, ayant assuré un minimum leurs arrières- aucun d'entre eux ne se retrouvera sur le carreau- lancent des coups audacieux : l'addiction au pouvoir oblige, ils iront toujours plus loin jusqu'à trop. Y a-t-il un joueur qui une fois fortune
faite à coups de dés, s'arrête pour en jouir ? Y a-t-il un camé qui, sans aide, résiste à la dernière piquouse d'un produit nouveau et tellement plus épatant, quitte à en crever ?
Et puis, vu d'un autre angle : ce code qui n'en est plus, tellement il soutient l'équipe déjà gagnante, quel impact si négatif aurait-il dans un monde de croissance infinie, ou qu'on croirait encore telle ? Ne plus souder ici mais devoir le faire ailleurs, changer juste mes trajets, y perdre ici des copains mais m'en refaire ailleurs, ou bien changer de branche parce que justement j'ai envie d'autre chose et l'occasion m'est donnée de pouvoir me former, quel mal ? Partirait celui qui en a envie ou que cela ne dérange pas, resterait le plus sédentaire que tout changement turlupine. Ou bien mettre de côté pour partir en famille, tant que les enfants sont petits, faire un tour du monde, une balade, un changement d'horizons, puis savoir qu'en rentrant on retrouvera de quoi gagner sa vie.Cette « mobilité », cette « flexibilité » ne seraient plus à sens unique. Et surtout , pouvoir dire « non » au patron trop gourmand parce qu'à côté on peut aller et que les conditions et la paye sont meilleures. Mais aujourd'hui il s'agit donc de légiférer la restriction, il s'agit de faire semblant d'être juste ou efficace dans un monde qui exclut de plus en plus de gens.
Mais dans notre monde rétréci où la peur de n'avoir plus de quoi rend les gens prêts à tout, la nécessité d'un onguent, d'un leurre, ne se fait même plus sentir.
J'ai l'impression qu'on essaie de nous vendre le libéralisme comme l'opportunité d'aventure, la précarité comme une vigilance nécessaire à une vie vivante ; mais bien sûr ! empêchés de nous encroûter, nous n'en serions que plus heureux ! Mais on oublie de dire que cette aventure n'est pas partagée, pire, qu'elle n'existe quasi pour personne, chacun se flétrissant dans son rôle, son domaine de compétence mais qu'elle n'existe sûrement pas en tant que risque pour ceux qui la promeuvent ! Quand on risque on peut perdre mais inciter au risque sans rien risquer soi-même... comment dit-on ?
Il me paraît clair qu'on ne peut même plus raisonner en termes classiques, je veux dire accuser tel ou tel politique d'être sournois, arriviste, menteur ou traître, et de vouloir en changer. Je ne pense pas aux tous pourris non plus, mais bien aux tous aveugles, aux incompétents ou aux tous peureux. Changer ne change rien, et pourtant, cela fait déjà un petit moment ! Un petit moment que l'on devrait savoir que la situation modèle l'être et de de là, le reste est inconnu. Comment voulez-vous que celui qui est servi au moindre claquement de doigts puisse comprendre celui qui sert ?
Si l'on comprend qu'aller de l'avant comme auparavant est une impasse, il nous faut tout simplement inventer, ou subir.
Ce papelard sur le travail n'est pas seulement indigeste, il est répugnant, dégoûtant ! Parfaitement inutile puisqu'il pose une dérégulation totale, enfin si, utile à dire : vous n'avez droit à rien et vous n'avez plus aucun recours. C'est un cap de mijoter des lois de ce tonneau. Mais le thermomètre de la populace peut monter, il n'est pas cassé, et le sang bout. Et pourtant, qu'est-ce qui pouvait bien nous faire croire qu'on y échapperait puisque c'est le mode de fonctionnement de tous les pays qui se disent avancés ?
Si j'étais peintre je déverserais beaucoup de rouge beaucoup de jaune sur la fin de ce voyage
Car je crois bien que nous étions tous un peu fous
Et qu'un délire immense ensanglantait les faces énervées de mes compagnons de voyage
Est-ce le même voyage ? Nos guerres sourdes apparemment lointaines qui nous giclent aux cœurs à chaque tournant de page, notre espace rétréci, nos voisins rabougris des rêves échafaudés trop tard, et qui n'ont plus le savoir ancestral d'organiser les privations pour pouvoir vivre quand même, ensemble. Beaucoup d'argent encore s'affiche qui fiche un coup de blues à ceux qu'on évincent discrètement.
