Faisons l’autopsie du désastre. La fin de la culture de l’écrit, du mot et du jeu de mots, le déclin des idéologies, la résignation tiède devant les nouvelles politiques liberticides constituent quelques pistes d’explication. Si ajoute le fait que les idées font peur, pas les marchandises, quelles qu’elles soient. Il y a bien quelques brigades anti-pub, mais cela reste marginal.
Les rares slogans subsistant n’émanent plus d’individus ou de groupes d’individus, mais de marchands, de commerçants, voire de lobbyistes."Ensemble, contre la vie chère", dit une enseigne de grande distribution alimentaire. Bas de gamme, comme les produits vantés.
La publicité "artistique" (à tout le moins celle qui fait des efforts de recherche) est limitée aux produits de luxe, ou dits "haut de gamme" ( parfums, bijoux, voitures de luxe). Et ces dernières jouent sur l’image et la musique plus que sur les mots et leur pouvoir, lesquels ont perdu le leur.
Historiquement, on peut expliquer le caractère relativement littéraire (et pas seulement libertaire) des slogans des années 60/70 en France par le fait que mai 68, qui a généralisé cet "art de rue", était initialement une affaire d’étudiants, et plus spécifiquement d’étudiants en lettres ou en philo. D’où une certaine recherche sémantique, d’autant plus délicate à obtenir que dans le slogan, il y a peu de place, il faut faire court.
Après, mai 68 et ses scories sont devenus un grand désordre organisé (par les syndicats, les ouvriers, les "autonomes", les voyous désoeuvrés) et on a perdu en finesse textuelle.
Le fait qu’aujourd’hui nos étudiants évoluent majoritairement dans des filières scientifiques ou informatiques, qui ne sont pas réputées pour leur finesse de vocabulaire et le niveau de culture générale requis, explique peut-être aussi "la fin du slogan". Et puis, aujourd’hui, qui irait prendre sa peinture et son pochoir, à la nuit tombée, pour écrire "Vive le 3.0 mon coco", "Hadopi, c’est fini". Ca sonnerait creux.
Les pochoirs ont du reste largement été remplacés par les "taggs", où seul subsiste le dessin, sans slogan.
Lorsqu’il y a du texte, c’est un alphabet délibérément ésotérique, mystérieux ou gothique, décryptable par les seuls initiés, sans recherche d’universalisme.
C’est en Espagne que subsistent encore nombre de graffitis politico-libertaires peints au pochoir sur les murs. Il est vrai que la démocratie y est chose relativement récente, et le droit d’afficher (et de s’afficher, sur les murs ou dans la vie) longtemps mis en jachère.
Pour nous, en France, la démocratie est une vieille affaire, si vieille qu’on n’en parle plus, comme des vieux dont on attend qu’ils crèvent à l’hospice. Les préoccupations de la jeunesse dépassent rarement la question de savoir si les MP3 sont moins chers à Auchan ou chez Leclerc…
=Slogans politiques :
Les truculences verbales des Georges Marchais et autres Raymond Barre étant loin derrière nous, nous sommes depuis 20 ans dans la décrépitude des idéologies et des gens qui les portent. La politique ne fait plus rêver. Leurs ténors ressemblent à notre voisin de palier, ou à des petits cadres de chez IBM. Le brushing est appelé à la rescousse pour masquer l’indigence du cortex cérébral.
"Faire de la politique", " s’encarter", coller des affiches existera toujours, mais c’est à présent réduit au rang des bizarreries marginales, comme les clubs de philatélistes ou les associations de pécheurs à la ligne.
Depuis "la force tranquille" de Ségéla pour Mitterrand en 81, qui passait à peu près la barre, les slogans de nos politiciens sont d’un consensus mièvre et affligeant, comme un curé n’oserait plus les prononcer en chaire le dimanche. Le souci de ratisser large les a condamné aux platitudes œcuméniques, où tout slogan doit désormais comporter les mots "ensemble", "vie meilleure", "plus loin"(mais où ?), "unis pour un monde plus juste". Un catéchisme laïc de cour d’école.
=Slogans de désobéissance :
Il y en a fort peu, la désobéissance étant désormais parcimonieuse. L’opposition ironique et ostensible au gavage de nouvelles bien-pensances est absente. Pas de :
- "Fonte de la banquise, tu nous les brise"
- "Qui regarde TF1 voit sa fin"
- " L’alcool tue, pas le vin"
- " Les préservatifs nuisent gravement à une sexualité épanouie"
- " La connerie tue, pas la vitesse"
- "Fumer évite l’hospice".
