Amalia
Il y a quelques années, je résidais à Paris, dans un IGH, autrement dit une tour d’habitation. Sept appartements par palier disposés en U autour d’un puits technique central où étaient notamment logés les ascenseurs. 1 heure du matin : mon fils, très agité, entre dans l’appartement et nous réveille, ma femme et moi ; il est livide. « Il y a un cadavre sur le palier ! » nous dit-il.
Je sors et j’aperçois des cheveux noirs qui dépassent sur le sol dans l’un des angles du palier ; de longues traînées de sang courent sur les murs ; ici et là des traces de doigts se sont imprimées comme sur les parois de Lascaux. La porte de notre voisine, une jeune capverdienne (appelons-la Amalia), est entr’ouverte. Je contourne l’angle du palier et découvre son corps inanimé. Amalia est nue (à l’exception d’un slip) sous un peignoir largement ouvert. Elle s’est ouvert les veines mais elle vit. Par chance, les entailles ont rapidement coagulé. Tandis que mon épouse appelle le gardien et les secours, je pénètre dans l’appartement d’Amalia. Aucun doute sur le suicide : plusieurs bouteilles d’alcool sont ouvertes et un couteau de cuisine baigne dans une bassine ensanglantée.
Nous n’avions pas de rapports étroits avec cette jeune femme, et pour cause : Amalia travaillait dans une boîte de nuit et ses horaires n’étaient guère compatibles avec les nôtres. En discutant avec elle, nous avions quand même compris qu’elle était manipulée par une sorte d’aventurier andalou qui vivait une double vie et, manifestement, la menait en bateau. Jusqu’au jour où elle ne l’a plus supporté…
1 h 10. Les lourdes portes coupe-feu des ascenseurs ont été bruyamment refermées pour isoler notre étage. Il y a là le gardien, des policiers, et les pompiers, accompagnés par un jeune médecin. Tandis que ces derniers s’efforcent de réveiller la voisine avant de l’évacuer, nous répondons aux questions de la police. Je vous laisse imaginer le bruit que font les voix et la manipulation du matériel de réanimation, puis de la civière. Enfin, près de trois-quarts d’heures après la découverte du corps, l’ordre d’évacuation est donné ; la voisine n’a pu émettre que quelques grognements avant de replonger dans son coma éthylique. Direction : la Salpêtrière. En cinq minutes, le palier se vide après que le gardien ait fermé l’appartement d’Amalia. Mon épouse et moi retournons nous coucher. Notre fils dort déjà. Le sommeil sera beaucoup plus dur à trouver pour nous.
7 h 30. Appelé par le gardien, le sympathique Omar Coulibaly, un Malien d’habitude très enjoué, s’efforce en grimaçant de faire disparaître les traînées sanglantes du palier. Pas facile d’enlever des taches de sang sur un crépi. Surtout quand on a sur le dos un abruti comme le comptable du cinq-pièces qui joue les contremaîtres et ne lâche pas ce pauvre Omar d’une semelle. Furieux, je l’envoie balader et reste à discuter avec Omar. Le Malien se détend et me dit qu’il a été mis au courant du drame par le gardien. Avant d’ajouter : « Il paraît qu’à part vous, tous les autres sont restés enfermés chez eux. Chez nous, au village, tout le monde serait sorti de chez lui pour aider les secours, ou pour encourager le blessé. » Oui, Omar, et c’est bien là la différence, chez nous personne (ou presque) ne sort, ou plus exactement ne sort plus. Par peur de prendre un mauvais coup, par peur d’être impliqué dans une sale histoire, par peur… d’on ne sait trop quoi…
Amalia n’a commencé à émerger que deux jours plus tard. Elle a même eu la force de me sourire lorsque je suis allé la voir à la Salpêtrière. En la quittant, j’ai rencontré l’infirmière qui s’occupait d’elle. C’est elle qui a le mieux résumé la situation : « Des cas comme celui-là, nous en voyons toutes les semaines. Le pire, c’est qu’on peut crever d’abandon dans notre pays au cœur de la ville. Et l’on ne peut même pas blâmer les gens de leur indifférence : entre les spectacles de plus en plus violents et les discours sécuritaires, ils se replient sur eux-mêmes. »
Amalia s’en est sortie et, quelques semaines plus tard, a repris l’avion pour le Cap-Vert, quelques expériences en plus et pas mal d’illusions en moins…
À l’exception des noms, cette histoire est, hélas, rigoureusement vraie.