La lutte contre les inégalités expliquée à ma fille
J’en ai marre : à la fin du sport, c’est toujours moi qui passe la raclette dans les douches.
La quoi ?
Quand on est parent, on n’est pas toujours très vif sur les mots-clés sur lesquels on doit s’attarder. Je visualise vaguement ma fille en train d’étaler du fromage chaud dans les vestiaires et je me dis que ça n’a vraiment aucun sens.
- La raclette, le balai pour essuyer l’eau…
- Haaaa… mais pourquoi t’es punie ? Tu continues à ne pas écouter les consignes de la prof de sport ? Elle t’avait pourtant prévenue au conseil de classe du premier trimestre.
Ma fille soupire. Elle soupire beaucoup ces derniers temps et ce n’est pas toujours un effet de sa protoadolescence en construction. Cela vient assez souvent de ma sénilité précoce, quelque chose de l’ordre de la mouche qui monte sur la roue de la vie qui tourne, pendant que l’autre redescend.
- Mais non ! C’est parce que je suis la dernière !
- T’es la dernière en sport ?!?
- Mais non ! Je suis juste la dernière à finir de me doucher.
- Haaaa. Tu traines sous l’eau ?
- Non !!! C’est juste que les autres filles se dépêchent à fond pour ne pas avoir à passer la raclette à la fin. Y en a même qui préfèrent ne pas se doucher !
- Ahhhh ! Je vois. Et toi, tu préfères te laver correctement après le sport ! J’ai bon ?
- Oui, voilà ! C’est ça !
Il est toujours bon de finir par mettre le doigt là où ça démange…
- Donc, il y a une corvée et ça tombe pratiquement systématiquement sur toi. Et toi, tu en as marre. Qu’est-ce que tu as fait par rapport à ça ? Tu en as parlé à quelqu’un en dehors de moi ? D’où ça vient cette règle du dernier qui doit nettoyer ?
- Je ne sais pas.
- Quelqu’un a dit : le dernier sous la douche passe la raclette ?
- Je ne sais pas, c’est comme ça, c’est ce qu’on m’a dit, il semblerait que ça ait toujours marché comme ça.
- C’est la prof qui a fixé cette règle ?
- Peut-être, je ne sais.
- D’où tu sais que c’est la règle ?
- C’est ce qu’on dit.
Toujours intéressantes ces règles d’usage dont personne n’interroge ni l’origine ni les conséquences, mais dont tout le monde s’accorde à penser qu’il s’agit de règles établies qui ont force de loi… surtout quand on fait partie de ceux que ces règles favorisent.
- Bon, tu comptes faire quoi ? Continuer toute l’année ? Te plaindre à la prof ?
- La prof le sait. L’autre jour, elle m’a croisé dans le vestiaire et quand elle m’a vue avec la raclette, elle m’a dit :
tiens, encore toi !- Et c’est tout ?
- Oui.
- Tu as dit aux autres que ça te faisait chier, cette règle ?
- Oui, mais pas comme ça. J’ai dit que cette règle était nulle et que ce serait mieux si on faisait tourner la raclette par ordre alphabétique.
- Ah, oui, pas con du tout comme proposition. Nettement plus juste. Tout le monde participe, personne ne peut y échapper : une bien meilleure règle, je trouve ! Et quelle a été la réaction des autres ?
- Ben rien !
- Comment ça, rien ?
- Rien, elles s’en foutent…
- Oui, mais pas toi.
- Non.
- D’un autre côté, tu expérimentes le fait qu’une inégalité de traitement qui vient d’une règle non fondée et discriminante est rarement remise en cause par ceux qui en profitent directement. La question des corvées est une question centrale dans une organisation : c’est un truc pas intéressant à faire, mais dont tout le monde a besoin pour que ça fonctionne correctement. La logique, ce serait de répartir la corvée également entre tous. Du coup, ça ne fait qu’un tout petit peu de corvée pour chacun, ce qui la rend très supportable tout en instruisant toute la communauté de l’intérêt de ne pas alourdir la corvée. Si tout le monde participe, alors tout le monde fait attention. Dans le cas de votre douche de sport, c’est important de nettoyer après l’usage : sinon c’est glissant pour les suivants et donc dangereux, ça devient sale, vous pouvez tous attraper des mycoses. Donc, ça doit être fait à chaque fois et vous en profitez tous. Le truc, c’est que dans beaucoup d’organisations, il y a une sorte de compétition qui vise à discriminer certains sur des critères à la con pour justifier le fait que c’est à eux de faire toutes les corvées, ce qui fait que tous les autres y échappent. Du coup, ils s’en foutent d’aggraver la corvée par leur négligence, puisque, de toute manière, ils ne sont pas concernés. Pire, ceux qui échappent à la discrimination et à la corvée finissent par se penser meilleurs que ceux qui sont exploités à leur profit dans les corvées. Et ça ne rend service à personne.
