Mozart et la musique de divertissement
Dans toutes les couches de la population, le nom de Mozart est célèbre, popularisé par des œuvres qui ont su toucher des publics très différents, de La flûte enchantée au Requiem, en passant par la Symphonie Jupiter ou le Concerto pour clarinette. Sa partition la plus connue n’est toutefois aucune de celles-ci, mais La petite musique de nuit, une modeste sérénade, témoin d’un fait indubitable : même en composant des œuvres mineures pour le divertissement des puissants personnages de son époque, Mozart a su élever très haut le niveau de son inspiration...
(Les liens musicaux sont accessibles, tout au long de l’article, en cliquant sur les références du catalogue Köchel : KV xxx)
Dans les palais et les riches demeures autrichiennes du temps de Mozart, tout évènement qui sort de la routine donne lieu à des musiques de circonstance. C’est bien sûr le cas dans la noblesse, mais également chez les négociants fortunés : visites d’hôtes prestigieux, anniversaires, réceptions de toutes natures, noces, fêtes de plein air, réunions maçonniques, tout est prétexte à un concert. Ces musiques de circonstance, commandées moyennant rémunération à des compositeurs expérimentés, sont avant tout destinées à divertir les invités dans une ambiance festive, le plus souvent à l’occasion de banquets (d’où le nom de Tafelmusik qui leur a été donné de manière générique durant l’époque baroque). Elles se doivent par conséquent d’être légères, joyeuses et accessibles à toutes les oreilles au moyen de mélodies plaisantes et de couleurs chaudes, dans la tradition des « suites pour orchestre » composées par les géants du baroque que furent Bach, Haendel et Telemann.
Selon leur forme (la nature et l’ordonnancement des mouvements) et l’ensemble instrumental auquel elles sont destinées, ces œuvres se nomment divertimento, sérénade, notturno, partita ou cassation. Les unes, destinées à être jouées dans les salons, sont le plus souvent réservées à une petite formation d’instruments à cordes ; les autres, destinées à être jouées en extérieur dans des espaces plus grands, sont confiées aux instruments à vent ou à des formations mixtes plus ou moins étoffées. De telles œuvres, Mozart en a composé une trentaine, sans compter de nombreuses marches, danses et contredanses. Et cela avant même de s’installer à Vienne après qu’il ait rompu sa collaboration avec son employeur salzbourgeois, le rigide prince-archevêque Colloredo.
C’est en effet dans sa ville natale de Salzbourg que Mozart compose ses premières œuvres de divertissement dont certaines sont manifestement influencées par ses voyages en Italie en compagnie de son père Léopold, à l’image des divertimentos en ré majeur KV 136, en si bémol majeur KV 137 et en fa majeur KV 138 dont la forme s’inspire plus des sinfonias italiennes pour quatuor à cordes (avec ou sans contrebasse) que des divertimentos en vogue dans la capitale de l’Empire. Cela explique sans doute que ces œuvres soient également connues sous le nom générique de « symphonies de Salzbourg ». Mozart est alors âgé de 16 ans et démontre déjà un potentiel exceptionnel. La plupart de ses œuvres suivantes sont composées pour agrémenter les réceptions données par Colloredo en son château de Mirabell.
La première sérénade importante de Mozart est la 4e dans le catalogue Köchel. Dédicacée à l’archevêque qui l’emploie depuis l’année précédente (1773), la sérénade en ré majeur « Colloredo » KV 203 est composée durant l’été 1774 pour animer les fêtes estivales de l’université de Salzbourg. De grandes dimensions et destinée à un orchestre étoffé, cette œuvre comporte 8 mouvements disposés dans un schéma traditionnel comportant trois menuets. Comme la superbe sérénade « Haffner » qui viendra plus tard, cette talentueuse partition – encore empreinte d’un génie en devenir – comporte en 2e, 3e et 4e mouvements une partie de violon qui en fait une sorte de concerto intercalé.
