Mystère et poésie des évangiles : les pèlerins d’Emmaüs
Un Ethiopien, un eunuque, haut fonctionnaire de Candace, reine d’Ethiopie et surintendant de tous ses trésors, était venu adorer à Jérusalem. Il s’en retournait sur le chemin qui mène à Gaza et, assis sur son char, il lisait le prophète Isaïe (Bible d’Osty, Actes des Apôtres 8, 27-28).
Les Actes des Apôtres
Ainsi commence cette fabuleuse histoire de la conversion d’un Ethiopien. Cette irruption inattendue dans un texte sacré d’une Ethiopie du passé, alors que l’Egypte représente la puissance de la région, alors que sa capitale, Alexandrie, est réputée pour être un des plus grands foyers intellectuels de la Méditerrannée, tout cela est vraiment étonnant.
Pourquoi un Ethiopien ? Ne serait-ce pas, parce que dans l’imaginaire de l’époque, la pensée égyptienne serait née, comme le Nil, dans une lointaine et mystérieuse Ethiopie gouvernée autrefois par une mythique dynastie de femmes/pharaons du nom de Candace ? Et si les Actes des Apôtres mettent en scène un Ethiopien, ne serait-ce pas parce que, dans cet imaginaire, il serait l’ancêtre, le père des Egyptiens ?
Pourquoi eunuque, haut fonctionnaire et surintendant de tous ses trésors ? Parce que, sans doute, comme le Putiphar de Joseph, les hommes au pouvoir d’Alexandrie sont devenus intellectuellement stériles et n’engendrent plus rien.
Pourquoi vient-il adorer à Jérusalem ? Parce qu’il représente l’importante communauté juive d’Alexandrie qui vit encore dans les anciennes croyances du judaïsme. Pour les auteurs des Actes des Apôtres, c’est cette communauté qu’il s’agit de convertir. Mais pour que cela puisse se faire, il faut briser le fil de la tradition et remonter aux sources de la filiation. Il faut commencer par convertir le géniteur premier, l’Ethiopien.
L’esprit dit à Philippe : Avance et rejoins ce char
Plusieurs fois cité dans le Nouveau Testament, Philippe est un apôtre de premier plan. Je l’identifie à un important chef militaire de la communauté babylonienne installée en Batanée. L’historien Flavius Josèphe en parle plusieurs fois dans ses ouvrages. Cette phrase que l’esprit lui dit, comment l’interpréter ? Le char est évidemment le symbole par excellence de l’Egypte. Mais au lieu d’écrire « L’esprit dit à Philippe », il me semble qu’aujourd’hui, dans le langage de notre époque, on écrirait plutôt ceci : « Il est venu à l’idée de Philippe qu’il serait judicieux d’engager des pourparlers avec la communauté juive d’Alexandrie pour la rallier à la nouvelle religion révélée ».
Les pourparlers s’engagent. L’Egyptien juif s’interroge sur un passage du livre d’Isaïe. Il l’interprète comme une prophétie, mais il ne la comprend pas. Philippe lui explique alors les événements qui viennent de se produire. Ils font le rapprochement avec le passage du livre d’Isaïe. Tout s’éclaire et l’Egyptien juif demande aussitôt à être baptisé à la nouvelle religion (Act. 8, 26-40).
Lorsqu’ils furent remontés de l’eau, l’esprit du Seigneur emporta Philippe, et l’eunuque ne le vit plus. Quant à Philippe, il parcourait déjà le pays, évangélisant les villes.
L’évangile de Luc
Faut-il faire un lien avec ce que relate Luc dans son évangile, bien que, apparemment, il y ait de notables différences ? Je pense que oui. Après la mort sur la croix de Jésus, deux disciples cheminaient en direction d’Emmaüs (venant de Jérusalem, ils se dirigeaient donc vers la côte comme dans le récit des Actes). Chemin faisant, ils rencontrèrent un inconnu avec lequel ils engagèrent une longue conversation concernant l’interprétation des écritures (grand débat théologique avec un inconnu non mentionné dans les Actes). Les deux disciples ne comprennent pas pourquoi le Jésus de Nazareth qu’ils ont suivi n’est toujours pas ressuscité alors que trois jours se sont déjà écoulés (Lc 24, 13-35).
Or, comme il (l’inconnu) était à table avec eux, ayant pris le pain, il dit la bénédiction et, l’ayant rompu, il le leur remettait. Leurs yeux s’ouvrirent et ils le reconnurent... mais il avait disparu de devant eux.
Qui étaient ces deux disciples ? Luc ne donne pas le nom du premier ; mais on devine facilement qu’il s’agit de Philippe l’apôtre. En revanche, il nous donne le nom du second : Cléopas. Le rapprochement avec l’Ethiopien des Actes s’impose et, par voie de conséquence, avec la communauté juive d’Alexandrie. Cléopas n’est pas un inconnu. A Alexandrie, lui et Cléopâtre sont probablement frère et soeur, image symbolique d’une coexistence fraternelle entre deux communautés de culture différente, d’où les prénoms que certains ont donnés à leurs enfants pour s’attirer les faveurs du peuple.
Mais que vient donc faire dans cet évangile, ce Cléopas que nous avons vu, en Gaule, dans les fresques de Gourdon, faire l’offrande des prépuces comme un christ... un autre christ ? ... un concurrent ? (Voyez mes précédents articles.)
Réponse logique et simple : dans son évangile, Luc demande à Cléopas, et donc aux communautés juives d’Alexandrie et de Bibracte, de renoncer à leur espérance de messie (celui des fresques de Gourdon). Il leur demande de se rallier au messie Jésus de Nazareth.
