samedi 22 novembre 2008 - par Fergus

Amalia

Il y a quelques années, je résidais à Paris, dans un IGH, autrement dit une tour d’habitation. Sept appartements par palier disposés en U autour d’un puits technique central où étaient notamment logés les ascenseurs. 1 heure du matin : mon fils, très agité, entre dans l’appartement et nous réveille, ma femme et moi ; il est livide. « Il y a un cadavre sur le palier ! » nous dit-il.

Je sors et j’aperçois des cheveux noirs qui dépassent sur le sol dans l’un des angles du palier ; de longues traînées de sang courent sur les murs ; ici et là des traces de doigts se sont imprimées comme sur les parois de Lascaux. La porte de notre voisine, une jeune capverdienne (appelons-la Amalia), est entr’ouverte. Je contourne l’angle du palier et découvre son corps inanimé. Amalia est nue (à l’exception d’un slip) sous un peignoir largement ouvert. Elle s’est ouvert les veines mais elle vit. Par chance, les entailles ont rapidement coagulé. Tandis que mon épouse appelle le gardien et les secours, je pénètre dans l’appartement d’Amalia. Aucun doute sur le suicide : plusieurs bouteilles d’alcool sont ouvertes et un couteau de cuisine baigne dans une bassine ensanglantée.

Nous n’avions pas de rapports étroits avec cette jeune femme, et pour cause : Amalia travaillait dans une boîte de nuit et ses horaires n’étaient guère compatibles avec les nôtres. En discutant avec elle, nous avions quand même compris qu’elle était manipulée par une sorte d’aventurier andalou qui vivait une double vie et, manifestement, la menait en bateau. Jusqu’au jour où elle ne l’a plus supporté…

1 h 10. Les lourdes portes coupe-feu des ascenseurs ont été bruyamment refermées pour isoler notre étage. Il y a là le gardien, des policiers, et les pompiers, accompagnés par un jeune médecin. Tandis que ces derniers s’efforcent de réveiller la voisine avant de l’évacuer, nous répondons aux questions de la police. Je vous laisse imaginer le bruit que font les voix et la manipulation du matériel de réanimation, puis de la civière. Enfin, près de trois-quarts d’heures après la découverte du corps, l’ordre d’évacuation est donné ; la voisine n’a pu émettre que quelques grognements avant de replonger dans son coma éthylique. Direction : la Salpêtrière. En cinq minutes, le palier se vide après que le gardien ait fermé l’appartement d’Amalia. Mon épouse et moi retournons nous coucher. Notre fils dort déjà. Le sommeil sera beaucoup plus dur à trouver pour nous.

7 h 30. Appelé par le gardien, le sympathique Omar Coulibaly, un Malien d’habitude très enjoué, s’efforce en grimaçant de faire disparaître les traînées sanglantes du palier. Pas facile d’enlever des taches de sang sur un crépi. Surtout quand on a sur le dos un abruti comme le comptable du cinq-pièces qui joue les contremaîtres et ne lâche pas ce pauvre Omar d’une semelle. Furieux, je l’envoie balader et reste à discuter avec Omar. Le Malien se détend et me dit qu’il a été mis au courant du drame par le gardien. Avant d’ajouter : « Il paraît qu’à part vous, tous les autres sont restés enfermés chez eux. Chez nous, au village, tout le monde serait sorti de chez lui pour aider les secours, ou pour encourager le blessé. » Oui, Omar, et c’est bien là la différence, chez nous personne (ou presque) ne sort, ou plus exactement ne sort plus. Par peur de prendre un mauvais coup, par peur d’être impliqué dans une sale histoire, par peur… d’on ne sait trop quoi…

Amalia n’a commencé à émerger que deux jours plus tard. Elle a même eu la force de me sourire lorsque je suis allé la voir à la Salpêtrière. En la quittant, j’ai rencontré l’infirmière qui s’occupait d’elle. C’est elle qui a le mieux résumé la situation : « Des cas comme celui-là, nous en voyons toutes les semaines. Le pire, c’est qu’on peut crever d’abandon dans notre pays au cœur de la ville. Et l’on ne peut même pas blâmer les gens de leur indifférence : entre les spectacles de plus en plus violents et les discours sécuritaires, ils se replient sur eux-mêmes. »

Amalia s’en est sortie et, quelques semaines plus tard, a repris l’avion pour le Cap-Vert, quelques expériences en plus et pas mal d’illusions en moins…

À l’exception des noms, cette histoire est, hélas, rigoureusement vraie.



10 réactions


  • Gül, le Retour II 22 novembre 2008 15:25

    Bonjour Fergus,

    Je suis contente de voir que cet article paraît enfin.

    Merci de ce témoignage, bien triste cependant, mais qui devrait une nouvelle fois nous faire prendre conscience qu’autour de nous, ce sont des êtres humains qui vivent, pas des numéros ou des fantômes qu’on ne veut pas voir...

