À quoi servent les intellectuels ?
Personne ne s’étonne que deux intellectuels, dûment attestés comme tels par les plus hautes instances qualifiées, prononcent doctement des sentences profondément incompatibles l’une avec l’autre ! Le réel est-il si ambigu que l’on doive s’y faire ?
Il faut tout d’abord différencier les taiseux des diseux. Les savants sont rares et encombrés par leurs pensées, ils sont peu loquaces. Les diseux par contre encombrent les salons. Les premiers se torturent pour analyser les faits, les événements, les pensées, pour comprendre le comment des choses. Les seconds ingurgitent les savoirs anciens, modernes ou contemporains pour en faire des arguments balayant toute contestation des béotiens. Même si les uns et les autres peuvent être qualifiés d’intellectuels, ils n’ont rien à voir les uns avec les autres, ils ne se rencontrent pas, ils ne se fréquentent pas, ils n’habitent pas le même monde.
Admettons que la recherche de la vérité soit la raison d’être d’un intellectuel, encore faut-il définir ce qu’est la vérité. Est-elle accessible ? Est-elle unique ? Énoncer des vérités est-il simplement possible ?
L’aspect physique de la vérité permet de mieux appréhender sa nature. Si vous regardez un paysage, les arbres, les ruisseaux, le ciel, vous apparaîtront avec leurs formes propres et toutes les nuances d’une large palette de couleurs. Chaque observateur, à cause de la distribution qui lui est personnelle de ses photorécepteurs, voit son propre paysage. Il n’est jamais tout à fait identique à celui observé par une autre personne. Par exemple, la sensibilité aux couleurs de deux observateurs est toujours différente ; cette sensibilité peut être acquise lors d’une éducation artistique, elle peut découler de l’âge qui altère la vision, elle peut être due à des sentiments particuliers à un instant donné… la vérité d’un paysage n’existe que pour un observateur donné.
La ‘vérité’ d’un paysage peut être approchée non pas en privilégiant un observateur sur un autre, mais en tenant en compte de toutes les observations possibles. La vérité se trouve en déterminant ce que les diverses visions ont de commun. Les paysages diffèrent mais des traits antagonistes, incompatibles, ne peuvent pas coexister : un arbre ne peut pas devenir un buisson, des poteaux électriques ne peuvent pas pousser spontanément, le ruisseau ne peut pas devenir une route… En recherchant les traits communs, l’extrait sec contient une image proche de la vérité.
Plus encore, il est possible de se passer des cônes ou des bâtonnets de la rétine biologique pour fixer l’image observée en utilisant des photodiodes, on peut se passer du cerveau pour traiter l’information en utilisant des algorithmes, on peut se passer de la lumière visible en utilisant des rayons infrarouges, des rayons X, des neutrons, des particules. Quel que soit le mode analytique adopté, aucune aberration ne doit surgir des diverses observations si l’on s’en tient à la recherche du réel, du vrai. Les clichés retenus doivent contenir l’essentiel partagé par tous et visible par tous les moyens d’examen. Cet ‘essentiel’ représente la vérité ou du moins la meilleure des vérités. Si des nuances peuvent rendre différents des paysages, il n’en reste pas moins que la vérité existe.
Mais la démarche proposée est celle d’un scientifique qui se coltine avec l’expérience, pas celle d’un intellectuel tel qu’on nous les présente journellement à longueur de médias. L’intellectuel ne s’occupe en général pas des paysages ou des chose matérielles, il s’attelle uniquement à l’immatériel : la sociologie, la philosophie, l’économie ou même la politique, tous domaines qui se prêtent bien à l’énoncé de certitudes et à la construction de branlantes théories. Pour théoriser, il faut tout d’abord déterminer les éléments les plus pertinents, les plus importants, parmi les montagnes d’autres faits qui tendent à les ensevelir. Le choix n’est pas simple car, comme dans tout système complexe (au sens scientifique), tout dépend de tout et le principe de causalité qui pose que l’on peut déterminer la cause à partir d’un effet et que la cause précède l’effet, ne peut être considéré que comme une approximation. La collecte des faits pertinents dépend là encore de l’individu qui l’effectue même s’il se contraint à une certaine neutralité, de fait impossible à obtenir. Les intellectuels vont ensuite se doter de concepts, originaux ou puisés dans la littérature savante, afin de mettre en ordre les événements collectés.
Seule la somme de tous les travaux, matériels ou immatériels, permet d’approcher la vérité. Il faut encore prendre soin lors de cette collecte d’éliminer les résultats qui laissent place à la tromperie et aux falsifications. Il faut donc distinguer les savants qui concentrent leur attention pour comprendre, qui aiment la connaissance pour la connaissance, de ceux qui utilisent leur érudition simplement pour dominer ceux qui ne l’ont pas ou qui en possèdent d’autres formes.
La volonté de puissance, décrite comme plus forte que la volonté de vie, est indissociable de la plupart des espèces animales et constitue un moteur incontournable de l’espèce humaine. De la parade des paons pour s’accoupler aux plus belles femelles jusqu’au normalien trop déplumé pour séduire et qui supplée son manque d’attrait physique par l’art oratoire, chacun veut prendre le plus grand nombre possible de congénères sous sa coupe. Avoir une filiation, créer une famille, un clan, un parti et en être le membre le plus actif est un moyen, conscient ou non, d’échapper à la destinée des espèces temporairement vivantes.
La raison n’est donc le plus souvent qu’un autre moyen de domination, le bagout remplaçant la violence des plus frustres. Lors des innombrables discussions incessantes chez les intellectuels, les arguments présentés servent alors plus à conforter ce que l’orateur s’acharne à proclamer qu’à essayer d’approcher une vérité qu’il sait insaisissable. L’intellectuel présente une construction pour qu’on y adhère, pour enchaîner des disciples (ou au moins des lecteurs), mais pas pour tenter d’éclairer ceux qui en savent moins que lui sur le clinamen, les syllogismes, le présentisme et sur tant de notions qui emplissent une multitude d’ouvrages. L’intellectuel ne sert pas, ou rarement, à engendrer une quelconque sagesse, une quelconque aide pour mieux vivre, il n’existe que pour générer une cour plus ou moins fidèle, vendre ses livres, élargir sa zone de chalandise. Et dans des sociétés devenues du superflu beaucoup plus que du nécessaire, la pensée des intellectuels devient elle-même superflue. Beaucoup d’entre eux se classent d’ailleurs eux-mêmes parmi les ‘influenceurs’ plutôt que parmi les intellectuels.
Alors à quoi servent les intellectuels ? Pour ceux qui sont uniquement en quête de notoriété, la réponse est aisée, à pas grand-chose. En tout cas ils sont moins utiles qu’un boulanger, un tailleur de pierres, un chimiste qui synthétise une molécule d’hydroxychloroquine ou un agent d’entretien. Serait-ce pire sans eux ? Ce n’est pas du tout certain, beaucoup ont servi de gardes-chiourme à des sociétés infectes. Cependant, au delà de la superficie de l’intelligence, il ne faut pas oublier les intellectuels-savants, bien différents ; ceux-là peuvent servir à trouver des repères dans un monde où l’obscurité règne en maître, ils peuvent aussi permettre, rarement mais quelquefois, de s’arracher à une envahissante animalité.