Grand frère is watching me
"Combien de fois, et suivant quel plan, la Police de la Pensée se branchait-elle sur une ligne individuelle quelconque, personne ne pouvait le savoir. On pouvait même imaginer qu’elle surveillait tout le monde, constamment. Mais de toute façon, elle pouvait mettre une prise sur votre ligne chaque fois qu’elle le désirait. On devait vivre, on vivait, car l’habitude devient instinct, en admettant que tout son émis était entendu et que, sauf dans l’obscurité, tout mouvement était perçu."
La société totalitariste d’Orwell est souvent invoquée par la société citoyenniste s’exprimant sur internet pour décrire l’ensemble des mesures liberticides considérées comme nocives (le passeport biométrique, l’empreinte génétique), tandis que d’autres sont réclamées à grands cris, de l’ordre de ce que le regretté Philippe Murray nommait "l’envie du pénal", et alors même qu’elles procèdent d’une logique de contrôle identique (je pense ici à l’interdiction de "diffamer une religion"), mais également, selon l’analyse répandue de ce chef-d’œuvre d’anticipation, pour décrire une coercition mentale infligée par un pouvoir politique suprême aux membres qui composent son Etat. Le processus totalitaire décrit par le romancier s’inspire directement des systèmes nazi et stalinien et l’on pourrait, en ce sens, être fondé à penser d’une part que ces temps historiques sont révolus, mais que d’autre part aussi la mondialisation des échanges économiques représente ce nouveau totalitarisme contre lequel s’érige principalement l’altermondialisme. Ou "autre mondialisation", sorte d’Eden des échanges entre populations que rien ne distinguerait plus les unes des autres dans leur approche de l’amour universel devant présider à son avènement. Cette autre mondialisation, Homo Forumus la met en œuvre sous l’aile de la défiance et de l’anticipation car tacitement, tout ce qui n’est pas dit est aujourd’hui nécessairement "rampant" ou "rentré". Autrement dit à débusquer avant que d’être, sous la forme d’un serpent fabuleux ou d’une arme sous le manteau.
Ainsi, avant même que soit énoncée une parole, le soupçon pèse déjà sur son énonciateur quant à l’-isme, au -phile, -phobe, -âtre, voire -mane à venir. Mais l’induction nécessite preuve. Homo Internetus pratique donc fiévreusement le googling, utilisation intempestive de l’archiviste mondial qu’il combat par ailleurs courageusement pour son caractère intrusif, débusquant un "post" au détour d’un forum ou d’un blog avec un zèle que l’Inquisition elle-même n’aurait certainement pas renié pour disqualifier son frère en citoyenneté certes, mais néanmoins adversaire à abattre d’un seul clic. Un peu comme un accusateur public rivé au balai d’une sorcière qu’il pourchasse en volant au motif qu’elle lui reproche de lui dérober ses poudres d’accusatrice publique. Faut suivre...
Il me semble donc pour ma part que dans l’œil nouveau de Big Brother gît la poutre dont le citoyen voit la paille dans celui de l’Etat et des puissances occultes d’un Mal inqualifiable qui ne saurait en conséquence être autrement circonscrit dans l’Enfer où il fourbit sa "haine" de la liberté et de la fraternité que par des formules aussi nébuleuses que magiques ("le pouvoir", "les médias dominants"). L’époque est à tous les soupçons, et le florilège d’expressions pour le dire révèle une confusion empreinte d’une paranoïa aussi intense que le besoin corollaire d’expliquer l’inexplicable, en l’occurrence un point de vue différent.
La confiance accordée aux médias traditionnels (plus précisément à la presse écrite non magazine) a souffert, semble-t-il, en France, du grand schisme national autour de la Constitution européenne et il semble que, depuis, le Soupçon soit devenu le mot maître, avec ses armées de gourous et d’adeptes. Si des forces politiques s’opposent, généralement déterminées par une droite et une gauche et leurs extrêmes, le lexique de ce que l’on pourrait, pourquoi se priver, appeler "la soupçonnomanie" est partagé par le citoyen "vigilant" pour qui une pensée adverse constitue au mieux "un odieux amalgame", au pire "une collaboration au Système", et entre les deux le "politiquement correct" de "la bien-pensance", formule testée, approuvée et adoptée de tous côtés à tel point qu’on ne sait plus très bien qui est le politiquement correct de l’autre et versa vice. Ce que l’on sait, c’est que la maladie, c’est l’autre qui l’a.
Ce que l’on sait, c’est que cet anathème brandi tel une gousse d’ail des temps modernes clôt toute tentative de dialogue, si tant est que ce mot désuet ait encore un sens dans le cybermonde où il s’agit bien plus souvent de traquer "le dérapage" de l’ennemi et "le mot qu’il ne fallait pas dire" que de lui opposer des arguments construits après avoir éventuellement entendu les siens. L’effort du raisonnement se traduit généralement par le copier-coller d’un article quelconque ou l’insertion d’un lien hypertextuel, comme si la Preuve de l’existence d’un Avis identique suffisait à asseoir la majesté du sien. Les liens hypertextuels en guise d’expression d’une idée me dérangent au sens où, censés, lors de la naissance du réseau mondial, enrichir un esprit curieux et ouvert par l’apport d’informations transversales ou d’approfondissements, ils s’apparentent plutôt à ce que Régis Debray (Sur le pont d’Avignon) déplore d’absence de lien, précisément, au sens d’une série de strates de lectures dont le sédiment enchante l’esprit comme aussi bien il le torture. L’immédiateté de cet Actuel de l’hyperlien érigé en argument ultime et en fin de non-recevoir s’oppose précisément à la lenteur de temps que réclame la pensée et au bonheur qu’il y a à se livrer aux livres.
C’est ici qu’intervient un autre paradoxe dont souffre Homo Forumus. On l’entend décrier le bougisme et le sens de l’insulte présidentiels, tandis que dans le même temps il rôde sur les forums, le doigt sur le clavier, prêt à lancer ses foudres sur le premier mal-pensant. Or comme il est toujours le mal-pensant d’un autre lui-même dont l’argumentation repose aussi sur les liens bleus et le googling, l’exercice se résume à dégainer le premier et finit par rendre ce Sisyphe des temps modernes quelque peu schizophrène. Il ne sait plus qui a offensé qui, ni si Dieu ce ne serait pas lui et lui l’ordonnateur de son châtiment propre.
La torture est cruelle, mais le Soupçon l’abrège.