Un monde de robots
C’était prévu pour 1984, bon on a juste quelques années de retard.
Il est de ces journées où l’on a l’impression d’être perdu dans un monde dystrophique, qui ne se nourrirait plus que de la disparition des valeurs de partage et d’humanisme, le sentiment d’être un Sam Lowry perdu au milieu des ordinateurs dysfonctionnant.
La confiance règne
Ce matin, fort d’un élan matinal au goût d’envie de croissant, je me rends chez ma boulangère préférée (plus pour son pain que pour son sourire) et j’assiste à une scène ubuesque m’interpellant au plus haut point : suis-je bien éveillé ? Ai-je basculé dans la 4ème dimension ?
Je vois là, en effet, à quelques micro-pas devant moi, un vieux (il m’arrive d’en croiser, je n’étais donc pas effrayé par son âge) essayant désespérément de faire entrer quelques pièces de monnaie de sa main parkinsonienne dans une machine infernale et impassible aux assauts répétés de ce septuagénaire probable. Sur ce, la boulangère à l’absence de sourire se met à gueuler sans retenue « ha mais qu’il est con ! Monsieur Dupont, ça fait trois fois que je vous dis que c’est la machine à carte bleue, là. Les pièces, c’est l’autre côté. Ha mais, il va encore me la bousiller ma machine ! » (je précise que c’est bien une boulangère mal embouchée, même si elle parle comme un boucher, les apparences sont parfois trompeuses).
A peu près sûr d’être dans un épisode de caméra caché (les acteurs sont trop mauvais pour qu’il en soit autrement), je m’avance et tombe nez à nez (ou plutôt bite à trou) avec un « truc » (aucune idée comment ça s’appelle) qui compte automatiquement les pièces de monnaie, façon machine tout droit sortie d’un futur pas franchement heureux. Ainsi donc, c’en était fini de la caresse délicate des doigts de ma boulangère, je ne devais plus avoir d’autre interaction avec elle que sa douce conversation (« et pour le nabot, ce sera quoi aujourd’hui ? »).
Un peu interloqué par cette scène (de quoi cette machine est-elle censée nous prémunir : du vol des caissières ? des fausses pièces ? du virus Ebola ?), et vaguement triste pour mon petit pépé bloqueur de machine à carte bleue, je me promets de ne plus jamais remettre mes pieds dans cet antre du diable de la productivité au moment où je manque de me faire écraser par une voiture hybride (équivalent à roues de l’aspirateur Dyson niveau sonorité). Bon. Il faut croire que ce n’est pas ma journée (ou que la modernité a décidé de m’écraser sous son pied gauche).
Je décide d’aller au cinéma me changer les idées (c’était ça ou repassage devant Koh-Lanta et comme je sais pas faire deux choses à la fois (et que ma table à repasser est un peu basse), j’ai pas trop envie de me cramer les poils des couilles).
Youhou, y’a quelqu’un ?
Film pourri, on oublie. Ce que je n’oublie pas, par contre, c’est mon entrée et ma sortie (magistrales comme toujours). A l’entrée, une seule caisse et à peu près 50 connards qui font la queue (y avait des connasses aussi, mais je répugne à insulter les femmes, trop faibles pour se défendre). Je me dirige donc vers les fabuleuses machines pour acheter un ticket et commence gentiment à faire la queue. Ha, ça y est, c’est mon tour. Je sélectionne mon film (non, non, vous ne saurez pas le titre, j’ai une fierté merde). « Insérez la carte ». Ok. J’attends (je suis un as de la description). Encore. Mince. « Carte Muette ». Bon. Je recommence. Une fois, deux fois. Je la gratte, l’astique, lui secoue la puce, lui fais même des bisous bordel, je sais plus comment lui parler. Mais non. Elle n’en fait qu’à sa piste.
Je me résigne à faire la queue avec les blaireaux, réfractaires à la modernité (les vieux et les blondes quoi). 20 minutes plus tard me voici devant Monsieur Sourire (prends-en de la graine de sésame boulangère !) qui me demande quel film je vais voir (non, non, toujours pas). Au moment de payer, je sors ma carte bleue qui fonctionne très bien (vas comprendre Charles).
Film pourri disais-je. Sortie, direction parking Vinci.
