Vers un capitalisme à visage humain
Les penseurs ou personnalités politiques de droite et maintenant de gauche ont systématiquement cherché à occulter le problème de la pauvreté dans leurs modèles économiques en affichant, au coup par coup, une certaine compassion, pour des besoins électoraux (1). La caractéristique de la politique économique en France et en Europe est la même : considérer les classes financièrement dominantes comme le moteur de la croissance. L’investissement des riches tirerait ainsi la masse des classes moyennes vers le haut en leur garantissant une offre toujours plus importante. Mais quel en est le but réel ? Tirer la France vers le haut de manière à ce que notre pays et ses industries rayonnent dans le monde ? Ou bien faire en sorte que nos concitoyens, l’immense majorité d’entre eux, voient finalement leur pouvoir d’achat augmenter ? Ce sont deux choses aujourd’hui bien différentes.
Nos dirigeants politiques, quels qu’ils soient, ont une confiance aveugle dans le libéralisme économique, parce que l’histoire aurait fait ses preuves. L’histoire des politiques économiques aurait prouvé le bien-fondé du développement de la France, de ses industries, de ses entreprises petites ou moyennes par le biais d’un capitalisme libéral sans limite et d’une ouverture des marchés forcés aux pays émergents ou pauvres. Sans doute cela a-t-il pu paraître crédible jusque dans les années quatre-vingt-dix. Mais la chute du mur de Berlin, l’effondrement de l’URSS et la fin de l’équilibre de la terreur ont changé la donne.
Désindustrialisation et pillage des ressources
Lors de la Guerre froide, et encore moins avant, peu de pays pouvaient faire réellement acte de volonté concernant une véritable indépendance sur le plan de leurs actions politiques et économiques. La fin du bloc communiste a réveillé chez beaucoup le sentiment que les Etats-Unis et leurs alliés ne pourraient pas maintenir seuls « l’ordre mondial » et la défense de leurs « intérêts stratégiques ». Il devient donc désormais possible pour beaucoup de pays de se libérer des influences néfastes des industries occidentales, venant profiter des ressources naturelles sans en redistribuer réellement les dividendes aux populations locales. Acquérir une indépendance politique basée sur la démocratie leur paraît enfin réalisable. Des mouvements entiers de résistance se créent dans toutes les zones du monde, au premier du rang desquelles se trouve actuellement l’Amérique du sud. L’exemple de la Bolivie est frappant. Ce pays, qui dispose de ressources considérables en gaz naturel, pourrait profiter de cette manne pour développer son économie par le biais d’une nationalisation de cette industrie, ou tout du moins par un meilleur ratio en faveur de l’Etat bolivien concernant la redistribution de cette richesse. Au lieu de cela, la Bolivie est le pays le plus pauvre du continent. Evo Morales, le nouveau président démocratiquement élu, suivra-t-il, comme le laissent penser ses discours, l’exemple d’un Hugo Chavez au Venezuela ? Probablement. Si les provinces de la plaine forestière d’où sont extraites ces richesses ne font pas sécession.
Une partie de l’argent récolté par les multinationales qui exploitaient ces ressources gazières va donc changer de mains, affaiblissant les chiffres d’affaires des entreprises occidentales pour profiter aux populations des pays pauvres. C’est naturellement le sens de l’histoire.
Il n’y a aujourd’hui qu’une solution envisagée par les pays occidentaux pour contourner le problème, lorsque des gouvernements ne souhaitent pas appliquer une politique libérale qui siée à leurs intérêts : la guerre, les coups d’Etat ou le chantage. Il s’agit de s’accaparer les richesses d’autrui et de faire tourner une industrie de l’armement qui assure une partie importante du PIB. Mais les conséquences ravageuses de conflits comme celui d’Irak auront autant d’impact que la défaite des armées russes en 1904 contre les armées nippones annonçant la décolonisation. La résistance à l’impérialisme économique que représente la mondialisation libérale va aller en croissant. Plus l’agression s’intensifiera, plus la résistance gagnera en vigueur. C’est inéluctable. Confondre interventions militaires extérieures avec aventure coloniale, médiatiser l’ingérence en la faisant passer pour de l’humanitaire, ne pourra jamais convaincre longtemps... « Je sais que la mondialisation est un concept déjà dépassé, que les grandes luttes qu’elles a suscitées contre elle ne sont que les prémices de sa remise en cause », a écrit un ancien député du Parti socialiste français (2). Le continent sud-américain, le Moyen-Orient et l’Afrique sub-saharienne se réveillent déjà.
