Pourquoi le suspense autour du gazoduc « Nordstream2 » n’en est pas un (2/2)
Depuis que j'ai commencé à écrire cet article (article commencé dans ma tête depuis plus de 6 mois, couché par écrit le 9 avril 2018 et publié le 13 du même mois pour sa première partie), Angela Merkel nous a fait sa sortie de grande sœur protectrice vis-à-vis de l'Ukraine venant clamer son désespoir de bientôt voir sa rente de gaz disparaître.
Un premier lecteur m'a fait part de son étonnement :
Mais alors, quelle explication pour ce revirement de Merkel ???
Et de me donner les sources de deux articles dont l'un d'Ouest France du 10/04/2018 titre :
« Pas de Nord Stream 2 si le rôle de Kiev n'est pas défini, selon Merkel »
Voici ma synthèse d'un excellent article de la Fondation pour la Recherche Stratégique sur ce sujet. Cet article date de 2015 mais il retrace parfaitement l'historique de la problématique :
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La Russie se sert du gaz comme arme géopolitique. Ainsi ceux qui lui sont alignés paient ce gaz bien moins cher. Juste avant la révolution Orange (2004-2005) l'Ukraine achetait son gaz 50€ / 1000 m3 contre 230€ pour le reste de l'Europe
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Depuis cette révolution Orange les ukrainiens en position de force -80 % du gaz russe alimentant l'Europe passe par l'Ukraine- ont pris de leçons accélérées de capitalisme via les commanditaires occidentaux organisateurs de cette révolution. Importer à 50 € et revendre à 230 € , même moi je sais faire. L'Ukraine l'a fait. La Russie n'a pas aimé du tout !
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Depuis s'en est ensuivi une « guerre des tuyaux » avec marchandage, tractations, menace de couper l'arrivée du gaz (menace mise deux fois à exécution par la Russie et très brièvement)
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Le 17 janvier 2009 un contrat de 10 ans a été enfin conclu règlant à la fois le prix et le volume du gaz livré à l'Ukraine et le montant du« droit de passage » par m3 de gaz russe transitant par l'Ukraine et à destination de l'Europe
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Depuis, les velléités commerciales ukrainiennes nouvellement acquises et sans doute mal assimilées ont abouti à des tractations pénibles toutes les fins de trimestres entre les deux pays.
Pour conclure : à ce jour et depuis le 1er mars 2018 l'Ukraine ne reçoit plus de gaz russe pour sa consommation (Vlad l'empaleur ayant épuisé son capital patience !) mais dispose encore jusqu'en 2019 de cette taxe de passage. On voit que « la maison est en feu » !
On comprend alors la panique de l'Ukraine. Une double manne lui échappe : un gaz qui était très bon marché et qui n'arrive plus et une taxe de transit juteuse qui va disparaître. Et ce n'est pas leurs récents professeurs en révolution politique qui vont leur en fournir l'équivalent.
2019 justement, ça ne vous dit rien ?
Reprenons le déroulement de Nordstream1. Avril 2010 : les premiers tronçons de tubes sont posés au fond de la Baltique. Août 2012 : la deuxième conduite est en service. Hé oui : Nordstream1 c'est deux conduites ou 2x1220 km sous-marins. Nordstream2 idem !
Aparté : L'enrobage des tuyaux de Nordstream1 a été réalisé par l'entreprise française EUPEC qui n'a pas été retenue pour le « 2 ». Constat tristement amusant : quand on recherche EUPEC sur Google les premières images à droite qui sont censées être commerciales, montrent des salariés en grève !
Pourquoi ? Par la suite, Paris a cèdé à la pression US ?
Nous avions vu que c'était Wasco, une entreprise malaisienne qui maintenant s'occupe de l'enrobage des tuyaux de Nordstream2.
Le 27 décembre 2016 les premiers tubes du Nordstream2 arrivent à Mukran à pied d'oeuvre. Si l'on respecte le même planning que pour le « 1 » cela nous amène … (je compte sur mes doigts)... en avril 2019 ! Coïncidence ?!
Maintenant imaginez cette scène.
Mutti Merkel et Papy Putin se demandent ce qu'ils vont faire de ce turbulent gamin ukrainien dont l'éducation leur a échappé au profit de l'Oncle Sam. Papy vient de se faire réélire confortablement et Mutti n'en fini pas de batailler avec sa GroKo (Große Koalition). Papy a absolument besoin de ces débouchés gaziers directement convertibles en matériel lourd allemand et Mutti aussi pour des raisons symétriques. Là-dessus ils sont d'accord et ça n'est pas prêt de bouger. Ce qui n'empêche pas -comme Audiard le fait dire par la bouche de ses tontons flingueurs- de discuter.
