jeudi 17 septembre 2020 - par J P Frances

Technostructure et liberté – ou à propos de commentaires en goguette

 

Commentaires parce qu’il est aujourd’hui bien difficile d’agir sur un monde vu, conceptualisé et mis en forme par une technosphère qui laisse peu de place à une action individuelle ou même collective qui n’irait pas dans le sens de son propre renforcement. Pris en main par la technique, qu’elle soit managériale, économique ou scientifique, nous devenons spectateurs de notre propre devenir. L’allégorie du Terminator n’est pas la machine qui viendrait nous éradiquer mais notre propre devenir machine. Le Terminator, c’est nous.

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Tech-noir

Si la recherche du profit a été Capital pour le développement de la technosphère, elle apparaît aujourd’hui comme moins efficace qu’une direction technicienne systémique qui n’en ferait qu’une donnée accessoire parmi d’autres. A ce titre, le développement technique actuel de la Chine est éloquent.

Or, ce qui devrait nous gouverner est l’idée de notre finitude, au moins matérielle. Comme l’écrivait Camus : « il n’y a qu’une liberté, se mettre en règle avec la mort. Après quoi, tout est possible. » Saint-Exupéry pensait que : « la terre nous en apprend plus long sur nous que tous les livres. Parce qu’elle nous résiste. L’homme se découvre quand il se mesure avec l’obstacle. » La machine a éliminé pour nous tous les obstacles naturels. Nous avons fait le tour des horizons pour revenir à notre point de départ. Si l’aventure a ses vertus, l’homme se découvre d’abord en se confrontant à sa propre mort. A sa propre nature en somme.

Tous les peuples qui ont pu se défendre quand les armes de la technique étaient pointées contre eux n’ont pu le faire qu’en utilisant également des techniques au moins aussi efficaces, quelles que soient leur nature. C’est ainsi que la technique s’auto-engendre, que la technique appelle toujours plus de techniques, ce que d’aucuns appellent le progrès. Si le Covid-19 a pu devenir une pandémie si rapidement, c’est bien à cause des techniques économiques qui ont permis la globalisation. Mais, c’est aussi la technique, celle-ci informatique, grâce à la puissance de calcul de l’ordinateur du laboratoire d’Oak Ridge, qui a apporté la première explication des conséquences biologiques du virus dans le corps et ainsi, des moyens d’y remédier. Là aussi, les conséquences de la technique appellent toujours plus de techniques. C’est ainsi que l’on peut comprendre la technique comme arraisonnement du monde et de nous-mêmes (Gestell).

Interview Heidegger

Si nous l’acceptons alors, nous devons accepter que la liberté n’est qu’une vue de l’esprit et que la technique est le moteur définitif de l’histoire.

Pourtant, nous avons la liberté de nous autodétruire et ainsi de faire disparaître la technique avec nous. Même si nous ne nous autodétruisons pas, l’humanité disparaitra un jour, comme toute espèce vivante et, avec elle, toute sa technique. Au regard de l’univers, cet épisode technique n’aura été qu’un épiphénomène. Nous, créatures de l’Univers, pour être libres devons posséder la capacité de nous détruire, ce jusqu’à ignorer d’où nous procédons. Ce n’est qu’à ce prix, celui « du silence du monde », aussi absurde puisse-t-il paraitre, que nous pouvons jouir de la liberté. Ainsi, comme l’écrivait Camus, la liberté ne peut découler que de notre positionnement sur cette question ultime pour chacun d’entre nous.

En goguette parce que le spectacle de la technique offre son kaléidoscope de formes et de couleurs que nous nous amusons de-ci de-là à commenter mais qu’au fond, tout cela n’est pas très sérieux, car ce qui compte d’abord, c’est de se demander d’où vient la lumière.

https://commentairesengoguette.wordpress.com/

 



16 réactions


  • Clark Kent Séraphin Lampion 17 septembre 2020 14:12

    On dirait que l’analyse des rapports sociaux n’a pas fait beaucoup de progrès depuis la révolte des canuts !

    Ce n’étaient pas les métiers Jacquard qu’il fallait casser : il fallait éliminer les « donneurs d’ordres » qui s’enrichissaient sur le dos des canuts, quel que soit le niveau de perfectionnement des métiers à tisser. La technique est un moyen, pas une fin, et pour ceux qui contrôlent les moyens de production, la fin justifie les moyens.


    • J P Frances J P Frances 17 septembre 2020 16:12

      @Séraphin Lampion
      C’est précisément cette conception de la technique comme raison instrumentale que je m’attache à critiquer.^^


  • Arogavox Arogavox 17 septembre 2020 15:42

    un passage de la video ’interviw Heidegger’ m’a rappelé ce passage de 

    Courrier Sud, de Saint-Exupéry :

    « ... Vous avez intégré la marche des étoiles ... ô génération des laboratoires, et vous ne la connaissez plus.
     C’est un signe dans votre livre, mais ce n’est plus de la lumière : vous en savez moins qu’un petit enfant. »


    • Arogavox Arogavox 17 septembre 2020 16:00

      ... 