L’accroissement démographique mondial va créer dans le système libéral actuel toujours plus d’inégalités : les riches se situant à 10% de la population (mais accaparant la majorité des richesses créées), les classes moyennes entre 20 et 50% et le reste sous le seuil de pauvreté. Les pays émergents et pauvres basculeront forcément, grâce notamment au niveau de plus en plus élevé de conscience politique qu’acquièrent les populations les plus pauvres, vers une politique plus juste et plus égalitaire vis-à-vis de leurs populations. La pression du peuple ne tarira pas, et les guerres et les coups d’Etat échoueront de plus en plus.
Mais si les conséquences de cette approche libérale sont destructrices dans les pays pauvres ou émergents, elles le sont aussi ici en France et dans les pays occidentaux. Nos entreprises ont une activité qui sort aujourd’hui de plus en plus de l’industrie traditionnelle que constituent entre autres la métallurgie, les machines-outils ou encore l’habillement. Les secteurs qui ont forgé le développement de notre pays dans le passé sont maintenant en grande partie aux mains des industries chinoises, indiennes ou d’autres pays émergents. Ces pays disposent en effet d’un savoir-faire désormais suffisant, et surtout de conditions nettement plus favorables pour les entreprises en termes de coût du travail ou de fiscalité. Le modèle libéral s’appuie sur la conquête sans cesse renouvelée de nouveaux marchés. Or, si l’on se demande pourquoi les entreprises du CAC 40 se sont rarement aussi bien portées que durant l’année 2005, c’est précisément parce que ce sont des compagnies (contrairement à nos PME) qui tirent l’essentiel de leur chiffre d’affaires sur des marchés à l’étranger. Et cela va de pair, ces dividendes ne seront que trop peu réinjectés sous forme d’investissements humains ou technologiques en France. C’est malgré tout ainsi que l’on entretient le mirage de la bonne santé de notre économie.
Quelles seront donc les conséquences pour l’industrie des pays occidentaux, et en particulier de la France ? Dans la logique actuelle, c’est à un affaiblissement économique et social que l’on va assister, à un lent déclin, tandis que les pays émergents, qui ont choisi la logique libérale, vont continuer à voir leurs inégalités sociales s’accroître et le fossé entre riches et pauvres devenir toujours plus béant. Nous devrions arrêter de considérer le monde comme une vaste zone de compétition où tous les coups seraient permis pour s’assurer un marché, un secteur ou un pays (acheter ou se faire racheter...). Mais peut-être essayer d’acquérir un état d’esprit qui permettrait de se respecter un peu plus les uns les autres.
Une politique du bas vers le haut
On reconnaît un pays développé, ayant un fort pouvoir d’achat et un niveau d’inégalités faible, principalement à l’importance de sa classe moyenne, au développement de ses infrastructures calquées sur l’innovation technologique, et à un service public fort et bien organisé, garantissant une sécurité aux plus démunis et une prestation de qualité à l’ensemble de la population, de manière égalitaire, non discriminatoire.
Il faut donc tenter de tirer les plus démunis vers les classes moyennes et favoriser l’accession de ces dernières au pouvoir d’achat le plus élevé possible. Autrement dit, une politique du bas vers le haut. Il ne s’agit pas ici de remettre en cause les fondements du capitalisme et des mécanismes de base du marché. Le capitalisme crée des richesses, et c’est précisément ce que tout le monde veut. Il s’agit simplement de trouver une voie dans laquelle l’ensemble de ces richesses puisse être mieux réparti, plus équitablement. Les solutions sont connues, mais trop largement ignorées, voire totalement occultées. Avant toute chose, il faut revenir vers un capitalisme qui abandonne la logique libérale. Un capitalisme à visage humain. Une économie qui reviendrait vers les fondamentaux : le travail et sa rémunération. On ne devrait plus juger une grande entreprise en bonne santé en fonction de la hausse du cours de son action, mais bien plus sûrement par le niveau élevé de son carnet de commandes, sur la qualité de sa production, sur son taux de recrutement et sur une mise en œuvre d’une politique de participation généralisée à l’ensemble de ses salariés. Il n’est pas normal que l’on puisse, par le biais d’une opération en Bourse par exemple, créer plus de richesses que des mois, voire des années de travail, sans créer de biens physiques (produits ou services) et surtout sans en partager plus fortement les profits. Il n’est pas normal qu’un agent de maîtrise, rémunéré 2600 euros -brut- par mois, paye environ 25% de son brut en cotisations salariales, alors qu’un cadre supérieur, payé 46 000 euros -brut- n’en paye que...13%, quasiment moitié moins ! Le produit du capital n’est donc pas assez taxé, alors que le produit du travail l’est trop pour ceux qui en ont le plus besoin. Inverser, raisonnablement mais fermement, cette tendance permettrait de créer des leviers formidables.
