A Vichy, il va y avoir de l’eau dans le gaz...
Il y a 2000 ans, cette ville n’existait pas. Au bord de l’Allier ne s’étendait qu’une vallée alluviale de plaine non loin de la montagne bourbonnaise. Puis, suite à la découverte des propriétés thérapeutiques de ses eaux de source, une bourgade y a été bâtie, et des thermes et même des églises et des couvents y ont été édifiés au fil des siècles, à mesure que ses eaux passaient du thérapeutique au miraculeux. Rois, princes et empereurs sont venus y faire soigner leurs abus d’alcools et de bonne chère ; mais c’est la marquise de Sévigné qui a le plus concouru à sa reconnaissance mondaine en relatant, dans sa correspondance, comment elle avait été guérie d’une paralysie des mains grâce à cette eau bicarbonée sodique naturellement gazeuse, riche en calcium, en sulfates et en oligo-éléments (fluor entre autres). Depuis, les célébrités des arts, de l’aristocratie, de la politique et de la science n’ont cessé de fréquenter les luxueux hôtels particuliers, palaces, casinos, théâtres et centres de cure de Vichy. Quel rapport avec Brice Hortefeux, Ministre de l’immigration , de l’intégration, de l’identité nationale et du codéveloppement, en train de brandir un passeport ? Patience, on y arrive…

Téléphone : le début des malheurs de Vichy
Au début du XXe siècle, Vichy accueillait environ 40 000 curistes et jet-setters (sauf qu’à l’époque il n’y avait pas de jets), et près de 100 000 au moment de l’éclatement de la IIe Guerre Mondiale, à la suite de laquelle son développement économique et son statut de capitale estivale de la musique classique et de l’opéra furent durement remis en question.
La ville thermale eut l’occasion de se refaire une… santé en septembre 1935, en accueillant le prestigieux congrès international des compositeurs, présidé par Richard Strauss, regroupant 17 pays, qui a donne lieu à des spectacles exceptionnels au Grand Casino qui avait été construit en 1900. Malheureusement, un mois plus tard, Vichy voyait aussi l’inauguration de son nouvel Hôtel des Postes, équipé d’un central téléphonique dernier cri permettant de joindre le monde entier. Il n’en existait qu’un autre capable de telles prouesses : celui de Paris. Dès lors, bien avant que n’éclate la IIe Guerre Mondiale, le triste sort métonymique de Vichy était scellé, même si les pauvres Vichyssois ne savaient pas encore que pendant de longues décennies ils seraient tristement confondus avec les Vichystes.
La suite, on la connaît : suite à l’armistice franco-allemand du 22 juin 1940, le gouvernement français s’installe à Vichy, non seulement à cause de son central téléphonique ultramoderne en zone libre, mais aussi en raison de son énorme capacité hôtelière (la deuxième du pays) et de sa proximité ferroviaire avec Paris. Sur 649 parlementaires qui rejoignent la ville thermale pour la réunion des Chambres, seuls 80 s’opposeront à l’abolition du régime républicain et à la prise de pouvoir du régime pétainiste tandis que, telluriquement indifférentes à ces soubresauts de surface de l’Histoire, les eaux de source, nées de l’alchimie condensatoire des vapeurs volcaniques, continuaient de remonter depuis les profondeurs de la Terre par de multiples fissures, profitant de leurs pérégrinations pour se charger des sels minéraux contenus dans les roches sédimentaires et de gaz carbonique.
Le sinistre grand opéra vichyste
La collaboration du nouveau régime de Révolution Nationale avec les nazis est totale. Le 3 octobre 1940 voit l’adoption du statut des Juifs en conseil des ministres, sans même que les Allemands en aient fait la demande. Peu de temps après commencent les grandes rafles qui allaient conduire des dizaines de milliers de Juifs, de franc-maçons et de résistants français ou venus d’autres pays d’Europe vers les camps de concentration et d’extermination d’Allemagne, d’Autriche et de Pologne.