Le fond du tableau est gris comme un brouillard avec quelques volutes de ci de là qui font un semblant d'éclaircie, dans lesquelles les voyants sont au rouge comme pour en interdire le passage. On s'y rue s'y agace, on s'y perd. Beaucoup, encore rivés à leur nombril, n'arrivent pas à se voir sur le tableau ; comme restent encore quelques épargnes, quelques retraites, quelques salaires qui se partagent entre soi, et tiennent bien que courbé, chacun debout. Comme celui qui décroche un contrat même sommaire se sent l'élu des dieux, le commun, l'appartenance au groupe est un vieux souvenir. Nous ne sommes pas prêts pour la phase finale ; nous ne sommes pas près de l'empêcher.
Nous perdons notre énergie en de vaines remarques mais nous sommes tous dans l'addiction, le repli ou l'abandon. De cet abandon naissent parfois de belles initiatives, des luttes se mènent qui rarement sont gagnées, mais le lot du commun c'est d'être ballotté. Les nantis à fonction sont la risée des autres alors qu'ils crèvent de n'avoir plus le lieu de servir, les enfants, les malades, les vieux, les pauvres, les maltraités, les rejetés. Mais comme ils ont encore leur paye on les conspue d'envie. Ou bien on les confond avec d'autres qui paperassent à l'envi. C'est étonnant de voir, partout toujours l'argent vanté non plus seulement comme réussite d'une vie, mais comme gage de bonheur. Il ne sert à ceux-là qu'à supporter le mal vivre.
L'argent ne fait pas le bonheur mais aide bien à supporter le malheur, disait mon beau-père qui en était pourvu. Est-ce un but ? Est-ce un bien ?
Nous partons de mauvais pieds en restant dans la fange des valeurs dévoyées, nos rêves en sont tout étriqués. Et si nous gagnons de ne pouvoir jeter l'ouvrier par l'humeur gâtée d'un patron drogué aux gains, nous avons encore fort à faire avant de reconstruire un monde ensemble où gorgés d'énergie, dopés de rêves, exaltés de donner, heureux de recevoir, comblés de partager, l'ouvrage serait aisé. Trop peu ont connu cette plénitude pour vouloir la réédifier. La propagande hallucinante pour un bonheur intime ou du moins circonscrit aux proches, -alors que l'intimité s'affiche, se dénude, s'offre à qui n'en veut pas et que bien souvent la promiscuité est mal vécue-, jette cul par dessus tête toute harmonie. L'harmonie, on n'en a plus idée. On bosse et on se distrait ; on ne bosse plus et on se déglingue. Et cela a l'air d'être normal. Et cela m'étonne et m'effare.
Le loisir est une consommation, être guidé, suivre les chemins balisés dans un programme pré-mâché, rien à voir avec des balades en bande ou main dans la main, rien à voir avec la contemplation d'un paysage, rien à voir avec des repas festifs où la bière ou le vin font chanter. Et pourtant j'en connais, des hédonistes qui pagayent ou grimpent, volent ou plongent comme un retour émerveillé dans la matrice. Et puis de ces rêveurs qui créent leur monde, lent, loin des vicissitudes. Mais le gros des troupes loisirent pour oublier.
Il y a une déconnexion totale, l'acceptation d'une scission de l'être qui fait force de loi nouvelle : oui, on bosse, on subit, on donne, et puis il y a les fins de semaines, les congés pour décompresser. Pas besoin de vacances, de congés quand on fait ce qu'on aime avec passion, car le croire nécessaire est, déjà, une acceptation.
Mais je suis proche du centre, loin du périphérique, à côté de vos plaques dans un monde idyllique et pourtant très concret, enraciné, sensible, mais pas dénué d'utilité.
Il nous faut bien coder notre monde puisque nous l'avons laissé se faire avec tant de pressions, d'oppressions, de contraintes, mais faire croire qu'ainsi on crée un ordre, on égalise, quelle foutue prétention ! Les politiques n'en peuvent plus, ils veulent lâcher prise ; que les pollueurs polluent, que les catastrophes catastrophent, que les sparadraps pètent sur les tuyaux percés, que les bouts de ficelles soient rongées par des souris ou l'usure du temps, que les gens s'entre-tuent dans la rue, que les pluies inondent, que les tempêtent arrachent toitures et troncs, que les malades et les vieux crèvent, on n'en peut plus à la fin ; et que la majorité des travailleurs qui s'ingénient à mettre ces sparadraps, ces bouts de ficelles en finissent ; qu'ils s'en aillent tous ! Mais alors, avec les impôts de ceux qui restent pour les payer, oui, ils iront encore faire commerce au Moyen-Orient, leur table est délicieuse, et ils se fendront, encore, d'un petit discours de fin d'année.
Dans ce miroir tendu comme un tableau achevé, on ne s'y verra plus, horde bigarrée sans forme ni figure, et les cris de douleur interdits seront censurés.