Fiston Porochenko, penaud et enfin conscient du danger, vient pleurer dans les jupes de Mutti. Laquelle va voir Papy et lui demande s'il ne peut pas faire une nième exception pour le petit. Papy fait semblant de réfléchir et demande alors à Mutti si elle ne pourrait pas faire quelque chose pour que fiston comprenne enfin que la Crimée c'est du passé et qu'elle est définitivement perdue. Et par la même occasion il lui demande d'être son porte-parole et d'en convaincre "la communauté internationale". Prudemment il arrête là, jetant temporairement un voile pudique sur ses prétentions globales qu'il avait imprudemment dévoilées en 2014 :
Lors d’un show télévisé de quatre heures, le 17 avril [2014], le président russe déclare que l’Ukraine n’est pas un Etat à part entière mais un appendice russe qu'il appelle « la Nouvelle Russie », ou « Novorossia », une terminologie datant de l’époque des tsars désignant une partie du pays.
« L'Ukraine, c'est "la Nouvelle Russie", c'est-à-dire Kharkov, Lougansk, Donetsk, Kheerson, Nikolaev, Odessa. Ces régions ne faisaient pas partie de l'Ukraine à l'époque des tsars, elles furent données à Kiev par le gouvernement soviétique dans les années 1920. Pourquoi l'ont-ils fait ? Dieu seul le sait. »
Le site global.voices.org est encore plus explicite :
[…] seule l'entrée complète des territoires des régions russes de l'Ukraine, c'est-à-dire de la Crimée, Lougansk, Donetsk, Zaporoje, Dniepropetrovsk, Tchernigov, Soumi, Kharkov, Kiev, Kherson, Nikolaev et Odessa, dans la Fédération de Russie peut garantir la paix, la sécurité et la prospérité de leur population, ainsi que la protection fiable des intérêts russes.
En bref tout ce qui dans l'Ukraine actuelle borde la frontière russe et la Mer Noire.
Mutti comprend tout le bénéfice de cette opération d'entremetteuse diplomatique et s'empresse d'entamer la première phase de com' publique qui la positionne comme « championne des faibles et des opprimés ». Papy bat sa coulpe en public. Fiston Porochenko devient l'éternel obligé de Mutti. Et Mutti et Papy vont discuter au restaurant de l'avenir de leur couple sous le regard envieux et calculateur de l'oncle Sam qui mettrait bien le grappin sur la dot de Mutti.
Ce scénario ne vous semble-t-il pas à merveille crédible ?
Je vous disais que j'avais cet article en tête depuis 6 mois. Au point que profitant de mes vacances de Pâques à Stralsund (rappel : ville hanséatique à deux pas de la sortie gazière de Nordstream1 et 2) je n'ai pas résisté au plaisir de faire un reportage de terrain.
Ce reportage associé à de nombreuses recherches sur Internet m'a complètement convaincu de l'hypothèse que je formule en titre d'article.
Que cherchent les partenaires commerciaux ? Des circuits d'approvisionnement et de distributions sûrs.
Ceci passe pour le gaz par un trajet sans intermédiaires : les gazoducs Nordstream1 et 2.
L'autre circuit économique et sûr est le rail.
Or se pose un problème d'écartement de rails qui trouve sa source dans l'histoire. L'Europe (hors Espagne et Irlande du Nord !) ont un écartement de 1435mm. Celui des pays de l'ex-URSS 1520mm. Ce tout petit écart -associé il est vrai à un changement de tension des caténaires, un changement de signalisations, des procédures d'arrimage différentes- a des répercussions terribles.
Etablissons un parallèle qui tombe à point nommé entre GNL-gazoduc et rails UE-russe. Toute la problématique du GNL provient du fait qu'on est obligé de changer de conditionnement en cours de route (la liquéfaction). De même pour passer d'un système de rail à l'autre. Il y a alors trois solutions :
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On positionne parallèlement 2 trains à la frontière (souvent cette frontière technologique est la même que celle des états) et on transvase le matériel de l'un à l'autre. Vous imaginez la perte de temps, d'argent et pour les passagers le plaisir de devoir changer de train (en particulier de nuit à 3 heures du matin)
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Une autre solution consiste à avoir des wagons avec de boggies spéciaux qui ont un écartement variable et automatique. C'était le cas quand vous preniez le train Paris-Austerlitz-Barcelone mais vous ne vous en aperceviez même pas grâce au système Talgo
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Une troisième solution consiste à soulever le wagon, lui enlever ses boggies de 1435mm et de le reposer sur de nouveaux boggies de 1520mm. Pas sûr que des passagers apprécieraient cela ! Disons que cette technique sera plutôt réservée au frêt
Avec ses seulement 21 points d'inter-connexions Est-Ouest (carte dans ce document page 16) dont seulement 7 doublets , l'ex-URSS est à la peine. La timide augmentation du trafic rail Est-Ouest s'est effondrée avec la chute du mur et la route a pris le relais.