Arrivé à la borne de sortie, je mets ma fameuse carte (celle qui marche quand elle veut). Et là. Comment dire ? Ben disons qu’elle rentre, mais c’est plutôt au moment de sortir qu’il y a comme un bug (genre elle était bien au chaud, hors de question qu’elle pointe le bout de son nez hors de la machine). J’appuie sur le putain de bouton prévu à cet effet, et là une voix mécanique me répond « oui ? ». Je lui explique mon problème, ce à quoi la voix répond « je vais vous ouvrir la barrière ». Ha non non, vous avez mal compris, moi ce que je veux, c’est qu’on me rende ma carte. « Le parking est désert le week-end monsieur, il va falloir attendre le technicien lundi ». Euh. Comment dire ? Je vous passe le démontage de la machine, mais je peux vous dire un truc, c’est que cette saloperie de borne se souviendra longtemps de mon passage.
C’est donc fier d’avoir récupéré ma carte bleue (désormais en deux morceaux) que je rentre chez moi me plonger dans l’exploration de ma couette.
Ça n’arrive pas qu’à moi
Le lendemain midi, je bouffe avec un pote en centre de Paris, et il me raconte une anecdote. Le week-end dernier, parti avec sa petite famille dans le sud, il décide de s’arrêter en route dans un hôtel bas de gamme comme il en existe tant le long des routes.
Il réserve par internet (pratique) et on lui fournit code et adresse. Arrivé à l’hôtel à une heure tardive, il saisit le code fourni pour le parking avec sa femme et ses deux charmants bambins (je dis « charmants » parce qu’il lit l’article, mais j’en pense pas une lettre). Et là. Pas de réponse. Ha merde, il a les doigts carrés ou quoi ? Il recommence. Pareil. A ce moment-là, le hasard faisant bien les choses, une voiture arrive. Il recule, la voiture se positionne et réussit à ouvrir la barrière. Miracle ! Il suit aussitôt son sauveur de près et pénètre dans le parking. S’en suit le classique balai des jeunes parents : que je réveille Manon, que je sors la poussette, que je rassure madame sur le nombre d’heures de sommeil des petits, etc.
Le parking est noir, les enfants sont crevés, la femme commence à redevenir une femme sous la pression (elle gueule donc), il est temps d’aller dormir. Arrivés à la porte de l’hôtel, tout est noir et clos. Saisie du code (un autre code). Merde. C’est une blague ? Et on recommence. Hé non. Et là, le doute. Rien autour. Même pas un numéro de téléphone où appeler. C’est juste un parking avec une grille d’accès vers l’hôtel. Rien d’autre. Retour à la barrière extérieure du parking. Assez vite, mon pote comprend qu’ils sont piégés. Impossible d’entrer. Impossible de sortir. A ce moment-là, on comprend que les ustensiles obligatoire suivants ne servent à rien :
ð Gilet jaune : pas utile
ð Ethylotest : non plus (la machine à code a beau souffler, elle est bien à jeun, le problème vient d’ailleurs)
ð Lampe torche : walou
ð Prise 12v : mouais
ð Triangle de détresse : bof (et pourtant, de la détresse il y en avait)
Finalement, ils tombent sur les couvertures de survie et ont réussi à dormir par deux degrés.
Le doute
Je reviens de ce déjeuner perturbé (ce qui n’est pas nouveau), perplexe même.
Toutes ces machines que l’on met partout pour être « compétitif », que nous promettent-elles comme avenir ?
Tous ces petits jobs que l’on se plaisait à moquer (« tu veux finir caissière comme ton oncle ? »), que sont-ils devenus ?
Déjà que la moitié de la population les prenait pour des débiles, faut-il en plus en faire des assistés impossibles à employer (« tu coûtes trop cher coco ! », « mais euh… suis payé au Smic », « ben ouais, pas ma faute si t’es né dans un pays de privilégiés ! »).
Devrons-nous arriver à la taxation de toutes ces machines d’un coût équivalent aux charges sociales d’un être humain pour obliger notre monde à redevenir un peu plus humain ? Pas bête remarque… taxer à la hauteur de ce que l’on met sur le travail des vrais hommes, histoire de rééquilibrer le combat.