       Peut-être que cette vue dépasse la banale confusion entre technologie (confondue avec « technique ») et art (Du latin ars (« habileté, art, savoir-faire »)

        L’art ne serait-il pas par hasard largement fondé sur la technique ? ... et générateur de culture ?

        Par contre, savoir prendre du recul pour conscientiser la présomption humaine qui nous pousse à nous auto-leurrer sur notre vraie quête , ne serait-ce pas une sorte de meta-art ? 



  • J P Frances J P Frances 17 septembre 2020 16:17

    @ Séraphin Lampion et Arogavox

    Des approfondissements à vos remarques se trouvent dans l’itw mais aussi dans les liens « Gestell » et « la technique ». Je n’ai pas la même interprétation que Heidegger sur la technique mais elle s’en approche malgré tout.


    • Arogavox Arogavox 17 septembre 2020 19:56

      @J P Frances
       J’imagine qu’un élément d’approfondissement peut passer par ce point :

      l’instant 07:04 de cette itw :

      « ... je songe à ce qui se développe auhourd’hui sous le nom de biophysique ... »

       En ce cas, ne croyez-vous pas que ce philosophe aurait souhaité un approfondissement de la pensée philosophique et de l’éthique concernant les visées de recherche de nouvelles formes de vie synthétisées par des individus de l’espèce humaine ?
       (cf visées de notre Nobel français de chimie J-M Lehn , rêvant à toutes les perspectives de la combinatoire permise par le tableau de Mendeleiev, avec en perspective cette définition de la vie par la Nasa :
        « Un système chimique
        auto-entretenu
        capable d’évolution darwinienne » )

    • J P Frances J P Frances 17 septembre 2020 20:38

      @Arogavox
      Je ne peux répondre à la place de Heidegger sur ce terme étrange de biophysique ^^ à un demi siècle d’intervalle. Il semblait considérer, déjà à l’époque, que c’était le danger le plus grand de l’arraisonnement du monde par la technique. Je vous conseille vraiment les deux liens si vous êtes plus intéressé par la pensée de Heidegger sur la technique. En particulier le début du pdf (gestell) ou’ il rappelle la théorie aristotélicienne de la causalité qui devrait, au vu de votre questionnement sur l’art par rapport au thème qui nous concerne, vous intéresser.
      Pour ma part je dirais que la technique moderne repose sur une conception du monde particulière. Et que les grands raouts sur l’éthique essaient simplement d’encadrer un processus à partir de cette conception du monde sans questionner cette conception. En ce sens je me sens proche de sa critique puisqu’il dirait sensiblement la même chose sur ce point mais les critères sur lesquels reposent sa critique diffèrent des miens.


    • Arogavox Arogavox 17 septembre 2020 20:55

      @J P Frances
       Ce que je retiens pour l’instant d’un premier passage sur les liens, dont particulièrement le gestell c’est en gros la technique vue comme un dévoilement :

      « La technique est un mode du dévoilement »

       Alors, j’ai du mal à envisager qui ou quoi dévoilerait, ou pour qui ou quoi se dévoilerait, du vivant qui n’aurait pu ’voir le jour’ qu’en conséquence de la volonté de certains humains ...

    • J P Frances J P Frances 18 septembre 2020 09:10

      @Arogavox
      Un dévoilement de notre rapport au monde et à nous-mêmes. Heidegger utilise des mots comme machination, dispositif, arraisonnement etc. Voir le lien « la technique » qui est une fiche wikipedia sur Heidegger et la technique que je n’ai lu qu’en diagonale mais qui me semble très correct et qui répond à votre question.


    • Arogavox Arogavox 18 septembre 2020 14:53

      @J P Frances

      Je veux bien voir ce « dévoilement » comme vous le dites, en me référant à la conclusion de la fiche wikipédia :

      « L’homme moderne est requis par et pour le « dévoilement commettant » qui le met en demeure de dévoiler le réel comme fonds »

      Mais mon propos ci-dessus était de témoigner, pour ma part au moins, de cette réserve :
      - la volonté de certains des humains (volonté appuyée matériellement sur une soumission d’autres humains non consultés démocratiquement)
      d’orienter la science (ou la technique) vers une prétention (d’apprentis sorciers) modifie cette conjecture d’un « dévoilement commettant ».

      L’objectif de ’créer’ des transformations impactant les processus et formes de vie eux-mêmes,
      donc quelque part le propre être de ces ’chercheurs’ autant que celui des humains (cf trans-humanisme ...)
      pourrait risquer de compliquer encore cette histoire de « dévoilement ».
      (Toute mesure -dévoilement ?- étant réputée inpacter l’objet mesuré, le « fonds » ou le « réel », pourrait alors rester bien mouvant et incertain )

      - dévoilemement du rapport au monde de (nous) obsservateurs-en-cours-de-transformation à des (nous-mêmes)
      observateurs-bientôt-transformés-selon-des-options-non-démoctatiquement-choisies ?
       Qui ou quoi serait alors le maître de ’La technique au sens du Gestell du « Dispositif » qui tient l’homme en son pouvoir’ ?