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Poursuivons ce parallèle : bien mieux est d'avoir un gazoduc, sous-entendu avoir la même technologie. C'est depuis 2013 le cas avec le TGV Paris-Barcelone par exemple qui met un peu plus l'Espagne aux normes européennes. Les projets reliant la Russie et l'Europe ne sont pas encore à l'ordre du jour de l'UE à ma connaissance
Et c'est là qu'un atout unique en Europe va profiter aux allemands (qui ont décidément bien de la chance de ce côté-là) et qui va leur permettre de rétablir l'ancienne route de la Soie associée au circuit hanséatique.
Ils ont un site exceptionnel qui combine gare de transbordement et transport par mer. Il s'agit du port de Sassnitz sur l'île de Rügen dans le Land de Mecklenburg Vorpommern (ex-RDA). Le lien n'est malheureusement pas disponible en français.
En 1986 les soviétiques -sensible à l'agitation polonaise et son mouvement Solidarnosc- et désireux de communiquer directement avec la RDA, finalisent juste à côté du port de Sassnitz un noeud ferroviaire qui combine 40 km de voies 1520mm et 70 km de voies 1430mm. Ils avaient le nez creux ! ...et n'en ont pas profité longtemps.
Ne reste plus aux allemands réunifiés qu'à rajeunir la structure ferroviaire.
Voie ferrée, rénovée et électrifiée, traversant la forêt de l'île de Rügen.
et d'y relancer le transit germano-russe (voir cet article du 25 Juin 2015).
Regardez maintenant cette vidéo de 5 mn de présentation de l'ensemble ferro-portuaire de Sassnitz, mise en ligne le 27 mars 2012.
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un train transsibérien arrive de Russie directement par bateau. Il est chargé de matières premières
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puis il est débarqué sur terre sur l'emprise ferroviaire aux normes russes (40km quand même !) et via 5 grand halls les wagons sont grutés sur de nouveaux boggies aux normes UE (70 km de voies)
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le train peut repartir vers la Ruhr (c'est une image bien sûr) !
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pendant ce temps d'autres wagons sont rééquipés de boggies russes
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du matériel lourd de haute technologie produits par l'Allemagne arrive à Sassnitz par route ou rail et est chargé dans ces wagons selon les normes de chargement et de transport russes
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le train entier est alors transbordé sur bateau et peut repartir vers la Russie. Just in time comme le dit si fièrement le représentant de cette entreprise
Cet ensemble a été privatisé en 2011, s'appelle Baltic Rail Port Mukran et appartient au groupe BUSS GmbH de Hambourg (ville hanséatique ; je le rappelle au passage).
Prenez le temps de revisionner cette vidéo et de faire un arrêt à 2'33''. L'instant est bref mais on y voit déjà un impressionnant entassement de tubes de gazoduc dont une partie n'a pas encore été enrobée de sa protection anti-corrosion. C'étaient les tuyaux pour la fin de la construction de la 2ième conduite du Nordstream1.
Regardez maintenant une de mes photos prises début avril 2018.
Une vraie mer de tubes tous prêts à être posés pour Nordstream2 !
L'avantage de ce port est énorme. Il reprend la fameuse route de la Soie qui passait par Novgorod (encore une autre ville hanséatique ). Ce qui permet de s'affranchir littéralement de tous les pays de transit avec les haltes y afférentes, les risques de larcin, de dégradation, de corruption.
Comme le dit le premier présentateur de la vidéo : Mukran (c'est le nom du port de Sassnitz) est le port le plus à l'Ouest de la Russie. Et c'est bien comme ça qu'il faut le comprendre. Il dit aussi que le port de Rostock (distant de 169 km) est tout aussi capable de recevoir un train entier. Mais provenant de Suède ou de Norvège. Soit un train aux normes UE !
Un autre avantage non négligeable est la vitesse du transport : 18 heures pour faire 506 km en mer. Soit 25 km/h pour les bateaux les plus lents. Cela peut paraître faible. Une recherche sur Internet vous vante sans cesse les lignes de fret à haute vitesse. Mais dans ce rapport de la Cour des comptes européennes datant d'Août 2016, à la page p.10 section IX, on apprend que la vitesse commerciale moyenne du fret en Europe est plutôt faible et est de 18 km/h sur les corridors internationaux. Elle est comparable à celle du transport en camion !
Vous avez bien lu 18km/h !
Certains sur des forums spécialisés annoncent des vitesses de 200 km par jour maximum (soit 8,33 km/h) ! Je vais laisser le bénéfice à la SNCF de l'estimation officielle.
