Eloge raisonné de l’Anticyclopédie universelle
« Il est aussi mortel pour l’esprit d’avoir un système que de n’en avoir aucun. Il faudra donc qu’il se décide à joindre les deux », écrivait Friedrich Schlegel, philosophe, linguiste et écrivain romantique allemand (1772-1829). Il nous faut donc être capables d’envisager tout et son contraire, ce qui n’est pas rien et ne paraît pas très sérieux ni très scientifique. Difficile, en effet, d’écrire l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert en partant d’un tel postulat.

Le génial et loufoque Alexandre Vialatte (1901-1971), romancier et chroniqueur au journal auvergnat La Montagne
était bien d’accord avec Friedrich Schlegel : "La science explique le monde, elle répond aux questions. Elle veut savoir. La littérature veut s’étonner. Elle est à base d’éblouissement. Elle ne répond pas, elle questionne. Elle prend plaisir à ne pas comprendre, comme un enfant devant le prestidigitateur. Elle est en état de fascination. Le poète aime mieux être ébloui que renseigné. Ce qui la passionne, ce n’est pas le pourquoi, c’est le comment. Comment les choses se passent. Car on n’y comprend rien. On s’y trouve tellement habitué qu’elles paraissent toutes naturelles. Mais arrêtez-les une seconde. Ou regardez-les passer en restant immobile, et vous n’y comprendrez plus rien. Un instant d’attention et tout devient un mystère (...) C’est la tâche de la littérature de rendre ce mystère des choses. Elle a pour rôle de faire le portrait de l’indicible."
Est-il possible de faire le contraire d’une roborative et sérieuse Encyclopédie tout en restant instructif ? Oui : il suffit d’actionner la machine à délirer et dériver dont Vialatte connaissait tous les rouages : "Si vous avez à parler d’un sujet, commencez donc par n’importe où. Voilà qui facilite les choses. (...) Par exemple : ’le soleil date de la plus haute antiquité’ (...) Partis de prémisses si fermes et si catégoriques pour arriver au sujet même, vous serez obligés de l’extérieur à faire de tels rétablissements de l’esprit et de l’imagination que vous trouverez en route mille idées à la fois plaisantes et instructives qui ne vous seraient jamais venues sans cela."
Cet exploit, Emmanuel Vincenot et Emmanuel Prelle viennent de le réaliser en publiant leur formidable Anticyclopédie universelle, tout sur tout et son contraire (éd. Mille et une nuits). En cette époque qui ne nous fait pas de cadeaux mais aussi en cette fin d’année où il est d’usage d’en offrir aux autres, pour 15 euros TTC vous pourrez mettre 126 pages de drôleries iconoclastes dans la hotte du Père Noël à la houppelande couleur de Coca-Cola.
Sur leur site Internet, ces deux lascars se présentent ainsi : "Je suis deux hommes chauves de 127 ans (plutôt de centre gauche). 1881 : naissance à l’âge de 2 ans, dans les environs du Missouri ; 1912 : réalise ses premières œuvres ; 1974 : membre du staff relations publiques d’Alain Poher + animations de rencontres-débats ; 1982 : stage en entreprise ; depuis 2002 : directeur marketing d’un cabinet de conseil en désherbants (à temps partiel) ; Centres d’intérêt : le baseball, Gandhi, les films de kung-fu, les herbiers, la vie d’Alain Poher." Un CV très prometteur.
Cette Anticyclopédie universelle explore absolument Tout ce qu’il faut savoir de déraisonnable sur les Sciences, les Arts et les Mœurs.
Dans la section Histoire, vous y apprendrez par exemple que les principales causes de mortalité au Moyen Age étaient la chirurgie et la dentisterie (70 %), suivies par les morsures de dragons (21 %) et la chute de pierres philosophales (9 %) ; dans la section Les Grandes Civilisations, que parmi les sept plaies d’Egypte, les plus terribles sont la turista et le surbooking ; dans la section Education, que l’on peut reconnaître un prof au fait que c’est souvent un ancien élève, qu’il s’habille comme une personne non imposable mais qu’au moins, il a la sécurité de l’emploi ; dans la section Spiritualité et philosophie, que les scientifiques ont enfin découvert pourquoi les islamistes boivent beaucoup de thé : c’est parce que cette boisson est très riche en anti-oxydants ; dans la section Arts et spectacles, qu’on reconnaît un film de sous-marin aux trois caractéristiques suivantes : 1) une inondation provoque un incendie, 2) la nourriture et la torpille n° 5 sont avariées et 3) les toilettes et le tube n° 2 sont bouchés ; dans la section Sciences et techniques, que l’existence du poisson d’avril serait menacée par le changement climatique ; et enfin, dans la section Ecologie, que les missiles nucléaires seront désamiantés puis remplacés par des bombes à pollen provoquant de féroces allergies.
J’en passe et des meilleures. Pour clore leur magistrale Anticyclopédie, les deux auteurs nous proposent enfin un florilège de citations des Grand(e)s Hommes et Femmes : "L’enfer, c’est les zoos" (Brigitte Bardot) ; "Marie vaut bien une messe" (Joseph), "Ventre affamé n’a pas d’oreille gauche" (Vincent Van Gogh), et l’incontournable "Tu ne pueras point" de Coco Chanel.
On y trouve aussi des scoops pas croyables sur la Grande Muraille de Chine, l’Apocalypse, Pif-Gadget et le nombre de poils de l’oppossum, mais je ne vous en dis pas plus, il faut que vous lisiez vous-mêmes cette Anticyclopédie géniale et déjantée. Et comme disait Vialatte : "L’homme n’est que poussière, c’est dire l’importance du plumeau."
Ah oui, j’allais oublier l’adresse du site Web des deux Emmanuel. C’est fait. Bonne lecture !