lundi 6 décembre 2021 - par
Les mini-réacteurs et l’avenir de l’industrie nucléaire française : en marche vers le désastre ?
Au mois d'octobre 2021, le Chef-Bien-Aimé de notre " start up nation " nous a une nouvelle fois démontré son omnipotence, quittant un moment la microbiologie pour nous annoncer l'avenir de la technologie électronucléaire. En l'occurrence, il s'agit des SMR, qui dans l'acception actuelle signifie « Small Modular Reactor », soit « petit réacteur modulaire », qu'il qualifie de "technologies de rupture". Un terme particulièrement mal choisi, à deux titres. Non seulement les mauvais esprits se souviendront que la "rupture du circuit primaire" est l'accident de réacteur redouté d'entre tous, mais aussi parce que, concernant le projet français en cours, baptisé "Nuward", on ne peut en aucun cas parler de "rupture technologique".
Voici comment il nous vend le projet :
"L'objectif numéro un, c'est de faire émerger en France, d'ici 2030, des réacteurs nucléaires de petite taille innovants, avec une meilleure gestion des déchets". [...] Les SMR sont "beaucoup plus modulaires et beaucoup plus sûrs" [...] permettant "améliorer toujours la sûreté en baissant les coûts".
On pourrait s'enthousiasmer de cette annonce, malheureusement, le fait qu'elle soit prononcée par un homme qui a livré nombre d'entreprises stratégiques françaises aux capitalistes états-uniens doit nous pousser à la vigilance...
Je vois beaucoup de confusions dans le grand public autour des « SMR ». Il existe des réacteurs de petite taille depuis les années 50, conçus pour une variété d'usages, essentiellement des réacteurs de recherche et des réacteurs de propulsion navale. Nous parlons ici de réacteurs électrogènes, destinés à se raccorder à un réseau de distribution.
Il existe de nombreux projets SMR dans le monde, à divers niveaux de maturité. Deux en particulier ont une certaine notoriété, l'américain Nuscale et la centrale flottante russe Akademik Lomonosov. Les chances de succès du projet américain sont vraisemblablement faibles. Plusieurs investisseurs et partenaires ont quitté le projet, qui ne parait pas très réaliste. La centrale russe est opérationnelle depuis 2019. Ce n'est en rien une première, de tels systèmes ont existé dans le passé. Il faut garder à l'esprit qu'elle répond à un besoin très spécifique, qui est l'exploitation des ressources en arctique. D'autre part, il s'agit en fait de deux réacteurs de propulsion accolés, générant une puissance totale relativement faible, dans les 70 MWe. Le projet français reprend cette disposition, deux réacteurs inspirés des techniques des réacteurs de propulsion, mais avec une puissance totale de 340 MWe, soit environ 4 fois moins que la moyenne des réacteurs français en exploitation.
Il y a un « dilemme » autour du projet français. Si on admet la pertinence du concept SMR, l'offre paraît la plus rationnelle par rapport à ses concurrents. Le problème est bien celui de la pertinence du concept même.
Ce qui différencie une centrale Nuward des réacteurs français classiques, outre sa taille, est la disposition du circuit primaire, intégré dans une cuve fermée, disposition classique des réacteurs de propulsion. La filière retenue reste la même, réacteur à eau pressurisé. Elle dispose de systèmes de sécurité passifs (c-à-d ne nécessitant pas d'alimentation électrique), plus aisés à mettre en oeuvre à cette échelle, la classant dans les réacteurs de génération 2+ ou 3, selon les chapelles. Contrairement à certains de ses concurrents, le réacteur utilise du combustible à taux d'enrichissement « standard » (< 5% ), comme les centrales classiques.
Concept du réacteur Nuward (Crédit image : TechnicAtome), la cuve contient le réacteur et le circuit primaire.
A comparer avec un réacteur classique (en rouge) et son circuit primaire.
J'ai écouté attentivement un grand nombre de conférences d'ingénieurs du CEA, de TechnicAtome, de la Sfen (Société française d'énergie nucléaire), etc, et compulsé toute la documentation que j'ai pu trouver. J'y ai trouvé surtout un embarras certain lorsqu'il s'agit d'argumenter sur les qualités du concept. C'est une politique officielle, de l'argent a été investi par l'état, ils obéissent aux ordres, mais globalement, il semble que tous cherchent à se convaincre, mais n'y croient pas beaucoup.
