SACEM et licence globale : Petitgirard/Lemesle, pourquoi tant de haine ?
La SACEM se montre farouchement opposée à la licence globale optionnelle, qui pourtant rapporterait une importante somme directement en droits d’auteurs musicaux et en droits voisins. Pourquoi cette étrange opposition à des recettes supplémentaires ? Retour sur la tribune de MM. Petitgirard et Lemesle dans Lemonde.fr : « A chaque créateur le fruit de son œuvre ».
Un débat aussi acerbe qu’utile oppose les partisans et les détracteurs de la licence globale optionnelle pour copie privée (légaliser le P2P pour les personnes acceptant de payer une redevance de 4 à7 euros), que les députés souhaitent établir pour légaliser et rentabiliser les échanges non marchands d’œuvres par P2P.
Le dernier avatar de cette querelle est une tribune : "A chaque créateur le fruit de son œuvre" , par Claude Lemesle (président du CA de la SACEM) et le compositeur Laurent Petitgirard, sur Le Monde.fr.
On peut comprendre les positions d’UFC (favorables) et celle des quatre majors du disque (contre). Mais j’avoue avoir du mal à comprendre celle de la SACEM, celle des auteurs compositeurs de musique.
La SACEM se montre farouchement opposée à la licence globale optionnelle, qui pourtant rapporterait une importante somme directement en droits d’auteurs musicaux et en droits voisins : au moins 100-200 millions d’euros dans toute estimation "à la louche". (nb : mes hypothèses : 8 millions de foyers en haut débit, hypothèse de 75% d’abonnés souscrivant une licence, et 2€ par mois de licence consacrée à la musique. Cela vous donne environ 150 Millions aujourd’hui, 200 millions en 2006 si le haut débit poursuit sa croissance en France).
Pour illustrer mon propos, voici quelques chiffres montrant la répartition des 726 millions d’euros de droits d’auteur perçus par la SACEM en 2004, piochés sur son rapport annuel sur son site.
| millions d’€ | % |
Etranger | 65,385 | 9 |
Spectacle vivant | 61,7525 | 8,5 |
Diffusion publique de musique enregistrée | 148,9325 | 20,5 |
Copie privée | 50,855 | 7 |
Radio | 54,4875 | 7,5 |
Télévision | 192,5225 | 26,5 |
Cinéma | 14,53 | 2 |
Disques, DVD, internet | 141,6675 | 19,5 |
| 726,5 | 100,5 |
On note que seuls 20% des droits d’auteur collectés proviennent du disque et du cinéma : si l’on supposait que, sitôt votée la licence globale, les internautes décident de mettre du jour au lendemain fin à tous leurs achats de disques, elle ne perdrait "que" 150 millions d’euros dans l’affaire. La licence globale compenserait une grande partie de ces pertes. Et nous parlons là d’un scénario hautement hypothétique et malthusien ! N’oublions pas qu’aujourd’hui, le P2P est largement répandu et pratiqué, et il se vend encore des disques. Par ailleurs, une fois la licence légale établie, il y aura encore (voire plus que jamais) de la place tant pour les plateformes de téléchargements payants "à l’unité" ou par forfaits, que pour le disque (jusqu’à obsolescence de ce support, dont le déclin est tout à fait normal).
Voici donc un fait dérangeant : 80% des droits perçus par la Sacem proviennent de ressources a priori complètement "à l’abri" de l’influence supposée du P2P sur les ventes de disques. Et les 20% restant ne disparaîtront pas d’un claquement de doigt. En revanche, la licence globale procurerait aux auteurs, compositeurs et éditeurs (pour ceux qui ne le savent pas, les éditeurs sont ces intermédiaires plus ou moins utiles qui s’approprient 50% des droits d’auteurs sur les chansons qu’ils s’engagent à promouvoir avec plus ou moins d’efficacité) un revenu supplémentaire de l’ordre de ce que génèrent les disques.
La licence légale, c’est donc de l’argent en plus pour la SACEM. La Sacem devrait donc hurler de joie. Pourquoi fait-elle la tête ?
J’ai eu la chance de m’entretenir de cette question avec un sociétaire lettré de cette honorable (mais souvent sénescente société), et nous sommes arrivés aux hypothèses suivantes, qui sont combinables entre elles.
