Introduction au zérothéisme
Autant le dire dès le début, la question de l'existence de Dieu ne présente pas le moindre intérêt. L'argument ontologique est à prendre à rebours : l'Être suressentiel, éternel, infini dans son être et dans ses attributs n'a que faire de l'existence. Exister n'apporte rien de plus à ce qu'il est déjà. Et s'il n'existe pas, cela ne lui nuit en rien, il ne perd rien. Si ses attributs sont infinis, c'est comme s'il n'en avait aucun. Ce que je suis en train de dire, c'est que si Dieu existe, alors il n'existe pourtant pas, et si Dieu n'existe pas, alors il existe quand même. C'est pourtant simple à comprendre. Voilà donc la question odieuse "Dieu existe-t-il ?" balayée, évacuée, expulsée comme une malpropre (je n'ai pas dit "résolue", je souligne). Il faut admettre qu'on respire mieux, tout de suite, et on peut passer à l'étape suivante. Dieu ne peut pas être quelque chose, car ce serait affirmer son existence, et tomber dans une impasse. Posons donc : Dieu n'est rien. Ou plutôt : Dieu est rien. C'est un néant, un vide, c'est le zéro métaphysique absolu [1], dont "l'Etre n'est qu'un infime défaut dans l'infinie pureté du Non-Être" (Valéry). On parlera donc de zérothéisme.

Ainsi, Dieu est rien. Je ne sais pas si cela satisfera les athées et certains croyants. Mais qu'on y réfléchisse. Après tout, rien, c'est quelque chose ! Qui a déjà vu "rien", qui a essayé de penser à rien, de se représenter le néant ? Pas facile. Et pourtant, le vide est partout, même s'il n'est nulle part en particulier. La matière ne peut exister que par le vide qui sépare les particules, "trente rayons convergent au moyeu, mais c'est le vide médian qui fait marcher le char" (Laozi). La question n'est donc pas "pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?", mais "pourrait-il y avoir quelque chose s'il n'y avait pas rien ?".
Qu'on ne se méprenne pas : le zérothéisme n'est pas de l'athéisme. Au contraire, le zérothéisme se trouve au sein des grandes traditions religieuses, de la théologie apophatique chrétienne à la réalisation bouddhiste de la vacuité, en passant par l'anéantissement soufi. L'athée prend prétexte de l'inexistence de Dieu pour échapper à toute pratique spirituelle déterminée. L'agnostique, plus timoré, fait valoir son scepticisme pour suspendre sa pratique à l'indécidabilité d'une question qui est, je l'ai dit plus haut, totalement inintéressante. Bon nombre d'athées et d'agnostiques prétendent tout de même qu'ils peuvent développer une forme de spiritualité qui leur est spécifique. Nous voyons bien que le zérothéisme permet effectivement de leur aménager un chemin vers Dieu, car il est permis de supposer que leurs réticences proviennent en réalité d'une saine horreur de l'idolâtrie dont les fidèles donnent malheureusement trop d'exemples. Cependant, cette "bonne foi" présumée des athées et des agnostiques est beaucoup plus douteuse lorsqu'elle se mue en mépris systématique de toute forme de dévotion et de religiosité, qui ne sont nullement bannies par le zérothéisme.
Si Dieu est rien, alors l'Infini n'est pas seulement le Supérieur absolu, mais il est aussi l'Inférieur ("supérieur à toute chose par sa puissance, inférieur par son soutien"-Saint Grégoire Ier le Grand). Les infinis convergent : le plus grand est le plus petit, et les premiers seront les derniers. Si la croissance infinie de la puissance humaine n'est pas envisageable, puisque celle-ci connaîtra toujours des limites, il apparaît que l'humilité est un chemin plus sûr pour parvenir à une union avec le divin. C'est donc l'égo, qui fait désirer la puissance et l'extension illimitée des capacités, qu'il faut mater. Il ne s'agit cependant pas de rejeter absolument les réalisations obtenues grâce à l'égo, puisque celles-ci sont profitables dans d'autres domaines, mais de ne pas s'y attacher, et ne pas leur sacrifier la joie obtenue lors de la démarche spirituelle de dépouillement de soi. L'humilité abaisse le moi, le vide de sa consistance jusqu'à le faire semblable à Dieu. Une âme anéantie qui se regarde dans le miroir voit Dieu, puisque son néant est identique au néant divin. La dévotion et l'humilité ont pour but de mettre les êtres dans cet état de disponibilité spirituelle totale, qui permet, en ne favorisant pas un aspect ou une idée de Dieu en particulier, d'embrasser son néant et de s'y fondre dans un amour absolu. Il apparaît donc que le zérothéisme n'est pas qu'une vue de l'esprit ou une acrobatie dialectique, mais qu'il a une implication directe sur l'expérience existentielle. La vie mystique, c'est le vide mental, qui ne doit pas être confondu avec l'anesthésie de l'intelligence, mais qui est plutôt une ouverture sans réserve de l'esprit. La connaissance de Dieu, dans cette optique, est en fait une inconnaissance, une docte ignorance.