Les autres évangiles
Préfiguration du retour à l’unité, la femme de Cléopas - diaspora juive d’Alexandrie et de Bibracte - accompagne les autres femmes au pied de la croix de Jésus dans l’évangile de Jean (Jn 19,25). Il s’agit de sonner le ralliement de toutes les tribus d’Israël dispersées dans le monde. Il s’agit de n’exclure personne et surtout pas la communauté d’Alexandrie. Voilà pourquoi Mathieu répare l’oubli des autres évangélistes en redonnant à la communauté juive d’Alexandrie la gloire d’avoir hébergé l’enfant Jésus et sa famille pendant la persécution d’Hérode (Mt 2, 13-15).
Les Actes des Apôtres et les évangiles relèvent de deux styles différents d’écriture
Dans les Actes, c’est "l’esprit qui dit à Philippe". Dans l’évangile de Luc, c’est Jésus. Autrement dit, si, dans les premiers, nous sommes toujours dans le monde de la réalité visible, un peu comme dans tout récit historique, l’auteur de l’évangile nous fait passer, dans son récit, à un plan supérieur. Dans le premier cas, nous ne voyons pas l’esprit saint, dans le second, nous le voyons agir sous le nom de Jésus. Pour des Juifs qui sont persuadés que Dieu s’est incarné dans le peuple d’Israël, qu’il y accomplit ses oeuvres, et même dans le simple citoyen, ce prolongement de la pensée et de la réflexion n’a rien d’illogique. En bas, le monde souterrain, au milieu, le monde terrestre des hommes, au-dessus, le monde céleste de l’esprit. En quelque sorte, le passage de la réalité visible à l’oeil à une autre réalité visible avec les yeux de l’esprit n’est rien d’autre qu’un phénomène de transposition ou, si l’on préfère, de sublimation.
La conversion de saint Paul
C’est bien là le tournant de l’affaire, car Saül/Paul, avant sa conversion, est l’âme de la persécution. Le meurtre d’Etienne (symbole des Hellénistes ralliés au mouvement) il l’a approuvé. La répression s’abat sur la communauté qui se trouve à Jérusalem tandis que le persécuteur prend la route de Damas pour s’attaquer à la base arrière du mouvement. C’est là, sur le chemin de Damas, qu’il sera abattu, aveuglé, par une vérité lumineuse (Act 9, 1-30).
Pourquoi, dans les Actes des Apôtres, la conversion de Saül vient-elle immédiatement après la conversion de l’Ethiopien. A première vue, il n’existe pas de lien entre cet Ethiopien/symbole et Saül, le natif de Tarse en Asie Mineure. Et pourtant, si on cherchait bien. Si Saül est citoyen romain, comme il l’affirme (Act 16, 37), c’est parce qu’il l’est de naissance par son père dont, probablement, il a continué d’exercer le métier de fabricant de tentes (Act 18,3), et si son père était citoyen romain, c’est qu’il l’était dans le cadre d’une colonie de vétérans. Ces vétérans, où avaient-ils été recrutés ? Réponse : dans la communauté juive d’Alexandrie. Par qui ? Par le conquérant romain. Donc, Saül était probablement d’origine égyptienne. Peut-être même était-il noir de peau ?
Cet étonnant processus de conversion, on le retrouve dans le miracle de la guérison - laborieuse - de l’officier romain (Act 10, 1-48). Bis repetita placent, cette guérison sera précédée par celle d’Enée, l’illustre géniteur premier, ancêtre éponyme des Romains (Act 9, 32-35). Mais pourquoi l’officier romain était-il donc malade ? Réponse facile : alors que la parole de Dieu est en train de s’incarner dans le monde, n’est-ce pas souffrir d’une grave maladie que de continuer à prêter serment et à se prosterner devant un empereur/homme comme s’il était un dieu ?
Cela signifie que, pour les évangélistes, Jésus n’est pas venu parmi les hommes seulement pour guérir les corps, mais aussi et surtout pour guérir les âmes.
Ainsi s’explique la fabuleuse histoire des pélerins d’Emmaüs que les plus grands peintres ont représentée dans de grands tableaux qui ornent nos musées.
Basilique de Vézelay : deux Christs !?
Cathédrale Saint-Vincent de Chalon-sur-Saône : il ne s’agit pas du repas d’Emmaüs
Que les historiens de l’Art se méfient dans leurs interprétations souvent aventureuses ! Qu’ils ne voient pas systématiquement une évocation du repas d’Emmaüs dans certaines sculptures dites romanes. Il s’agit beaucoup plus souvent du signe que le messie essénien devait faire pour se faire reconnaître. Ce signe, nous ne le connaissons que depuis la découverte des manuscrits de la mer Morte. Et ensuite le Messie d’Israël étendra ses mains sur le pain. Et ensuite toute la congrégation de la communauté bénira (Règlement annexe II, 20-22). Je te rends grâces, ô Adonaï... et tel une véritable aurore, au point du jour, tu m’es apparu (Hymne H, IV 5-6). Et voici que nous voyons les cieux ouverts et voici que nous voyons le Fils de l’homme assis à la droite de Dieu (Act 7, 56)... c’est-à-dire à la droite de l’autel.
E. Mourey
La vignette en début de texte est un extrait d’un tableau de la Pinacothèque de Brera de Milan, attribué au Caravage. Les croquis sont de l’auteur.
Pline l’Ancien (Histoire naturelle, livre VI, XXXV,8) évoque le récit des Actes des Apôtres, mais sans l’avoir compris.