1. L’ignorance technologique.
On connaît l’importance d’une culture technique suffisante pour appréhender les opportunités d’Internet. Tant M. Petitgirard que M. Lemesle sont peut-être des incultes technologiques. Je ne vois que cette explication à cet extrait de la tribune tenue par MM. Lemesle et Petitgirard, qui essaient de démontrer que la licence globale serait très difficile à répartir équitablement :
"Aucune analyse crédible et aucun sondage ne pourront permettre de calculer une juste rémunération pour les créateurs. Et les seuls sondages sur lesquels on pourra s’appuyer reposent sur la radio, la télévision et les ventes de disques"
Il semble que ces personnes n’aient même pas pensé qu’il était possible de faire des sondages... sur Internet, et portant sur le comportement des publics... internautes ! Pourquoi s’appuyer sur la radio pour mesurer ce qui se passe sur Internet ? Quelque chose m’échappe...
Qu’on utilise les technologies de Big Champagne, ou des sondages volontaires. Inutile de fliquer ce qui est permis... Il suffit de sonder les internautes pour qu’ils nous disent ce qu’ils écoutent et regardent... Cela coûte une fraction du coût des sondages d’audience radio, qui ne peuvent être effectués que par téléphone.
On peut aussi utiliser des solutions plus raffinées, comme la très intelligente solution exposée (sans grande rigueur orthographique, mais avec une grande rigueur technique) par M. Nicolas Charbonnier sur le site licenceglobale.com : il suggère un plugin volontairement installé sur un ordinateur, qui ferait le travail de collecte de l’info et le transmettrait.
Je voudrais le rappeler... La répartition est tout sauf un problème : les sondages et carottages permis par Internet peuvent porter sur des échantillons si grands, à un coût si modique (et avec la bonne volonté des internautes en plus, car qui n’a pas envie de faire connaître ses goûts ?) que même un artiste téléchargé ou mis à disposition, ou écouté par quelques centaines d’internautes, pourrait toucher les droits d’auteurs qui lui reviennent.
"Il en résultera inévitablement que les artistes les plus médiatisés seront avantagés", disent nos duettistes. Là, on comprend un peu mieux ce qui fait dérailler nos interlocuteurs : en effet, aujourd’hui, le nombre de disques vendus est la principale clé de répartition de la redevance pour copie privée (celle sur les CD et DVD vierges et lecteurs MP3, etc.), ce qui provoque une scandaleuse sur-représentation de la répartition des produits des 50 millions de copies privées consacrés aux droits d’auteur. On dirait que MM. Lemesle et Petitgirard tiennent pour acquis une bonne fois pour toutes que la vente de disques serait le critère retenu pour répartir la redevance Internet !
Ceci dénote soit un esprit obtus, soit une méconnaissance de tout ce que permet Internet. Peut-être les deux.
L’âge moyen des sociétaires assistant aux assemblées générales de la Sacem est, aux dires du bloggeur de Deepsound , plutôt de 60 ans (Guy Béart et Yvette Horner y assisteraient avec assiduité) : cela donne un contexte, mais pas une explication. Je connais un musicien de plus de 65 ans qui compose sur ordinateur...
2. La paresse
Et si la Sacem redoutait que la licence globale la force à travailler plus et mieux pour les petits auteurs et compositeurs ?
Les frais généraux de la Sacem sont énormes. Ce n’est un secret pour personne. Jean-Pierre Guillard, président de la Commission de contrôle des sociétés de perception et de répartition de droits (SPRD), déclarait l’année dernière : " On est donc plus proche de 25 % à 35 % [de frais de gestion]. Toutes sociétés confondues, on atteint une moyenne de 23 %. C’est énorme. Les gros ayants droit ont intérêt à ce que le système perdure, les petits ne sont pas assez informés pour râler. En fait, le système ne couvre pas de gros scandales, mais un fonctionnement trop cher." (retrouvez cet article ici : http://listes.rezo.net/...)
La SACEM compte 109 000 sociétaires. Selon son rapport annuel 2004, 61 088 (56%) ne touchent aucun droit d’auteur : ce sont eux, les "petits". La SACEM, en revanche, accepte généreusement leurs frais d’inscription (plus de 100 euros, je crois).