Voici une comparaison tirée de Googlemaps et de la Deutsche-Bahn :
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Sassnitz-Vyborg par l'autoroute A2 en voiture : 2100 km en 23h42 soit 87,5 km/h
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Sassnitz-Vyborg par l'autoroute A2 en camion : 2100 km en 116 h soit 18 km/h
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Sassnitz-Vyborg par train-mer : 1120 km en 35 heures soit 32 km/h
D'accord, le train Yiwu-Londres qui a fait en Novembre 2017 12000 km en 18 jours a été beaucoup plus médiatisé de part sa performance mais n'a fait que 27,7 km/h.
Le commerce a fortement augmenté entre la Russie et l'Allemagne (+21 % rien qu'en 2016) et ce malgré les sanctions US.
Par où ce trafic passe-t-il ? Air, terre (route, fer, canaux) ou mer ?
Je vais poser la question différemment. Qui parmi nous savait en 1950 que la ville de Lannion (dans le département des Côtes-du-Nord à l 'époque) allait -sous l'impulsion de l'Etat en fin des années 1950- devenir le pôle de télécommunication que nous connaissons (avec même un aéroport !) et voir sa population presque tripler de 1960 à 1980.
Si vous aviez assisté à la construction de la RN12 (rebaptisée E50 par les eurocrates et simplement mais affectueusement appelée « la quatre voies » par ses riverains), au chantier de construction de l'aéroport de Lannion, vu le Centre National d'Etude des Télécommunications sortir de terre, Alcatel pousser à côté en symbiose comme le lierre sur le tronc d'un arbre, vous vous seriez bien douté de quelque chose.
La confirmation est venue plus tard avec la ligne Plouaret-Trégor-Lannion qui s'électrifie en 1999, avec le TGV qui entre pour la première fois en gare de Lannion le 30 Juin 2000. Là vous comprenez (comme moi) que quand les pouvoirs publics investissent massivement dans les infrastructures c'est que l'endroit va vite se développer et maintenir ce développement calqué sur celui des infrastructures.
Les allemands avec Sassnitz font de même et ont bien compris tout l'intérêt de ce port stratégique.
Ce dernier étant correctement dimensionné (voir plus bas une comparaison avec Google Maps), l'emprise ferroviaire attenante aussi, la simple route à double sens par contre ne l'est plus. Le tout récent tronçon de l'autoroute E251 reliant Stralsund à Sassnitz ne fait encore que 20 km et les 33 km restant sont en cours de construction. Le trafic passe alors par une pauvre voie à double-sens. J'ai fait l'erreur de me garer du mauvais côté de la route pour prendre une photo. J'ai du réellement attendre un nombre conséquent de secondes avant de trouver une ouverture et traverser la route en courant.
Pile de pont de l'autoroute en construction surplombant la voie ferrée Stralsund -Sassnitz
Le réseau ferroviaire a été rénové dans les années 1990 et électrifié. Et même s'il est resté à une voie je rappelle -toujours dans le même esprit de comparaison- que la ligne Plouaret-Tregor-Lannion (même si elle a été électrifiée depuis) est toujours à une voie ! De plus même si Sassnitz est appelé (à mon avis) à se développer très fortement, elle n'a pour l'instant que 10000 habitants (ce qui la rend à beaucoup de point de vue comparable à Lannion au cours de son évolution).
Comparez vous-même visuellement la plus grande gare de triage de France (celle de Woippy) et celle Sasstnitz et faites varier les zooms.
Conclusion
J'avais prévu de faire d'autres comparatifs France-Allemagne mais cela m'aurait entraîné trop loin (pour ceux qui ne le connaîtraient pas, je me permets de vous conseiller le site de la CE Eurostat).
Je voulais juste vous faire partager l'éveil de ma curiosité après lecture de diverses informations mainstream sur Nordstream2, recoupées par d'autres qui l'étaient beaucoup moins. Cela m'a donné envie de creuser le sujet sur Internet puis d'aller vérifier in situ la cohérence des diverses sources. J'y ai découvert plein de choses intéressantes.
Vous connaissez à présent comme moi les faits. J'en ai tiré la conclusion que c'est tout un ensemble ferro-routier-gazoduc qui a été conçu, planifié, modernisé, repris pour partie et dont la mise en place va inexorablement se mettre en place car l'enjeu est tout simplement énorme.
Si le US veulent peser sur l'Allemagne afin de stopper tout ceci, ils devront offrir tout simplement plus et à meilleur prix que la Russie. Ou alors la menacer plus que ne pourrait le faire la Russie.
Toute cette agitation atlantiste bombardant la Syrie, l'affaire Skripal ne sont qu'un des moyens US de tenter de rompre le tandem germano-russe en devenir.
A mon avis la confiance dans cette route hanséatique pluri-centenaire, améliorée et modernisée, sera la plus forte. A maintes reprises l'histoire l'a prouvée. C'est le pari que je vous fais.