lundi 26 octobre 2009 - par
Le suicide des esclaves
L’actualité sociale de cette rentrée 2009 est marquée par une vague de suicides au travail sans précédent, ou plutôt la médiatisation sans précédent d’un phénomène qui n’est pas forcément très récent.
Il y a probablement toujours eu des suicides au travail, il y a toujours eu des suicides d’ailleurs, à commencer par celui de Socrate, qui ne date pas d’hier.
On doit à Emile Durkheim une classification somme toute assez arbitraire, d’un geste de désespoir, mais qui est porteur d’une lueur d’espoir, espoir qu’il soit reconnu pour ce qu’il est, la forme la plus ultime de protestation contre les autres hommes et le destin.
On connait le suicide glorieux, celui des capitaines dont le navire sombre, pour ne pas abandonner leurs passagers prisonniers de la coque qui fait naufrage, et celui des guerriers qui sacrifient leur vie dans l’espoir que ce geste ramène la victoire dans leur camp, comme les kamikazes japonais par exemple.
On connait le suicide altruiste, qui s’y apparente, dont le plus bel exemple contemporain est celui du tchèque Jan Palach, qui fit la couverture de Paris-Match en son temps (janvier 1969), et qui ébranla le mur de Berlin dans les têtes, avant qu’il ne s’écroule pour de bon 20 ans plus tard.
On connait moins le suicide de l’esclave, qui inflige à son maitre une triple perte : le rapport de domination, l’argent et la bonne conscience.
Force est de constater que les suicidés de France Telecom, de Renault, du Pole Emploi, de Thalès, de PSA, font du bruit. Leur mort spectaculaire, sur leur lieu de travail, s’apparente au suicide de l’esclave. Elle a déjà porté ses premiers effets : démission du numéro 2 de France Telecom, arrêt des restructurations, mise sous le boisseau de la privatisation de la Poste. Les entreprises concernées par le phénomène sont celles dans lesquelles les salariés étaient protégés par un statut qui les mettait, croyaient-ils, à l’abri des restructurations et disparitions d’emplois qui affectent les salariés des PME depuis des lustres.
En 1929, les banquiers sautaient par les fenêtres. 80 ans plus tard, ce sont les banquiers repus qui voient passer leurs variables d’ajustement en chute libre. Cette mutation ne s’est pas produite fortuitement, elle est le fruit d’une triple trahison, celle des politiques, des religieux et des intellectuels.
La trahison des politiques
A partir des années 1970, de l’année 1983 en France plus précisément, les forces politiques progressistes, socialistes ou non, ont trahi leur vocation première, la défense des prolétaires et des plus faibles, au profit de l’horizon indépassable du marché, de la concurrence libre et non faussée. Rangeant les oripeaux du souverainisme économiste, les nouveaux adeptes d’Adam Smith nous expliquèrent que, à terme de quelques décennies, l’ouverture des frontières, la libre circulation des marchandises, des hommes et des capitaux amèneraient à la prospérité universelle. Il suffirait d’attendre un peu, de sacrifier une génération de travailleurs, et nous verrions advenir un monde de prospérité partagée. On attend encore.
Suppression du taux de l’usure avec Bérégovoy, privatisations massives avec Jospin, soutien inconditionnel à l’Europe de Maastricht, la conversion des socialistes au marché fut, pour les libéraux, une divine surprise, au sens Maurassien du terme. Les nouveaux convertis à l’économie de marché occupant des positions statutaires dans tout ce que les innombrables institutions publiques peuvent comporter de postes bien à l’abri de cette fameuse concurrence.
Depuis le début de la crise des Subprimes en 2008, un certain doute se fait jour, mais ne débouche sur rien. A gauche de la gauche, un frémissement électoral en Allemagne et en France semble cependant annoncer un renouveau.
Les syndicalistes ouvriers suivirent gentiment, au point qu’il est bien difficile de savoir aujourd’hui si c’est le MEDEF ou la CFDT qui parle, quand on entend François Chérèque s’inquiéter que les entreprises ne puissent licencier quand elles font des bénéfices. Quant aux autres centrales syndicales, elles étouffent mollement toute velléité de mouvement.