Avec la licence globale, les petits, comme les compositeurs des "Flying Musette Chickens" se verraient attribuer les trois francs six sous qui leur reviendraient pour leur audience cantonale. Alors qu’aujourd’hui, ils ne touchent rien du tout. La licence globale aurait pour effet de donner accès aux droits d’auteurs à des personnes n’ayant ni ventes de disques (ou très peu), ni passages radio (ou très peu). D’un seul coup, la Sacem devrait gérer un nombre très important de comptes supplémentaires, sans pouvoir vraiment augmenter ses effectifs et ses frais : cela attirerait l’attention des politiques (rappelons que M. Dionis Du Séjour adorerait faire voter un amendement à DADVSI qui mettrait la Sacem à la merci d’un contrôle de la Cour des comptes). Remarquez, resterait la solution de baisser les salaires. Or, Jean-Pierre Guillard disait aussi, au sujet des SPRD : " Nous avons constaté que le salaire moyen des employés et cadres de ces sociétés était bien supérieur au salaire moyen des cadres français. Il n’est pas normal que certains dirigeants de ces sociétés soient plus payés que le patron d’EDF."
En clair : la licence globale serait une excellente nouvelle pour les moyens et petits auteurs, compositeurs et éditeurs. Mais la SACEM n’a aucune envie de s’occuper d’eux. Ce n’est pas rentable, et ce n’est pas le moment. Qu’importe que cela puisse donner un fabuleux second souffle au droit d’auteur.
Plutôt que de distribuer des droits à ses "petits" sociétaires, la SACEM préfère donc se borner les plaindre... quitte à les instrumentaliser. MM. Lemesle et Petitgirard pleurnichent ainsi : "Le droit d’auteur constitue presque toujours l’unique revenu des auteurs et des compositeurs [...] qui ne bénéficient, à la différence des artistes interprètes, d’aucune indemnité au titre du chômage [...] La grande notoriété de certaines têtes d’affiche ne doit pas faire oublier l’extrême précarité dans laquelle vit la majorité des auteurs ". Selon le sociétaire que j’ai interrogé, ce discours est manipulatoire, voire mensonger : le droit d’auteur n’est la plupart du temps qu’un revenu annexe des auteurs et compositeurs. Très peu d’entre eux vivent uniquement de leurs droits : la plupart ont des emplois sans rapport avec la musique, ou sont aussi interprètes, ou autres...
Macroéconomiquement, la composition et l’écriture de paroles n’est pas financée par les droits d’auteurs. Si les 578 M€ distribués par la SACEM en 2004 avaient été répartis uniformément sur les 109 000 sociétaires, cela rapporterait 5300 euros à chacun, soit quatre mois de SMIC. La règle pour les droits d’auteur, c’est qu’ils sont un revenu d’appoint. En vivre est une exception réservée aux gros éditeurs et aux vrais génies (il y en a, mais peu), aux héritiers de vrais génies (il y en a davantage).
La SACEM ne sait, en fait, pas grand-chose du niveau de vie de ses sociétaires. Sans doute suppose-t-elle que l’intégralité de ses 61 088 membres auxquels elle ne distribue rien sont au RMI et dorment sous les ponts. Pour ma part, je connais deux chefs d’entreprises et un stagiaire en journalisme qui en sont membres. Ils n’ont jamais rien touché, mais ils vont bien, merci. Ils soutiennent la licence globale.
MM. Lemesle et Petitgirard poursuivent : " Il n’est d’ailleurs pas difficile d’imaginer quelle pourrait être la réaction des auteurs, compositeurs et interprètes étrangers qui, eux aussi, seraient spoliés."
Voilà une autre indication de la flemmingite aiguë de la SACEM, qui n’envisagerait pas une seconde de redistribuer aux ayant droit étrangers ce qui leur serait dû au titre de la licence globale. Pourtant, selon son rapport 2004, 50 000 auteurs et compositeurs étrangers perçoivent des droits qu’elle collecte. Mais il est vrai que là aussi, il faudrait gérer davantage de comptes.
Ce serait donc aussi par paresse de se réformer, d’améliorer sa productivité pour servir les petits auteurs, que la SACEM redouterait la licence globale ? L’hypothèse, j’en conviens, est bien fragile. Mais c’est une des seules qui me viennent à l’esprit.
3. La collusion économico-philosophique avec les majors
C’est un peu une extension de l’explication précédente...
Aujourd’hui, travailler avec les majors est simple : en payant au prix fort la publicité pour leur soupe sonore staracisante et popstéarique, les majors rendent impossible aux indépendants de les concurrencer. Ils garantissent un certain niveau de diffusion télé et radio (qui rapportent beaucoup à la SACEM), et maintiennent le nombre de comptes à gérer à un niveau bas. De plus, à la SACEM, plus vous percevez de droits, plus votre vote compte dans les AG, et plus vous votez pour que rien ne change, que vous continuiez à faire partie du club des riches.
La SACEM a un intérêt objectif à s’allier aux majors, au moins à court terme, et elle a choisi.