Une sérénade pour 2 orchestres
Composée par Mozart en 1776 – l’année de ses 20 ans –, la « Serenata notturna » en ré majeur KV 239 (6e du genre) est de dimensions nettement plus réduites et ne comporte que 3 mouvements. Écrite pour être jouée en intérieur – nous sommes en janvier ! –, elle est particulièrement intéressante en cela qu’elle s’adresse à deux petites formations instrumentales disposées à distance l’une de l’autre dans la demeure d’un commanditaire dont l’identité reste inconnue. La première formation est constituée d’un ensemble de cordes soutenues par des timbales ; la seconde d’un simple quatuor de cordes (2 violons, alto et contrebasse) afin de créer des effets de réponse, ponctués dans les 1er et 3e mouvements par d’inhabituels usages des timbales en forme de plaisanterie musicale. L’ensemble est charmant et montre, à l’image du bref temps de danse paysanne intégré dans le rondo final, que Mozart s’est clairement diverti en écrivant cette partition.
En juin de cette même année 1776, c’est un divertimento que compose Mozart pour répondre à une commande de la comtesse Antonia Lodron qui veut une musique légère destinée à égayer sa fête lors d’une réception nocturne. Écrite en 6 mouvements pour une formation de 2 cors et un ensemble de cordes, le divertimento en fa majeur « Lodron » n°1 KV 247 est une œuvre finement ciselée et d’une exquise légèreté, notamment dans l’adagio, conduit par le 1er violon sans le soutien des cors. Nul doute que la comtesse ait été satisfaite, de même que son maréchal d’époux.
Toujours en 1776, Mozart retourne au schéma de la sérénade Colloredo lorsqu’il écrit la 7e sérénade en ré majeur « Haffner » KV 250. Comme l’indique la dédicace, cette œuvre est destinée à Sigmund Haffner, un riche négociant, fils du maire décédé de Salzbourg et ami de Mozart, pour le mariage de sa sœur Élisabeth. On retrouve dans cette partition de grandes dimensions les 8 mouvements de la 4e sérénade organisés selon le même plan, avec un séduisant concerto pour violon intercalé en 2e, 3e et 4e mouvements. L’œuvre est élégante d’un bout à l’autre, et l’on comprend sans peine en l’écoutant les raisons de sa grande popularité dans le public. Quant à la famille Haffner, elle est ravie par l’œuvre de Mozart au point que Sigmund commandera en 1782 une symphonie au compositeur pour fêter sa décoration impériale : ce sera la grande symphonie n° 35 en ré majeur, tout naturellement sous-titrée « Haffner », du nom de son commanditaire.
Probablement composé pour l’anniversaire de sa sœur Nannerl, le 30 juillet 1776, le divertimento en ré majeur KV 251 est écrit pour hautbois, 2 cors, 2 violons, alto et contrebasse : 7 instruments qui lui valent souvent d’être dénommé « septuor de Nannerl ». S’il a conservé la forme en 6 mouvements du divertimento « Lodron » en fa, il en diffère fortement par l’inspiration dont les musicologues s’accordent à dire qu’elle se situe dans le goût français de l’époque. Comme pour leur donner raison, cette œuvre séduisante et imaginative est conclue par une « marcia alla francese ». Autre particularité de ce divertimento : le hautbois y conteste de manière inhabituelle la suprématie du violon.
Le notturno en ré majeur KV 286 est officiellement daté de 1777. Il a pu avoir été composé pour répondre à une commande privée à l’occasion du Nouvel an. Quoi qu’il en soit, cette œuvre va encore plus loin que la serenata notturna en matière de répartition des musiciens. Ce notturno est en effet écrit, non plus pour 2, mais pour... 4 orchestres, chacun constitué de 2 cors et d’un ensemble de cordes. Il résulte de cette disposition des effets d’écho encore plus spectaculaires que dans la 6e sérénade et qui sont parfaitement mis en valeur par la simplicité de l’écriture. On ne connait que 3 mouvements à cette œuvre, mais en l’absence de partition originale, il semble évident qu’il y manque un allegro final après le menuet.
Un cor postal dans l’orchestre !
Le divertimento en si bémol majeur « Lodron » n°2 KV 287, également daté de 1777, est, comme le KV 247, une commande de la Comtesse Lodron. On y retrouve le schéma en 6 mouvements auquel Mozart est désormais fidèle. Composée pour un quatuor à cordes soutenu par 2 cors, cette œuvre, légère de bout en bout, n’atteint pas le niveau d’inspiration du premier divertimento écrit pour Antonia Lodron l’année précédente. Mais sans doute n’était-ce pas l’avis de Mozart : il joua lui-même la partition du 1er violon lors de la création de ce divertimento !