Et pour cause, dans une perspective purement technologique, le concept est une hérésie, et ses avantages supposés s'écroulent presque tous lorsqu'on les passe au crible. Du point de vue de « l'économie réelle » rien à attendre non plus. Les seuls satisfaits dans l'affaire sont ceux de « l'économie fictive », la nouvelle métastase du capitalisme, la finance. C'est, je pense, la clef de l'affaire. Dans tous les groupes industriels, nous avons vu ces dernières années une prise de pouvoir des financiers aux dépens des ingénieurs. C'est dans ce contexte uniquement que je trouve des arguments en faveur des SMR.
Quels sont les bénéfices annoncés de cette nouvelle approche ?
- Une plus grande sécurité.
- Une baisse des coûts grâce à la production des réacteurs hors site, en atelier, et une potentielle production en série.
- Des chantiers plus « maîtrisables » par leur moindre échelle.
- Les avantages de la « modularité ».
- Une meilleure gestion des déchets.
- Des coût d'investissement plus faibles.
Une plus grande sécurité.
C'est dans ce domaine qu'on trouvera les rares avantages crédibles du concept. La sécurité passive en est un, indéniable. L'architecture très compacte, un meilleur confinement du réacteur est, en partie, un argument. Cependant, l'intégration du circuit primaire dans la cuve ne permet pas de visites d'inspection, ce qui constitue un risque. Reste un argument tautologique, puisque c'est plus petit, même en cas d'accident, les conséquences seront moindres. La potentielle dissémination de réacteurs plus nombreux sur un territoire contrebalance cet avantage. Les risques liés à la logistique du combustible, en aval ou en amont, même s'ils sont très faibles, renforcent encore ce dernier point. La « modularité », concept vaporeux, risque également de complexifier l'exploitation d'une centrale, ce qui est une source d'accident majeure.
Une baisse des coûts grâce à la production des réacteurs hors site, en atelier, et une potentielle production en série.
Cet argument serait pertinent s'il était établi qu'il existe un marché pour ces réacteurs, et s'il n'existait pas de concurrence. Qui sont les clients potentiels ?
Les zones isolées géographiquement, qui par voie de conséquence sont à priori des zones à faible densité de population. Il est peu probable que l'investissement dans une centrale nucléaire soit une solution de choix, et quand bien même, l'offre russe en particulier serait certainement mieux adaptée.
Les pays pauvres, ou ne disposant pas d'un réseau de distribution capable de supporter la charge d'une centrale conventionnelle. A mon sens, ce sont les mêmes, et le recours au nucléaire n'est pas compétitif face aux énergies fossiles. Contrairement à une idée reçue, la rhétorique « réchauffiste » des émissions de CO2 n'intéresse que les opinions publiques occidentales et les conférences de presse des dirigeants du monde. Dans la réalité des faits, le fossile, en particulier le charbon, est et reste la solution économique développée partout, en particulier en Chine.
Peut-on espérer une « production en série » sur un marché concurrentiel pour lequel les estimations les plus optimistes ne dépassent pas quelques dizaines d'unités ?
Des chantiers plus « maîtrisables » par leur moindre échelle.
Ici, le spectre des désastres de différents chantiers EPR plane. Certes, une partie des problèmes vient de la complexité du projet. Mais les causes majeures se sont révélé être des malfaçons, par manque de compétence, ce qui n'est pas directement lié à l'échelle du projet.
Jean-Martin Folz a imputé les difficultés rencontrées à - je le cite - « une perte de compétences généralisée ». (Commission sénatoriale)
Les pratiques de « management » moderne, grand apport de la dictature des financiers sur les ingénieurs, sont certainement aussi à l'oeuvre dans cette incapacité à conduire des projets. Mais il faut encore apprécier l’argument dans le contexte historique. On est en train de nous dire : ce qui a été réalisé dans les décennies 1970 et 1980, la construction en parallèle de dizaines de réacteurs de grande taille, n'est plus à notre porté. Ça en dit long sur l'état du pays. C'est le progrès...
Chronologie des chantiers du parc nucléaire français
Les avantages de la « modularité ».
Sur ce point, nous sombrons dans les abysses du discours marketing. Ce concept est aussi concret qu'un pet de fantôme. L'illusoire effet de série ayant été évacuée plus haut, la seule chose qu'il pourrait signifier est la capacité de rajouter des réacteurs progressivement dans un bâtiment surdimensionné à dessein. Or, ceci fait abstraction du fait que le circuit secondaire, la turbine, est dimensionné selon la capacité du réacteur. Il faudrait donc soit changer le circuit secondaire, soit en ajouter un nouveau, ce qui est absurde, nous le verrons plus tard.
Une meilleure gestion des déchets.
Cette assertion est un pur vœu pieux, je n'ai entendu aucun argument qui la soutient.