Depuis, le nom “Vichy” est lesté d’une sale image dans la mémoire collective française. Certes, Vichy, c’est aussi ces charmants tissus à carreaux roses ou bleus que Brigitte Bardot a rendus célèbres, les eaux minérales, les pastilles, les crèmes de beauté diverses, les thermes… mais on ne peut s’empêcher de penser aussi et surtout à Pétain, à ses sbires collabos et à sa criminelle politique discriminatoire envers tous ceux qui étaient considérés comme “étrangers” à la Terre Française Sacralisée. Autant dire qu’en un tel lieu chargé d’Histoire tragique et assassine, on n’a pas le droit de jouer légèrement avec les symboles. C’est pourtant ce que l’actuel gouvernement a décidé de faire.
“Une faute de goût”
En effet, Nicolas Sarkozy a choisi la ville de Vichy pour organiser, les 3 et 4 novembre 2008, donc pendant la présidence française de l’Union européenne, une conférence internationale consacrée à l’intégration des immigrés et au droit d’asile. Cet événement, qui se déroulera en même temps que l’élection présidentielle étasunienne, a une portée symbolique considérable : en effet, ce sera la première fois depuis la IIe Guerre Mondiale qu’une rencontre entre hommes d’Etat se produira dans cette ville dont le nom est toujours étroitement associé à celui de la collaboration avec les nazis. Bizarrement, c’est un événement dont les médias français parlent très peu.
Qu’on ne se méprenne pas sur mes intentions : si j’ai voté contre Nicolas Sarkozy aux dernières élections présidentielles française et si j’abhorre le régime qu’il a mis en place, je ne les confonds nullement avec le pétainisme. Ni Sarkozy, ni Hortefeux ne sont fascistes, racistes, antisémites en dépit de la politique anti-immigration plutôt musclée qu’ils ont mis en place et dont le caractère souvent aveugle, arbitraire et sans nuances peut et doit être critiqué. Les immigrés illégaux ne sont pas exterminés, mais expulsés dans leurs pays d’origine non en raison de leurs caractéristiques ethniques ou religieuses, mais parce qu’ils sont entrés illégalement sur le territoire national, c’est tout - et ça qui fait une sacrée différence avec le régime de Vichy. On ne saurait confondre, à moins d’être d’une extrême mauvaise foi et d’avoir d’énormes lacunes en Histoire, la droite bling-bling autoritaire, libéralo-dirigiste qui est l’essence du Sarkozysme, avec le fascisme et/ou le pétainisme, n’en déplaise à une ultra-gauche prompte aux analogies douteuses et caricatures trompeuses.
N’empêche... Choisir Vichy pour organiser une conférence internationale sur un tel sujet est soit une provocation (peu probable, quoique...) soit une lourde erreur symbolique dont l’omniprésident metteur-de-pieds-dans-le-plat est somme toute coutumier (rappelez-vous entre autre l’affaire Guy Môquet, le choix du plateau des Glières en guise de Solutré sarkozyen ou la mémoire d’enfant de la Shoah que chaque écolier devait se trimballer... toutes erreurs symboliques qui se sont dégonflées puis ont disparu de la scène médiatique !).
Ce n’est d’ailleurs pas l’opposition à l’actuel pouvoir qui a la première réagi à cet impair. C’est Laurent Wauquiez, secrétaire d’État à l’emploi, ministre de la République et Auvergnat (comme Brice Hortefeux) qui est monté au front en estimant qu’il “serait considéré comme une faute de goût” de choisir la ville de Vichy pour organiser une telle conférence. C’est le moins qu’on puisse dire. Pour réhabiliter le nom de Vichy dans l’Histoire, on aurait pu choisir un autre thème : par exemple celui de l’Union Pour la Méditerranée. Mais de fâcheux ex-colonisés n’en n’auraient-ils pas profité pour faire un parallèle entre accords d’Evian et accords de Vichy ? Volvic serait plus neutre. En plus c’est mon eau minérale préférée. Mais le village est trop petit pour accueillir une telle conférence... Dures histoires d’eaux !