Son attitude désastreuse face aux webradios en est une première preuve. L’obligation de verser au minimum 75 euros par mois pour pouvoir émettre, même si les ressources publicitaires sont inférieures, est le frein principal au développement de ce qui pourrait pourtant être un canal majeur de promotion de la musique, contournant l’irrécupérable radio hertzienne.
Dans la tribune dont nous parlons, MM. Lemesle et Petitgirard trahissent ici leur reddition aux majors :
"Enfin, a-t-on seulement vérifié si la licence globale n’était pas une violation des conventions signées par la France dans le cadre de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) ou à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ?"
En tout cas, l’Alliance public artiste y a pensé, et il est certain que MM. Lemesle et Girard font semblant de l’ignorer. L’Alliance a fait faire une étude , et par un expert de l’OMPI et du CSPLA, excusez du peu, M. André Lucas. La réponse est donc oui : c’est compatible OMPI. Ceci dit, ce n’est pas l’avis d’un juriste internationalement reconnu qui empêcherait les majors d’intenter un procès à la France auprès de la Cour de Luxembourg. N’oublions pas que c’est la menace d’un tel procès qui a fait battre retraite à la Commission européenne elle-même, quand elle a tenté de s’opposer à la fusion entre Sony et BMG. Mais là encore, la menace d’un tel procès est, à mon sens, une raison supplémentaire d’établir la licence globale : il est temps selon moi de briser l’oligopole, et la France pourrait enfin mener une bataille planétairement utile sur l’arène européenne. Elle gagnerait.
La SACEM veut donc croire inéluctable l’ordre économico-juridique que les majors imposent aux députés du monde entier depuis 1994.
La dernière remarque, sur l’OMC, est encore plus symptomatique de cette capitulation : l’accord sur la diversité culturelle signé à l’UNESCO exclut du cadre de l’OMC les biens et services culturels. Musique comprise. Là encore, la SACEM fait mine de l’ignorer.
Dernier signe de collusion,cette remarque : "Là où un internaute consacrait 6 euros à l’achat de six chansons sur des sites légaux, somme sur laquelle chaque auteur, interprète et producteur recevait sa part exacte, il va pouvoir, pour le même montant, en télécharger des milliers, quitte même à ne pas les écouter toutes." Le prix d’un euro par chanson, totalement surévalué, puisqu’il ne tient pas compte de l’absence totale de frais de transport et de reproduction ni de la perte de qualité sonore, est tenu pour acquis, acté, décidé.
C’est aussi la même surdité que les majors : la licence globale permet précisément que chaque auteur, chaque interprète, chaque producteur reçoive sa part exacte. En effet, en rendant licite l’échange P2P, on rend possible sa mesure et sa rétribution, car aucun internaute ne redoute plus de révéler exhaustivement ce qu’il télécharge, écoute ou partage, puisqu’il ne sera pas facturé "à la pièce". C’est une logique qui demande de réfléchir à "l’après disque"... Ce dont les majors, qui ont bâti leurs empires successifs sur les supports solides, qui sont aujourd’hui incapables.
La SACEM préfère que les ventes à la pièce sur internet continuent leur développement microscopique (au regard du P2P), pourvu que ses microscopiques revenus soient répartis au centime près... Alors que la licence globale lui apporterait immédiatement 200 millions d’euros qu’elle pourrait répartir avec tout autant de précision. Incompréhensible ! C’est oublier que tant que la diffusion officielle de musique via internet ne progresse pas trop, le disque peut rester support de référence. La SACEM a peur d’un monde sans CD.
Mais peut-être, au-delà de ceci, y a-t-il dans cette collusion un mal bien français. Celui du syndrome des "gens de bonne compagnie". Monsieur Lemesle et Monsieur Petitgirard se trouvent davantage d’affinités avec un Pascal Nègre ou un Seydoux qu’avec les Brassens ou Brel à venir. Ils côtoient les mêmes milieux, ont été ou seront liés par des liens contractuels, ou leurs amis le sont.
Et peut-être veulent-ils être rassurés par l’idée que, eux au moins, ils sont des "professionnels". Pas des saltimbanques, pas des amateurs dilettantes. La passion, l’aventure, l’innovation, c’est bon pour les jeunes !
Ignorance, paresse ou collusion : ce sont trois bien maigres explications à l’incompréhensible position de la Sacem !
J’espère que d’autres nous parviendront au cours des débats, avec force chiffres, qui font jusqu’à présent cruellement défaut.