Nettement plus intéressante, la 9e sérénade en ré majeur « Posthorn » KV 320, composée une fois encore pour l’université de Salzbourg, doit son nom à la surprenante utilisation, en plus des vents, des cordes et des timbales, d’un « cor de postillon », autrement dit d’un instrument rustique qui sert habituellement à annoncer l’arrivée de la malle-poste au relais. C’est dans le 2e trio du second menuet qu’intervient cet instrument insolite, après une autre séquence inhabituelle : un solo de flûte à bec piccolo – soutenu par les seules cordes – dans le 1er trio de ce même menuet. Constituée de 7 mouvements, cette sérénade de grandes dimensions, composée en 1779, recèle une autre surprise sous la forme de deux mouvements concertants – les 3e et 4e – destinés à la flûte et au hautbois.
Le 17e divertimento en ré majeur KV 334, écrit en 6 mouvements pour 2 cors et cordes, également durant l’année 1779, répond à une commande de l’industriel et violoniste amateur Georg Robinig von Rottenfeld. Bien qu’il ne figure pas parmi les plus jouées des œuvres de circonstance de Mozart, ce divertimento n’en est pas moins caractérisé par d’indéniables qualités d’écriture et se révèle plein de charme à l’écoute. L’un de ses mouvements jouit même d’une notoriété universelle : le 1er menuet. Celui-ci est en effet présent sur de très nombreuses compilations de musique classique, le plus souvent au côté d’un autre célèbre menuet, extrait du 11e quintette de Boccherini.
C’est en octobre 1781 que Mozart compose la 11e sérénade en mi bémol majeur KV 375 pour répondre à une demande du peintre de la cour de Vienne Von Hickel désireux d’honorer sa belle-sœur Thérèse à l’occasion de sa fête. Initialement destinée à 2 clarinettes, 2 cors et 2 bassons, cette œuvre en 5 mouvements est complétée en juillet 1782 par l’adjonction de 2 hautbois pour être jouée par l’ensemble de vents du prince Aloys de Liechtenstein, alors à la tête de l’Harmonie impériale. Écrite d’une manière que l’on pourrait considérer comme académique pour une œuvre de ce type, cette sérénade n’en possède pas moins de grandes qualités qui en font l’une des favorites des formations d’instruments à vent.
Composée également en 1781, la géniale 12e sérénade en ut mineur KV 388 est totalement atypique à plusieurs points de vue. Certes, son effectif est identique à la précédente sérénade dans sa version remaniée à 8 instrumentistes. Mais elle en diffère profondément par le recours au mode mineur qui donne à cette œuvre un ton grave et une profondeur nostalgique surprenants pour une œuvre censée être dédiée au divertissement et à la légèreté. Le nombre de mouvements, réduit à 4 sur le plan type d’une symphonie (vif-lent-menuet-vif), est lui aussi inhabituel, de même que le traitement en canon du menuet et du trio. Nul ne sait pour qui cette singulière sérénade a été écrite, mais une chose est sûre : Mozart a donné le meilleur de lui-même pour composer ce chef-d’œuvre. Il donnera même un prolongement à cette sérénade en la transcrivant en 1787 pour quintette à cordes (KV 406) dans une œuvre de taille plus réduite mais au charme ô combien envoûtant !
