Un dieu farceur
Ceux qui sont assez vieux pour avoir connu les années 60 se rappellent peut-être encore une émission de l'ORTF qui s'intitulait La caméra invisible . Mon propos n'est pas ici de susciter la nostalgie d'une émission qui avait connu un grand succès et qui semble encore souvent imitée, mais de parler d'un personnage assez invisible lui aussi, assez souvent invoqué ces derniers temps, et pour notre plus grand malheur : Dieu.
Dès lors, pourquoi, dira-t-on -, et non sans raison !-, un tel détour ? Eh bien, parce que la caméra invisible n'est pas sans quelque rapport avec un monothéisme qui présuppose à la fin des temps un jugement dernier, et pour tout mortel, le passage inévitable d'un monde dans un autre. Passage de la cité d'ici-bas à la « Cité de Dieu », pour parler comme Augustin. Ici-bas, le monde des apparences, la caverne platonicienne où nous ne voyons obscurément que les ombres d'une vérité toujours inaccessible, et de l'autre côté de la mort, dans la Jérusalem céleste, l'accès enfin à la Vérité pure.
La caméra invisible fonctionnait un peu de la même manière que ces textes des premiers temps du christianisme, qui parlent de l'Apocalypse, le plus connu étant celui de Saint-Jean résultant de ses vision dans l'île de Patmos. Contrairement à ce que pensent beaucoup de gens qui voient dans l'apocalypse quelque chose de terrible (apocalypse nucléaire par exemple) le mot, à l'origine, venant du grec, signifie simplement dévoilement ou révélation. L'apocalypse anticipe en quelque manière la révélation qu'aura tout homme au jour du jugement dernier, lorsqu'il verra en face un tout autre monde.
La caméra invisible était donc une manière d'apocalypse pour ses « victimes ». Telle jeune vendeuse chez un fleuriste était envoyée par ses patrons faire une course à l'autre bout de Paris. Au retour, le magasin où elle travaillait déjà depuis si longtemps avait été rapidement transformé en salon de coiffure(*). Quelle surprise ! On la voyait, effarée, regarder autour d'elle, mais elle était assurément dans un quartier qu'elle avait pourtant cru connaître parfaitement. A la fin, elle se décidait à entrer, à poser quelques questions ; on lui répondait très gentiment qu'on était installé là depuis des années. Mais non, il n'y a jamais eu de fleuriste dans cet immeuble, Mademoiselle ! Et les clients amusés, qui étaient de bons acteurs, ne pouvaient que confirmer la chose, bien évidemment. Au moment où la pauvre fille, qui était passée sans transition d'un monde dans un autre, sans qu'elle pût décider lequel était le vrai, commençait visiblement à douter de sa santé mentale, intervenait la phrase inévitable : « vous êtes filmée pour la caméra invisible ! ». Et tout le monde d'éclater de rire, même la victime.
La dimension métaphysique de la caméra invisible ne m'est apparue cependant qu'il y a quelques années lorsque j'ai vu tout à fait par hasard à la télévision une imitation du même procédé mais réalisée par des Américains. Inutile de dire que c'était beaucoup moins subtil et même d'une répugnante perversité : Réunion le soir, entre amis (tous complices du metteur en scène) dans un pavillon de banlieue. La jeune victime avait été placée près d'une fenêtre ; elle voyait bientôt passer dans la pénombre du jardin un homme à la mine patibulaire muni d'un énorme couteau. Elle le signalait aux autre, mais personne ne paraissait y prêter attention. A la fin, l'individu se précipitait dans sa direction, levant très haut sa lame comme s'il avait dessein de l'égorger. On imagine sans difficulté ce qu'elle pouvait ressentir. Bien méchante farce, digne cette fois du grand guignol, et propre hélas à n'amuser que des imbéciles.
La question qu'on doit se poser est celle-ci : qu'est-ce que peut ressentir le spectateur de ces sortes de films ? Sa jouissance vient probablement du fait qu'il se trouve placé dans une position qui serait celle d'un dieu connaissant l'avenir aussi bien que le passé et le présent. Il est extérieur au monde des apparences ou un autre se trouve emprisonné, il sait d'avance, ce qui va se passer prochainement. Il pourrait être la victime de l'énorme farce, il sait très bien ce qu'il ressentirait, mais pour l'instant, il est du côté de celui qui tient en sa main le fil des destinées. La chose peut tout à fait être à la limite du sadisme, comme dans le second exemple, mais cela ne l'affecte pas du tout puisqu'il s'agit d'une simple farce dont personne ne souffrira longtemps et au terme de laquelle tout, par contraste, n'en sera que mieux.
Pour l'athée, la question de savoir s'il y aurait un autre monde au-delà de celui qu'il connaît, et vers lequel il y aurait un passage n'a aucune espèce de sens. Mais pour ceux qui croient en l'existence d'un dieu, le vrai monde n'est assurément pas celui que nous connaissons où, comme dit Baudelaire, « la boue est faite de nos pleurs ». Il doit nécessairement en exister un autre qui se dévoilera au terme de tant d'épreuves pénibles qui composent la vie. Ces épreuves ressemblent beaucoup à celles qu'on impose, à très forte dose, aux victimes de la caméra invisible.
QUE LE DIEU DES MONOTHEISMES EST NECESSAIRMENT UN FARCEUR
Et si la vie n'était qu'une farce ? « Acta est fabula », aurait dit déjà, bien avant le christianisme, l'empereur Auguste à quelques heures de sa mort. Le thème est très ancien, mais force est de constater qu'il est absolument impossible, pour qui tient à croire à l'existence du dieu plein de bont qu'évoquent les révélations monothéistes, de se le représenter autrement que sous les traits d'un aimable farceur. S'il n'était pas un farceur, il ne serait pas le « bon » dieu, mais l'esprit du mal en personne.