Méfions-nous de la sémantique, qui nous laisserait croire que le zérothéisme s'oppose au monothéisme. Le terme "monothéisme" ne désigne pas un polythéisme pratiqué avec un seul dieu, mais une altérité radicale par rapport à celui-là dans la conception du divin. Le Dieu des monothéismes n'est pas similaire aux dieux des polythéismes. Infini dans son essence, Dieu échappe à toute qualification, contrairement aux dieux finis, bien qu'immortels. Cependant, les dieux polythéistes peuvent dans certaines traditions être identifiés non comme des entités surnaturelles individuelles et indépendantes, mais comme des manifestations du divin unique et ineffable. La mise en garde du monothéisme à l'égard de cette conception vise le risque de déviation qui consisterait à ne plus mettre l'accent sur l'adoration du divin en lui-même, mais sur ses manifestations circonscrites à une culture, à un lieu ou à une époque. S'attacher à celles-ci revient à n'adorer qu'un aspect de Dieu, ce qui aboutit finalement à ne pas le vénérer du tout, tant sa particularité est justement de n'avoir pas de particularité. Le monothéisme qui refuse ainsi de faire de Dieu une idole est donc compatible avec le zérothéisme.
On pourra objecter qu'on voit mal comment accorder le zérothéisme avec le dogmatisme. Si Dieu est un pur néant, pourquoi y aurait-il besoin de dogmes ? Et pourquoi faudrait-il croire quoi que ce soit pour garantir son Salut ? Ces questions viennent logiquement, mais trahissent une profonde incompréhension de la place des dogmes et des croyances dans les religions. "Croire en Dieu" ne signifie pas "croire que Dieu existe", mais croire en lui, c'est-à-dire centrer sa vie et son espérance sur lui. De la même manière, la croyance aux dogmes ne se résume pas simplement à l'accréditation de certaines affirmations dans leur objectivité factuelle, mais elle révèle plutôt une capacité à s'enthousiasmer pour le contenu spirituel que celles-ci mettent en valeur. Les dogmes n'expliquent pas Dieu, ne donnent pas une information sur lui, mais au contraire épaississent son mystère. Au lieu d'être un raccourci pour comprendre le divin facilement par le biais de l'intelligence, ils sont un obstacle au mental qui ne trouve pas de prise pour l'appréhender, et doit renoncer à le faire, car "tout concept formé par l'entendement pour tenter d'atteindre et de cerner la Nature Divine ne parvient qu'à façonner une idole de Dieu, non à Le faire connaître" (Grégoire de Nysse). Croire aux dogmes permet donc d'augmenter sa dévotion en faisant grandir l'amour de Dieu, tout en circonvenant le mental qui n'est bon qu'à perturber l'expérience de la présence divine. D'autres approches que le dogmatisme peuvent néanmoins remplir ce but : les koans zen en sont un exemple particulièrement frappant.
Il apparaît donc que le zérothéisme soit non pas une voie parmi d'autres, mais l'essence même de toute forme de spiritualité authentique. Tout comme le monothéisme, il ne désigne pas une religion en particulier, mais une attitude générale par rapport à la divinité. Le zérothéisme dépasse la dualité théiste/non-théiste, si bien que des religions qui ne parlent pas de Dieu, comme le bouddhisme, restent dans le cadre qu'il définit. Toute religion dont la théologie n'aboutit pas au zérothéisme est suspecte, car elle fait descendre Dieu dans le monde de l'existant, et lui attribue des particularités qui le limitent. Ne s'attachant à aucune forme religieuse, mais conforme aux grandes traditions spirituelles de l'humanité, le zérothéisme est un paradigme qui permet le dialogue et le rapprochement entre celles-ci. Il n'est cependant pas à prendre comme un prétexte à un syncrétisme facile, puisqu'il laisse à chaque religion son identité propre, qui trouve sa raison d'être dans des domaines non concernés par le zérothéisme.
[1] Sur l'expression de "zéro métaphysique", on peut citer ce passage de René Guénon, qui utilise cette expression dans un sens qui correspond au zérothéisme : « Comme le Non-Être, ou le non-manifesté, comprend ou enveloppe l'Être, ou le principe de la manifestation, le silence comporte en lui-même le principe de la parole ; en d'autres termes, de même que l'Unité (l'Être) n'est que le Zéro métaphysique (le Non-Être) affirmé, la parole n'est que le silence exprimé ; mais, inversement, le Zéro métaphysique, tout en étant l'Unité non-affirmée, est aussi quelque chose de plus (et même infiniment plus), et de même le silence, qui en est un aspect au sens que nous venons de préciser, n'est pas seulement la parole non-exprimée, car il faut y laisser subsister en outre ce qui est inexprimable, c'est-à-dire non susceptible de manifestation... », René Guénon, Les États multiples de l'être