Non, rien de tout cela. Ce serait énorme, pire que de faire lire Céline dans les LEP de nos ZUP. Pire que d’ouvrir sa braguette place de la Concorde pour se mesurer à l’Obélisque.
Les nouvelles bien-pensances sont muettes, autosuffisantes, "self evident" comme disent les anglo-saxons. Quelques marginaux osent bien faire exploser ou tagger les radars automatiques. Mais ce sont des individus isolés, risquant la prison plus sûrement qu’un voleur à l’arraché. Mais pas un "t’ar ton radar à la récré", ou un "En dessous de 180, je perds la mémoire" sur nos murs. Non, l’heure est aux messages infantilisants de cour d’école, aux tautologies plates et convenues, à l’image de nos panneaux lumineux sur les autoroutes : "mieux vaut arriver tard que jamais", "soyez cool, levez le pied" , "trop vite, trop près= danger".
Bref, le retour du "bien / pas bien " Bushien, dénoncé par les Guignols dans la caricature de Sylvester Stallone et la World Company. Une vie réduite à un feu de signalisation bicolore : rouge/ vert. Pas d’orange, pas de camaïeu de gris. Le retour des bons et des méchants des vieux western à papa, mais sans les flingues et la Marlboro, bien sûr. Une image binaire (0/1), comme le langage des informaticiens qui nous gouvernent, ces grands amputés de la nuance, ces hémiplégiques de la finesse.
=Slogans et pochoirs érotiques :
A l’heure du porno pour tous, sur le Net, en DVD, le pochoir érotique a du plomb dans l’aile. Les transgressions et audaces visuelles sur les murs on viré au pale. L’eau pale des pubs pour déodorants les ont remplacé aux murs de nos rues grises. Sous les pavés, il n’y a pas plus de sexe que de marchand de sable. Fini la fille cambrant ses reins nus sous le tee-shirt relevé et disant"Et s’taire".
L’autre image légendée "dans les larmes de ton cul", clin d’œil à Ferré ("ton style").
Une autre philosophant "quand je t’enc.., le temps recule".
Non, à présent on nous incite juste à " sortir couvert". La météo est bien maussade, mon bon Monsieur.
=Slogans poétiques :
Beaucoup des slogans les plus beaux des années 70 étaient apolitiques et non-marchands :
"Soyez réalistes, demandez l’impossible".
"A l’amour, citoyens"
"plutôt la vie"
"il ne faut pas demander aux mots d’exprimer l’inexprimable"
"la route est encore longue pour des nuits un peu sombres"
"ici, le verbe avoir a remplacé le verbe être"
=Slogans de chansons :
On connaît tous le "ni Dieu ni Maître" lancé par Léo Ferré, qui n’était pas avare de formules et slogans (" invente des formules de nuit : C.L.N , c’est la nuit, surtout au soleil"). Celui qui prônait la priorité à gauche, le fait de se coucher tout nu et appelait les larmes dans les yeux des filles, avait cependant, avec l’âge et la sagesse, acquis l’autodérision ( "Dans le cocktail Molotov, il faut mettre du Martini, mon petit…").
Quelques autres ont cultivé l’image, le mot, le jeu de mot ( Thiefaine, Nougaro, à un degré moindre Higelin).
Mais c’est évidement Bashung qui alla le plus en banlieue de la poésie des slogans muraux
("Mes yeux sont dans le miroir où je les ai laissés", ou encore "Ma vie sous verre
S’avère
Ebréchée")
Rien de tout cela chez les lisses Bénabar et autre Mahé qui roucoulent à nos oreilles, leurs pâles sonates à nos sonotones.
Oui, Aragon mange ses vers par la racine. Mort et enterré, mangé par les vers éponymes. Les temps sont de nouveau raisonnables. On ne met plus les morts à table, les loups sont devenus des toutous. Ce soir, je ne sais pas pourquoi, mais me reviennent ces vers de Bashung :
"Un soupçon de fadeur
Un rien de tragédie
Et je pleure mon collyre
Ma colère".
Oui, je vais l’écrire sur les murs, celle-là. Jusqu’à ce que les vers effacent tout. Ils ont l’habitude.