    • J P Frances J P Frances 19 septembre 2020 05:16

      @Arogavox
      « Je veux bien voir »—> Je ne vous oblige à rien. Vous interprétez Heidegger comme vous voulez. Vous auriez pu y lire aussi : « L’étant est décelé non comme « chose »38, mais comme stock disponible, son caractère de chose et même son objectivité s’effacent devant sa disponibilité, sa valeur. »
      Premier tiret : Pour moi, le dévoilement a lieu au moment du produire, la manière de le faire est ce dévoilement. Ainsi, quel que soit la manière de produire, il y a toujours un dévoilement. 
      Pour le reste vous semblez tomber d’accord avec Heidegger qui y voit un grand danger (cf itw)
      deuxième tiret : personne n’a dit que les rapports sociaux n’existent pas ! Je dirais juste que quels qu’ils fussent, ils prennent place dans le cadre de ce rapport à la technique. Le maitre du gestell, c’est évident, c’est vous-même, le terminator c’est vous. :))


    • eau-mission eau-pression 19 septembre 2020 12:01

      Bonjour @Arogavox

      Pour le rapport du teuton (!) à la technique, je suis allé piocher ici cet extrait de G.Junger

      «  Le monde prométhéen est toujours monde de travail ; nulle part son titanisme n’est plus évident que là où il s’active dans l’invention permanente, dans l’ambiance d’une pensée d’ingénieur, dans la sphère des ateliers. Prométhée tire orgueil des œuvres de son esprit et de sa main, orgueil que l’on retrouve chez l’homme prométhéen jusqu’à la déformation, jusqu’à cette autosatisfaction du travail et du travailleur qui replace l’esprit de Sisyphe au cœur de notre existence (p. 57). »

      Qui a eu l’idée diabolique d’écrire « Arbeit macht frei » au fronton des camps de concentration ? Que pensaient les geôliers en passant devant cette inscription pour prendre leur poste de « travail » ?


    • Arogavox Arogavox 19 septembre 2020 13:02

      @eau-pression
       Bien vu.

       Reste à savoir si ceux qui espèrent ’créer’ des transformations impactant les processus et formes de vie eux-mêmes (vie encore inconnue sur terre, à partir de combinaisons nouvelles du tableau de Mendeleiv) visent ainsi à (se ?) nous dégager de ce ’monde prométhéen’ ? 
       Leur « Arbeit macht frei » prendrait alors un sens nouveau si la liberté visée n’était alors plus -durant leur ’travail’ -, mais après : une fois atteint l’accès au loisir.
       (à moins que leur ’travail’ ne se révèle plutôt déjà comme de l’otium ? ...)


    • Arogavox Arogavox 20 septembre 2020 19:42

      Peut-être en lien avec ce sujet , ces propos de A. Connes :

      instant 1:13:00 de la video  :

      « ... je ne parle pas du machine learning et de l’Intelligence Artificielle parce que pour moi c’est exactement l’opposé de
      ce qu’on fait en math, c’est à dire de chercher à comprendre, de chercher à inventer , à inventer des outils, à trouver les concepts
      qui sont derrière ce qu’on découvre ;

      Le machine learning il résoud des problèmes ; mais si on résoud des problèmes sans savoir comment ,. ce n’est pas intéressant ... »


  • HELIOS HELIOS 18 septembre 2020 10:50

    Bonjour,

    J’adoôore l’intellectualisation lorsqu’elle fonctionne pour elle-même !

    Toute technique, quelle que soit son intégration éventuelle dans un processus systémique, n’existe et ne peut exister qu’en tant qu’outils (sommes-nous toujours des homo faber ?).

    Je déni catégoriquement le droit a quiconque de m’obliger, au simple nom de la technique, une quelconque perte de liberté altérant un quelconque de mes choix.

    J’ai effectivement un problème lorsque la représentation nationale agissant au nom de sa légitimité, utilise une orientation technique, sectorielle par nature (c’est à dire qu’il y a toujours d’autres solutions techniques) pour me contraindre dans mon espace privé à quoi que ce soit... 

    Cela dit, toutes les conséquences des « techniques », si elles participent au développement de la connaissance, sont inintéressantes et peuvent être utilisées exclusivement dans un cadre extrêmement surveillés pour ne pas empiéter sur le fondement même de l’homme dans sa liberté et son libre arbitre qui, je vous le rappelle, ne peut être outrepassé que par ... Dieu !


  • J P Frances J P Frances 19 septembre 2020 05:24

    Je ne renie pas la conception instrumentale de la technique, je dis juste qu’elle est plus que cela.

    Et bien au final on ne comprend pas bien si vous pensez être libre ou non. smiley


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