Sur le plan de la politique budgétaire aussi, les récentes réformes en Europe ou aux Etats-Unis vont dans le même sens. Les politiques libérales consistent de plus en plus à ne laisser à l’Etat que ses fonctions régaliennes (armée, police et justice) et à confier le reste de ses missions de service public à des actionnaires privés. Si la qualité du service public peut être assurée correctement par des acteurs privés dans le domaine du téléphone ou de l’eau par exemple, elle sera forcément rendue inégalitaire par la privatisation d’autres secteurs clés de la sphère publique, comme la santé ou la recherche (en y incluant les laboratoires pharmaceutiques). La construction de grands projets d’infrastructures, dans le domaine des transports par exemple, peut contribuer à améliorer grandement le développement des échanges et la qualité du service public sur le long terme, mais est souvent considéré comme non rentable à court ou à moyen terme par des acteurs privés ; d’où l’absence de réalisation (à moins, malheureusement, d’y faire fortement contribuer l’usager). De fait, la notion de service public est réellement inconciliable avec le capitalisme boursier. L’Etat, dans ces domaines, doit reprendre la main.
Ensuite, sur le plan international, il faut recadrer l’activité du FMI et de la Banque mondiale afin qu’ils puissent avoir une mission réellement en phase avec leurs statuts initiaux. En clair, il faut abandonner les diktats que représentent les politiques d’ajustement structurel, financer des projets de développement plus en phase avec les besoins des populations locales, et surtout revoir les mécanismes honteux du remboursement de la dette. Il faut dissoudre l’OMC, ou revoir totalement ses objectifs, revenir à plus de protectionnisme tout en développant une multitude de coopérations bilatérales permettant à tous les pays de s’enrichir en fonction de leurs richesses naturelles, de leurs produits, de leurs services, de leurs spécialités. Il faut donc construire une coopération forte entre Etats-nations souverains dans un esprit de respect mutuel. Rappelons, au passage, que le concept d’Etat-nation n’est pas dérivé de la droite nationaliste, comme on le dit trop souvent, mais représente dans cette logique un concept réellement humaniste. C’est finalement davantage le libéralisme et l’esprit de compétition à outrance qu’un protectionnisme consensuel qui créent aujourd’hui des replis et des agressions. Ainsi, cette voie, qui permettrait à la France de briller dans le monde bien plus sûrement qu’aujourd’hui et d’aider les pays pauvres à se développer souverainement, devrait permettre aussi, par voie de conséquence, de réduire considérablement les flux migratoires du sud vers le nord...
Cette politique reviendrait, nous dit-on, à la ruine de nos économies. Mais pourquoi nos entreprises, nos emplois, ici, en France, en seraient-ils menacés ? Si nous maintenons de hautes prestations d’éducation, de santé, de recherche et de transport, notre activité économique ne s’essoufflera pas, bien au contraire. Si nous assurons un système fiscal efficace et juste, l’Etat aura les moyens de les financer ou d’y participer. Si nous réussissons dans le même temps à convaincre les classes dirigeantes et populaires d’un grand nombre de pays développés (notamment de l’Union européenne) d’aller dans le même sens, on évitera alors une fuite des capitaux vers des pays pratiquant un fort dumping fiscal et social, les délocalisations n’étant en fait une fatalité que dans une logique libérale du marché...
Si toutes ces conditions sont réunies, alors les pays pauvres pourront enfin avoir une possibilité de sortir de l’ornière, et nous garantirons un meilleur avenir pour nos enfants, ici, en France. Il faudra donc du temps, mais le mouvement est en marche, les mentalités vont évoluer. Personne ne pourra bientôt plus l’ignorer.
Thibaud de Senneville
(1) Lire John Kenneth Galbraith, « L’art d’ignorer les pauvres », Le Monde Diplomatique, octobre 2005
(2) André Bellon, Pourquoi je ne suis pas altermondialiste, éloge de l’antimondialisation, Editions Mille et Une Nuit, Octobre 2004