A vrai dire, nous le verrons plus loin, on peut parier plutôt sur le contraire.
Des coût d'investissement plus faibles.
Nous retrouvons ici les problématiques financières. Je tombe de ma chaise en lisant ce type d'argument. On a construit des dizaines de réacteurs en parallèle il y a des décennies, avec succès. On nous a dit qu'il y avait de la croissance économique presque continue depuis ces époques, le budget de l'état n'a cessé de croître, mais on ne retrouve plus les ressources pour faire ce qui était faisable il y a 50 ans ? Le problème du nucléaire, c'est que les délais entre investissements et bénéfices sont longs, et que les investissements sont lourds. Le parasitisme du marché, lui, exige des bénéfices quasi immédiats. Nos brillants économistes n'auraient-ils pas compris que sans énergie, tous les autres secteurs économiques s'arrêtent ? C'est encore une belle illustration que la loi de la jungle, qui se déguise sous le sobriquet plus avenant de « libéralisme », nous fait effectivement retourner dans la jungle.
Mais il y a pire. La génération précédente a construit des séries de réacteurs en « paliers », de 900 MWe à 1450 MWe, et aujourd'hui l'EPR vise 1650 MWe. La raison est très simple : l'écart d'effort et la quantité de matériaux et de systèmes nécessaires entre la construction d'un réacteur 900 Mwe et un réacteur de même technologie à 1450 MWe est faible par rapport au gain de production électrique. L'augmentation de la puissance des réacteurs est la clef de l'objectif poursuivi par tous les opérateurs : la réduction du coût du MW.
Or, de l'aveu même de Bernard Doroszczuk, président de l'ASN (Autorité de sûreté nucléaire) :
S'agissant du coût des SMR, le prix du mégawattheure est de cent-vingt euros, contre quatre-vingt pour celui visé par un EPR 2
Et ceci est encore très optimiste. Par nature, réduire la taille du réacteur, c'est augmenter le coût de production, y compris du point de vue de la physique, de la neutronique. Il est très probable que le combustible ne sera pas consommé aussi complètement que dans un gros réacteur, créant des déchets contenant encore beaucoup de matière fissile. Or, l'enrichissement de l'uranium est un facteur important dans le coût de production du MW. [Au passage ceci condamne les projets de SMR utilisant des combustibles très enrichis]. Ici, une partie du précieux matériau risque d'être gâchée, en rentrant trop tôt dans le recyclage. La gestion des déchets n'en sera que plus mauvaise. D'autre part, le rendement des turbines croit avec leur taille. Une petite turbine va encore augmenter le coût du MW produit. C'est un clou dans le cercueil de la « modularité », que j'évoquais plus haut.
Pour conclure, comme je le disais en préambule, la solution française me semble très pertinente, si on admet que le SMR a un intérêt. Selon moi, le SMR est une promesse d'échec industriel et de gâchis d'investissement. Ça n'a aucun intérêt en France, et sans doute très peu à l'export. Il est très possible qu'il s'agisse d'une nouvelle trahison de la présidence Macron. C'est aussi le constat de la soumission de l'état à la finance, et de la chute du niveau de compétence en France.
Ayant jadis travaillé dans l'industrie nucléaire, je vous livre une rumeur qui circule dans le milieu. Il est très possible que le nouveau palier EPR ne soit pas fonctionnel. Les effets d'échelles qui garantissaient la réduction des coûts de production par l'augmentation de la taille des réacteurs pourraient avoir une « limite haute » pour quantité de raisons physiques. Ça ne signifie pas que les EPR ne produiront pas d'électricité, mais qu'ils ne seront pas capables d'atteindre la puissance attendue. La conséquence serait un prix de production du MW beaucoup plus grand que celui du palier précédent. Opérer ces réacteurs risques d'être un cauchemar, pas pour des raisons de sécurité, mais vis-à-vis de la continuité de la production. Il est encore trop tôt pour le dire, je le répète, il ne s'agit que d'une rumeur. Les constructeurs chinois travaillent aujourd'hui à des projets de centrales de génération 2+, soit le palier avant l'EPR, avec quelques systèmes passifs. Il est fort probable que c'est la « bonne solution ».
Une explosion des coûts de production de l'électricité en France est le scénario d'avenir le plus probable.
NB : Etant donné l’acrimonie que le sujet du nucléaire suscite, merci de ne pas ramener Fukushima et Tchernobyl dans les commentaires, ce n'est pas le sujet. J'ai un article en cours de rédaction sur les risques du nucléaire, qui sera l'occasion d'en débattre.