Ce que tu vis, c’est juste de l’exploitation. Et il y a fort à parier que les filles qui te voient chaque fois avec la raclette à la main vont finir par penser que tu as le profil pour faire les sales corvées à leur place. Et je te rappelle que tu as quatre ans à tirer avec elles…- Mais alors, qu’est-ce que je peux faire ?
- C’est de la politique, ma chère.
- Ah non, pas de la politique, ça ne m’intéresse pas !
- Certes, mais tu es victime d’un problème politique, c’est-à-dire d’organisation et de vivre ensemble et tu ne pourras le résoudre que de manière politique.
- Oui, mais si j’en parle à la prof, je vais passer pour une cafteuse et ce sera encore pire.
- Bien vu, ma fille. Surtout que, d’après ce que tu m’as dit, la prof sait et ça ne la dérange pas plus que cela. Peut-être qu’inconsciemment, elle approuve cette sorte de punition qui compense l’agacement qu’elle a éprouvé face à ton comportement du premier trimestre. Il est possible que si c’était tombé sur une autre, elle ait été plus sensible au concept d’inégalité et d’exploitation. Il est possible aussi qu’elle considère la lenteur comme un défaut et qu’il soit donc normal que les derniers soient en plus sanctionnés. Dans tous les cas de figure, lui mettre le nez dans sa passivité par rapport à la situation ne serait pas politiquement très malin.
- Oui, mais alors ?
- Tu pourrais aussi continuer à passer à la raclette en te disant que cette exploitation est un moindre mal et qu’elle favorise ton intégration. Mais je te le dis bien net : l’exploitation n’engendre que le désir de dominer et d’exploiter plus. Si tu acceptes une situation que tu trouves injuste, tu la cautionnes et tu la renforces. Et tu te positionnes comme minorité exploitable, car ayant tendance à se soumettre. Les corvées injustes ne perdurent que tant que les exploités s’y soumettent. Tu as envie de continuer comme ça pendant quatre ans ? Et peut-être même toute ta vie ? Je pense que quand on bien intériorisé sa place de dominé dans la hiérarchie, il est bien difficile de relever la tête.
- Non.
- Tu pourrais te laver plus vite… et donc moins bien, puisqu’il semble qu’être propre est un critère d’infériorité, puisque c’est d’être sale qui est valorisé… mais ça ne changerait rien au caractère arbitraire et injuste de la règle de la raclette.
- Oui, il y a des filles qui préfèrent ne pas se laver pour ne pas passer la raclette.
- Tu vois comme la règle est bête : on fait d’une tâche collective visant à assurer l’hygiène de tous en un repoussoir à propreté. Alors que ta règle fait que ce n’est pas trop chiant, que tout le monde peut se laver comme il le souhaite et que les douches resteront propres. Ne pas se laver perdra tout intérêt avec ton système. Mais le problème, c’est que les autres n’ont aucune bonne raison de changer de comportement.
- Alors ?
- Et bien alors, tu fais grève de la raclette, haut et fort !
- Mais ce n’est pas possible ! Je vais me faire gronder !
- Probablement. Ce sera une bonne occasion pour exprimer ton point de vue et tes propositions. De toute manière, si tu refuses de passer la raclette, ça se verra, puisque les douches resteront sales : ce qui démontrera que tout le poids de l’entretien pèse sur toi.
- Oui, mais je n’ai pas envie d’être punie.
- J’aimerais bien voir comment tu vas être punie pour avoir osé dénoncer un système injuste et inefficace !
- Mouaich…
- Et après, tu ne seras pas toute seule contre le reste du monde. Si ton collège passe aux sanctions, je vais être convoquée et si je suis convoquée, je te soutiendrai totalement selon les arguments d’égalité et de justice que je viens de t’exposer. Donc, tu m’auras à tes côtés. Dans tous les cas de figure, tu as plus intérêt à faire grève que n’importe quoi d’autre, comme te taire et continuer… dans la mesure où tu es déjà punie pratiquement à chaque séance de sport. Tout ce que tu risques, c’est de pousser à changer une règle qui a démontré son injustice et son inefficacité. Maintenant, c’est à toi de choisir ta voie, camarade !