De la Gran Partita à la Petite musique de nuit
Mozart va encore plus loin en matière d’instrumentation avec la 10e sérénade en si bémol majeur KV 361. Cette « Gran partita » – une appellation ajoutée ultérieurement sur le manuscrit original – n’est est en effet plus destinée à un octuor comme les 2 précédentes sérénades mais à... 13 instruments à vent, tous appelés à être mis en valeur à un moment ou un autre de cette partition exceptionnelle à tous points de vue. 13 instruments à vent ? En fait non, car outre les 2 hautbois, les 2 clarinettes, les 2 cors de basset, les 4 cors et les 2 bassons, Mozart a confié la basse à une contrebasse, comme le confirment les pizzicati qui figurent sur le manuscrit, et non à un contrebasson, un instrument tout juste né et encore balbutiant à l’époque. Mais l’usage de ce dernier s’est assez largement répandu et ne trahit en rien – bien au contraire ! – l’esprit de cette œuvre, si merveilleusement composée pour les vents. Commencée en 1781 avant les 11e et 12e sérénades – ce qui explique son n° de catalogue antérieur –, l’écriture de cette sérénade s’étale sur 2, voire 3 ans. La raison en est que, cette fois-ci, Mozart ne répond à aucune commande : il écrit là pour lui-même, avec en mémoire la qualité des virtuoses qu’il a rencontrés à Munich, à l’image du clarinettiste Anton Stadler auquel il destinera, en 1791, son extraordinaire concerto en la majeur. Construite en 7 mouvements, cette sérénade rivalise avec les meilleures pages de son compositeur et impose une évidence à tous les amateurs de musique classique : il n’y a pas de genre mineur chez Mozart !
Pas de genre mineur, en effet. Et ce n’est pas la célébrissime Petite musique de nuit qui vient battre en brèche ce constat. Il arrive pourtant que cette œuvre provoque, ici ou là, un commentaire condescendant. Sans doute est-ce dû au fait que cette sérénade est – avec Les quatre saisons de Vivaldi – omniprésente dans l’offre musicale des concerts planétaires, et cela depuis des décennies. La 13e sérénade en sol majeur « Eine kleine Nachtmusik » KV 525 ne mérite évidemment pas ces réserves : cette œuvre est en effet un incontestable chef d’œuvre. On ne sait pas pour qui Mozart l’écrit en 1787, mais il est probable qu’il le fait sur commande dans la mesure où il interrompt brusquement, dans la nuit du 10 août, la composition du très grave opéra Don Giovanni pour jeter sur la partition ces mesures appelées à devenir l’une des œuvres les plus connues du monde classique. Comment Mozart, tourmenté de surcroît par des difficultés financières persistantes et par la mort, quelques semaines plus tôt, de son père Leopold ainsi que celle de deux amis proches*, peut-il trouver l’inspiration d’une sérénade aussi pleine de grâce et de légèreté ? Tout le mystère du génie est là, dans ces 4 mouvements pour quintette à cordes emprunts d’une joyeuse insouciance. À noter qu’il existait à l’origine un premier menuet entre l’allegro initial et la romanze, mais la page a été arrachée du manuscrit, peut-être par Mozart lui-même. La structure qui en résulte est, de ce fait, moins celle d’une sérénade que d’une sinfonietta. Mais une chose est sûre : malgré toutes les écoutes, le plaisir est toujours au rendez-vous, que ce soit dans la version quintette ou dans celle d’un orchestre à cordes plus étoffé.
Bien qu’il soit qualifié de divertimento dans le catalogue des œuvres de Mozart, le trio à cordes en mi bémol majeur KV 563, composé en 1788, appartient plus au répertoire de la musique de chambre qu’à celui des cassations, en dépit des 6 mouvements dont il est constitué. Dédiée à Michael Puchberg, un camarade franc-maçon qui a aidé financièrement le compositeur en différentes circonstances, cette œuvre ambitieuse et finement ciselée est un incontestable joyau dans lequel Mozart réussit, chose totalement inhabituelle, à mettre sur un pied d’égalité le violon, l’alto et le violoncelle.
Mozart est à juste titre considéré comme l’un des plus grands génies de la musique classique, mais le public est loin d’avoir découvert toutes les facettes de son immense talent. Puisse ce florilège de ses musiques de divertissement montrer, par l’écoute des liens, que son génie s’est exercé jusque dans les œuvres destinées à ces instruments campagnards patauds et rustiques qu’étaient les bois et les cuivres avant que les meilleurs compositeurs du 18e siècle ne les fassent pénétrer dans les salons et les jardins des rois et des princes. Quelques pages évoquées ici le démontrent avec éclat : il suffit pour s’en convaincre de les écouter en se laissant porter par la musique du divin Mozart...
* Le comte Hatzfeld et le Dr Barisani.
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