Une spirale infernale vers notre fin
Jadis nous rêvions collectivement d'une société qui, grâce aux machines, évoluerait vers une société de loisirs où les hommes se concentreraient sur le savoir et l'oisiveté (en ce qui me concerne, je me serai contenté de l'oisiveté, mais je n’aurais forcé personne). Il est à peu près clair que l'on évolue aujourd’hui vers une société de plus en plus kafkaïenne dans laquelle les machines produisent de plus en plus de choses qui deviennent obsolètes de plus en plus rapidement, choses que les chômeurs de plus en plus nombreux sont censés consommer en plus grande quantité, recyclant à l'infini leur aliénation à un système devenu fou et se digérant lui-même (dis donc Jean-Fab’, en parlant de digestion, t’aurais pas oublié de prendre tes pilules ? j’ai un peu l’impression que tu t’emballes là…).
De la dépendance des machines (inutile de dire que si je suis en panne de gps, je suis mort) à l'aliénation pure et simple à la technique, il n’y a qu’un pas que nous préparons soigneusement jour après jour, prenant notre élan joyeusement et inconscients du danger.
Que serions-nous aujourd’hui sans machines ? Je serais personnellement assez incapable de traire une vache ou de tuer un tuer un ours avec un arc et des flèches (l'inverse est vrai aussi d'ailleurs, même si la vache serait quand même dans la merde). Le comble du chic étant les banlieues américaines où on n’a même pas prévu de trottoirs (pour quoi faire ? marcher ? alors qu’on a un joli 4x4 flambant neuf (et flambant accessoirement le PIB de l’Ethiopie à chaque coup d’accélérateur), même si on se demande quand même ou les chiens font leur crotte).
Enlevez les portables (téléphone et ordi), et vous verrez la différence assez vite (déjà vous ne seriez pas en train de me lire, avouez que ce serait ballot). Je n'arrive même plus à me souvenir à quoi ressemble une soirée organisée, c'est-à-dire où l’on donne toutes les infos avant. De nos jours, on se demande parfois si on va pas à une rave au lieu gardé secret jusqu’au dernier instant ("euh, c'est chez qui ce soir ?").
Et pourtant (attention révélation sur mon âge), j'ai connu ce temps sans portable où quand une fille t’appelait sur le fixe familial, tu te tapais la honte du siècle quand ta maman te tendait le téléphone gris à cadran (putain de fil jamais assez long) « c’est pour toi Fabinou ».
Où se cache l’humanité désormais ?
Le pire c'est que dès que nous croisons un peu d'humanité, nous ne la voyons même plus (que celui qui n'a jamais pesté contre un vieux mettant 3 heures devant une distributeur de timbres à la poste me balance le premier guichet automatique en travers de la tronche), trop occupés à courir, piégés dans cette poursuite infernale du temps perdu.
Qui de nos jours s’arrête consciemment (et pas du fait d’un burn-out) pour juste ne rien faire ? Qui prend un livre pour aller flâner dans un parc et décide de ne pas l’ouvrir en se disant qu’il le fera un autre jour ? Qui laisse passer les gens dans la rame bondée du métro en se disant qu’il prendra celui d’après ? Qui fait la queue à la Poste pour aller au guichet afin d’avoir un humain en face de soi ?
Ne perd-on pas le fil de notre vie à nous adapter inconsciemment à ce rythme imposé par un monde qui nous échappe mais auquel on veut appartenir par-dessus tout ?
Le progrès n’est-il finalement pas un mythe ? Croire que la société va s'auto réguler comme par miracle est absurde, car elle se construit tous les jours un peu plus, tous ensemble. Pas besoin des machines pour ça (même pas pour calculer la trajectoire d’arrivée du bonheur).
Ne pas prendre un pas de recul nous fait risquer la perte globale, l’inhumanité (œuvre globale elle aussi) nous aura alors permis de mettre les machines aux commandes, débarrassés des humains pousser vers un superbe suicide social collectif comme de petits moutons bien dressés.
Bon, je vais aller dormir moi, il est grand temps que j’arrête de me presser.
Ha oui au fait ! Une fois aux commandes Messieurs les robots, n'oubliez pas d'éteindre la lumière. C'est que ça consomme ces conneries-là.
Et en plus, ça m’empêche de dormir.
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