Du gaullisme et de ses velléités interventionnistes, on n’en trouve plus la moindre trace à droite.
La trahison du clergé
Il peut paraitre incongru de se préoccuper, en France, de la position de l’Eglise Catholique. Mais c’est oublier que son pouvoir d’influence est très important dans l’Europe qui nous gouverne.
De la doctrine sociale de l’Eglise, il ne reste pas grand-chose. L’Eglise Catholique verse elle aussi dans le culte du marché. De Léon XIII à Benoit XVI, l’inflexion du discours est très nette. "La concentration entre les mains de quelques-uns de l’industrie et du commerce, devenus le partage d’un petit nombre d’hommes opulents et de ploutocrates, qui imposent ainsi un joug presque servile à l’infinie multitude des prolétaires". Léon XIII, Encyclique Rerum Novarum, 1891.
On peut lire et relire la dernière encyclique de Benoit XVI, " Caritas in Veritate", rien de tel ou qui s’en rapproche n’y figure. Une allégorie du marché, tempérée d’un appel à la charité des plus riches, sous réserve que les pauvres soient bien sages et reconnaissants y tient lieu de doctrine. Et Monseigneur Vingt-Trois de communier dans le même culte. L’Archevêque de Paris s’apprête à proclamer docteurs honoris causa de l’Institut catholique de Paris Michel Camdessus, ancien directeur du FMI, sous les auspices de Jean-Claude Trichet.
Désespérant.
La trahison des intellectuels
Ce que l’on appelle les intellectuels n’est en fait que la part d’entre eux qui est autorisée à s’exprimer dans les médias. Entre la Libération et la disparition de l’Union Soviétique, ils ne trouvaient pas d’éloges suffisamment flatteurs pour vanter les mérites du paradis socialiste, avant de retourner leur veste au cours des années 80.
Les mêmes, qui ne trouvaient pas de mots assez durs pour fustiger le capitalisme, se sont précipités dans la louange du marché et de la mondialisation heureuse. A leur décharge, la confiscation de la quasi-totalité des médias par les puissances d’argent a fait dépendre leur survie alimentaire de leur collaboration au système.
Des tentatives d’étouffement
Pour le pouvoir politique et financier, il va devenir urgent de faire beaucoup de bruit pour surtout ne rien changer, comme on l’a vu depuis un an avec la crise du système bancaire.
Il faudra mandater beaucoup d’experts : psychologues, ergonomes, juristes, astrologues, météorologues, spécialistes des relations sociales,… pour tenter de faire passer la vague de désespoir qui atteint les salariés des entreprises concernés pour tout, sauf ce qu’elle est : la conséquence directe de la surexploitation du travailleur par les actionnaires.
La pression continue sur la productivité, la concurrence acharnée entre les entreprises, la compétition féroce entre salariés devront disparaitre du tableau final.
Les acteurs habituels du théâtre politico-médiatique prendront le relais, en déroulant le scénario classique : feindre de découvrir le problème, faire croire qu’on va y porter remède et passer à autre chose, sans rien toucher aux fondamentaux du système.
Il est à craindre que cela fonctionne, au moins à court terme.
Du suicide à la révolte
La triple trahison, du politique, du religieux et du médiatique explique le sentiment de profond abandon qui s’est saisi des passagers de la mondialisation heureuse. Ceux qui se sont jetés par-dessus bord ont décillé les yeux des autres voyageurs.
Ce geste, qui aurait pu rester dans la sphère privée, est commis sur le lieu de travail. Insensé, il prend du sens. Désespéré, il devient subversif. Cette tragédie privée peut prendre a posteriori le sens d’un sacrifice altruiste si elle débouche sur une prise de conscience collective.
Il serait heureux que les autres, ceux qui restent, ne songent plus à mettre fin à leurs jours. Mais au contraire, en resocialisant leur destin, qu’ils déclenchent un mouvement social et politique de grande ampleur.