“Personne ne reproche aux Berlinois d’aujourd’hui la politique de Hitler”
Qu’en pensent les habitants de Vichy ? Eh bien, ils sont plutôt favorables à cette conférence. Les Vichyssois en ont marre d’être confondus avec les Vichystes. Marre d’être ostracisés à cause d’un accident de l’Histoire dont ils ne portent aucune culpabilité et dont ils ne sont pas responsables, surtout lorsqu’ils appartiennent à des générations qui n’ont pas connu la IIe Guerre Mondiale. Si le 2e central téléphonique ultramoderne avait été installé à Lyon plutôt qu’à Vichy, ce serait Lyon qui porterait ce poids d’infâmie symbolique injustifié. Mais voilà. C’est à Vichy que ça c’est passé... et d’ailleurs, Vichy a eu ses Résistants, et ses centaines de juifs déportés.
L’actuel maire de Vichy lui-même, Claude Malhuret (UMP), refuse de condamner cette initiative gouvernementale, dont il espère - peut-être naïvement, tant les symboles sont souvent plus têtus que les faits - qu’elle mettra un point final au combat mené par Vichy pour qu’on cesse enfin, plus d’un demi siècle plus tard, d’associer son nom à celui de la collaboration avec le nazisme : “L’association du nom de notre ville à toute une période de l’occupation nazie est une injustice contre laquelle nous nous battons depuis des années, affirme-t-il. Les habitants de Vichy n’ont jamais réclamé ce régime. C’est le régime qui a choisi Vichy parce que c’était la capitale des vacances d’été pour les personnalités riches et célèbres, avec beaucoup de chambres d’hôtel, et l’unique standard téléphonique international en dehors de Paris. Personne ne reproche aux Berlinois d’aujourd’hui la politique de Hitler.”
“Il y a une absence, un silence qui en fait une ville peuplée de fantômes”
Le Réseau Education Sans Frontières (RESF), qui fait soutient les familles d’immigrés clandestins et s’oppose à leurs expulsion, n’est évidemment pas de cet avis. L’un de ses porte-parole a ainsi déclaré qu’“On ne peut pas reprocher à la ville de Vichy son désir de réhabiliter son site de cures thermales. Mais faut-il vraiment que cela commence par une conférence sur la politique d’hostilité vis-à-vis des étrangers que M. Hortefeux propose à l’Europe ?”. Là, RESF exagère : il ne s’agit pas d’“hostilité vis-à-vis des étrangers”, mais de la mise sur pied d’une indispensable et rigoureuse politique de régulation des flux migratoires au sein de l’espace européen. Pour autant, RESF pointe bien l’aveuglement symbolique du choix d’une telle ville pour traiter d’un tel problème. Le risque est fort que cette conférence soit troublée par des manifestations humanistes plus ou moins manipulées par l’ultra-gauche, et que Vichy se retrouve à nouveau confrontée à un passé dont elle voudrait tant se défaire. Rendez-vous les 3 et 4 novembre prochains...
Pour le réalisateur vichyssois Bertrand de Solliers, qui a tourné L’Année dernière à Vichy, reportage sur les Vichyssois qui ont vécu l’époque du Vichysme, il semble difficile de tourner la page : “Il y a une absence, un silence qui en fait une ville peuplée de fantômes”. Il est pourtant né en 1958... Mais au cours de ce tournage, il a pu enregistrer les paroles d’un ancien Résistant né à Vichy, qui pense qu’il est certes “important de conserver la mémoire des anciens”, mais qui se dit “heureux qu’une grande conférence ici nous permette de reconquérir Vichy et le nom de notre ville, de nous débarrasser une fois pour toutes du tabou.”
De toute façon, pendant cette conférence, telluriquement indifférentes à ces soubresauts de surface de l’Histoire ancienne, les eaux de source, nées de l’alchimie condensatoire des vapeurs volcaniques, continueront de remonter depuis les profondeurs de la Terre par de multiples fissures, profitant de leurs pérégrinations pour se charger des sels minéraux contenus dans les roches sédimentaires et de gaz carbonique.
NDLR : Le 27 juin 2008, au Cendre (près de Clermont Ferrand), Brice Hortefeux est revenu sur ses motivations de choisir Vichy pour les journées européennes de l’intégration. Il a notamment déclaré en avoir "ras le bol de cette histoire du passé" de Vichy.