    Quant au style de votre prose, je l’apprécie vraiment pour sa qualité et sa sobriété.

    Bien à vous.


    • Fergus fergus 22 novembre 2008 20:03

      Merci, Gül, pour votre commentaire. J’en suis sincèrement touché, venant d’une personne dont la sensibilité s’est déjà exprimée avec chaleur sur ce site. Je crois en effet que, tout moucherons que nous soyons à l’échelle de l’humanité, nous pouvons nous grandir, non pas en jouant les héros, mais tout simplement en portant attention à ceux qui nous entourent et qui, comme vous le soulignez, sont des êtres humains et pas des créatures virtuelles.


  • Francis, agnotologue JL 22 novembre 2008 16:49

    Bonjour, vous écrivez : ""Appelé par le gardien, le sympathique Omar Coulibaly, un Malien d’habitude très enjoué, s’efforce en grimaçant de faire disparaître les traînées sanglantes du palier. Pas facile d’enlever des taches de sang sur un crépi. Surtout quand on a sur le dos un abruti comme le comptable du cinq-pièces qui joue les contremaîtres et ne lâche pas ce pauvre Omar d’une semelle. ""

    C’est qui ce Mr Coulibaly ? Le technicien de surface attitré de l’immeuble ? Laissez moi vous raconter une histoire, vraie également : dans une copropriété, sur une allée, il y avait un jour une déjection dont j’ignore si elle était animale ou humaine. Ni le gardien ni le personnel habituel de ménage appelés par le syndic n’ont accepté de nettoyer, et j’ai trouvé cela parfaitement digne. La coproprié&té a fait appel à une entreprise de service. Qu’en est-il dans votre histoire, au sujet de ce Mr Coulibaly confronté lui aussi à une tâche qui vraisemblablement ne faisait pas partie des son contrat ? Quel contrat d’ailleurs ?


    • Fergus fergus 22 novembre 2008 19:51

      Bonsoir, JL. Omar Coulibaly (un nom d’emprunt) habitait dans une rue voisine de notre tour et était salarié par la copropriété pour assurer le noettoyage quotidien des parties communes. Je ne sais pas ce qu’il est devenu ; peut-être est-il reparti vers son village, avec sa très timide épouse et ses deux adorables gamins ; peut-être vit-il encore à Paris, mais je ne sais pas où : la dernière fois que je suis allé dans le quartier, le gardien avait changé et Omar était inconnu de lui.


  • foufouille foufouille 22 novembre 2008 18:26

    des fois si on sort pas, c’est plutot par manque de soutien
    seul tu dois etre arme
    et ds ce cas la moitie des flics te considereront comme coupable
    bien sur si tu as un costards et est un "notable" c’est pas pareil ............


    • Fergus fergus 22 novembre 2008 19:56

      Non, Foufouille, je ne peux pas être d’accord avec ça. Sauf danger immédiat et caractérisé, l’assistance est un devoir pour nous tous, que l’on soit chrétien, agnostique ou athée.


    • foufouille foufouille 22 novembre 2008 21:45

      ton devoir est pas valable pour les flics
      ils regardent ta tronche et celle de l’autre
      si tu as pas la bonne tete ............
      bon, faut deja qu’ils se deplacent
      si le type qui tabasse sa bonne femme travaillle et toi pas, sur que tu es coupable. juste un exemple


  • claude claude 23 novembre 2008 00:37

    la compassion n’a pas de nationalité ou de frontière, pareil pour l’indifférence.

    cette jeune femme a eu la chance de croiser votre chemin, et au delà de la solitude, vous lui avez donné des armes pour survivre et peut-être de la réussir.

    "qui sauve un homme sauve l’humanité" dit le proverbe...


    • Fergus fergus 23 novembre 2008 09:03

      Merci pour vos messages, Claude et Papy, mais vous me prêtez un rôle que je n’ai pas eu : j’ai simplement examiné Amalia, constaté son état et appelé les secours. Cela dit, la réaction des voisins, calfeutrés chez eux, et plus encore encore celle du comptable cité dans ce témoignage, m’ont hérissé le poil et ouvert les yeux sur une "indifférence" fréquemment évoquée dans les rapports urbains mais dont je n’avais pas eu réellement conscience avant de vivre dans cette tour. Il est vrai que nous venions de la Butte-aux-Cailles, un quartier-village au coeur de Paris. Un autre monde !


  • Bobby Bobby 23 novembre 2008 14:48

    Bonjour,

    Voilà un comportement que tout le monde devrait avoir....

    il reste peu de personnes qui ont encore le courage d’intervenir lorsque cela est nécessaire. peut e^tre un signe des temps à une époque ou tout est évalué en termes comptables, l’humanité f... le camps !

    Bravo à l’auteur !


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