Prenons un exemple que tout le monde connaît, celui de cette petite fille, en 1985, coincée dans un trou d'eau en Colombie, après l'éruption du Nevado del Ruiz. On ne peut rien faire pour la tirer de là et elle meurt face aux caméras du monde entier. Peut-on imaginer quelque chose de plus atroce ? Si je crois à l'existence de Dieu, je suis bien forcé de penser qu'il n'est probablement pas plus méchant que les metteurs en scène de toutes les caméras invisibles, et il ne s'agit donc que d'une farce. Elle nous paraît abominable, certes, mais de l'autre côté de la mort, c'est une « éternité de bonheur », comme dirait Pascal, qui attend la pauvre enfant, et tout de suite après son dernier souffle, des anges, à n'en pas douter, lui auront dit probablement quelque chose comme « c'était pour la caméra invisible !!! ».
Si on peut faire quelque chose pour sauver quelqu'un qui est en danger, on le fait, sauf s'il s'agit d'une farce, fût-elle du plus mauvais goût, mais dont on peut prévoir qu'elle n'aura pas de conséquences fâcheuses. Dieu aurait pu faire que cette enfant ne mourût point. Pourquoi n'a-t-il rien fait ? Parce que ce n'était qu'une farce, peut-être un peu cruelle, comme toutes les farces, mais par laquelle il la privait d'une vie terrestre rarement heureuse dans ces pays peu développés, pour lui offrir l'instant d'après un bonheur infini dans son paradis.
Le problème, c'est que si j'explique ça à quelqu'un qui croit en Dieu, et pourvu qu'il s'agisse d'un être de bonne volonté, comme on dit, et non point d'un pervers, je susciterai inévitablement une réaction horrifiée : l'existence du mal sur terre scandalise le chrétien comme tout un chacun, et on peut raisonnablement se demander si le retour du thème de la théodicée chez Leibniz en 1710 n'était pas le symptôme d'une première faille dans la certitude chrétienne : l'entreprise, il faut bien le dire, était désespérée et perdue d'avance. Voltaire en aura bien ri !
Alors, je lui rappellerai, à notre »chrétien », pour l'embarrasser encore un peu plus, la phrase qu'on prête, lors de l'abominable sac de Béziers (un épisode sanglant de la croisade des Albigeois), au moine Arnaud Amaury : « tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ». Difficile travail en effet, et impossible sur une scène de guerre, que de distinguer les parfaits chrétiens des hérétiques. l'Inquisition procédant plus tranquillement à des interrogatoires sous la torture rencontrait déjà les pires difficultés. Mais quelle importance, de toute façon, si on tuait par erreur un vrai chrétien ? Peut-être le pauvre homme souffre-t-il de cors aux pieds, de maux de tête ou d'estomac. Une fois occis, il se retrouvera dans un purgatoire tout neuf et récemment inventé, peut-être même en paradis. On aura donc abrégé providentiellement ses souffrance et il ne perdra pas au change d'une vie pénible et passagère dans un monde pourri pour une vie éternelle dans la Cité de Dieu.
Les chrétiens d'aujourd'hui seront bien forcés, s'ils se penchent sur les horreurs de ce monde, de convenir qu'un Dieu, s'il était tout-puissant, serait nécessairement en mesure de les empêcher, et que s'il ne le fait pas c'est qu'il est, AU MIEUX, un sacré farceur. Dans le même temps, ils sont tellement attachés, nos chrétiens – et qui songerait à le leur reprocher !– à ce monde terrestre qu'ils ne parviennent plus du tout à croire ce que la religion leur imposerait pourtant de la manière la plus impérieuse : la mort d'autrui, surtout quand il s'agit d'un proche, ce n'est plus pour eux, - si cela l'a jamais été !-, le simple franchissement d'une porte séparant deux mondes. C'est qu'ils sont, comme dit Marcel Gauchet, « sortis du religieux ». Ils parlent d'amour, ils gâtiseront volontiers à perte de vue sur ce thème assez niais, mais c'est peut-être parce que c'est le meilleur moyen pour eux de ne pas voir que Dieu s'amuse à les mener en bateau, et de se dissimuler qu'il le fait quand même très souvent de la manière la plus atroce : qu'on songe à ce que vivent actuellement les chrétiens d'Orient et ici même à la fin horrible du pauvre vieux prêtre de Saint-Etienne-du-Rouvray.
J'évoquais la croisade des Albigeois. Avec Arnaud Amaury, on est au tout début du XIIIe siècle. Beaucoup d'eau, depuis, aura passé sous les ponts : l'émergence du rationalisme quatre siècles plus tard, puis la philosophie des Lumières. Tout cela nous fait désormais jeter un regard de pitié horrifiée sur ces époques lointaines, mais si nous considérons ce qui se passe au Moyen-Orient du côté de l'état coranique, rien n'a vraiment changé. S'il est assuré, conformément à je ne sais quelle « révélation », qu'il y a bien une autre vie, le propos du moine Amaury découlant de ce postulat -qui, à l'époque n'en était pas un-, est d'une logique tout à fait imparable. Massacrer aujourd'hui des koufar pour qu'ils aillent en enfer et dans le même instant se faire sauter à la dynamite dans un lieu public pour rejoindre les soixante douze vierges dans le paradis d'Allah, quoi de plus logique et de plus conforme à la révélation coranique ? Un théologien musulman comme Youssef al-Qaradâwî, dans ses prédications sur Al Jazeera, aura tenu durant des années un discours tout à fait équivalent à celui du moine que j'évoquais plus haut. On n'est donc pas encore tout à fait sorti de la sinistre auberge médiévale.
Christian Labrune
(*) Ou l'inverse, c'est déjà si loin !