Foucault, Onfray, Comte-Sponville face au plaisir à la liberté et au néo-puritanisme
Les années sida coïncident avec le retour à des valeurs morales laïques encore plus strictes que les prescriptions et les interdits judéo-chrétiens. La peur est de retour comme du temps de la peste noire et des sorcières de Salem. La pensée dominante, diffusée par les médias est le résultat de la collusion entre la Moral majority des Américains culs-bénis, voyant le mal autant dans la fellation que dans Al-Qaïda et les vieilles lunes édifiantes du catholicisme traditionnel, des prédicateurs islamistes et des rabbins orthodoxes, récupérées et accentuées selon leur propre sauce par les moralistes laïcs. Ce retour en arrière au niveau des mœurs arrive aux Etats-Unis après l’épisode hippie et peace and love qui n’a duré qu’une grosse décennie de libération sexuelle. Nous revoilà quasiment au temps des condamnations pour obscénité et communisme des livres de Steinbeck et d’Henry Miller depuis le retour de Bush fils dans le giron de Dieu, les élucubrations de Sarah Palin et des constipés du Tea Party. On remarquera que la chasse aux sorcières durant le maccarthysme allait de pair avec la censure qui s’abattait sur le cinéma américain, la littérature, les hebdomadaires de charme et les comiques taxés d’obscénité. Lenny Bruce en a payé le prix fort, arrêté systématiquement à la fin de ses spectacles, il finit seul et névrosé dans une chambre par une overdose en 1966.
Pendant ce temps, les cinéastes d’Hollywood faisaient le dos rond et truffaient Ben-Hur et Spartacus d’allusions homosexuelles suffisamment recherchées et subtiles pour passer les fourches de la commission de censure. Ces messages subliminaux étaient plus un moyen de contourner la commission Hays avec finesse, qu’une apologie de l’homosexualité ou un militantisme gay, car durant cette période Rock Hudson jouait encore effrontément les séducteurs hétéros. Et ce n’est que longtemps après la sortie des deux films que le public se posa la question de la possible homosexualité de ses héros si virils à l’écran. La commission Hays des années 50 sera encore renforcée avec la loi Miller de 1973 contre la pornographie. Finalement, on retrouve chez ces scénaristes l’arrogance de Galilée face à ses juges dans l’imagination de relations homosexuelles supposées entre Ben-Hur et Messala. A la même époque, les Soviétiques ne faisaient pas plus dans la dentelle en accusant les déviationnistes de lubricité bourgeoise et vipérine ! Cette Amérique puritaine et rigoriste fait un retour en force avec ses valeurs de prière, de virginité et de créationnisme. L’Amérique profonde qui se réjouit de l’éradication de Ben Laden, n’est pas capable de s’apercevoir que la théocratie n’est pas que dans un seul camp mais existe bel et bien chez eux.
De l’autre côté de la planète, l’islamisme radical a surpris au saut du lit ceux qui avaient apprécié leurs vacances en Tunisie et au Maroc ou leur croisière sur le Nil et qui à la place de « l’Arabe du coin » qui vendait jusqu’à pas d’heure du saucisson et du pinard, ont vu s’installer insidieusement des restaurants et des magasins halal et des femmes voilées portant le niqab déambuler dans les rues des grandes métropoles européennes. Le vieux continent a mis du temps à dépénaliser le suicide, puis ce fut le tour du blasphème, de l’adultère et de l’homosexualité. La laïcisation de la loi est finalement très récente, mais elle est encore incomplète et tient encore trop compte de la morale. En France, le retour en force de la loi de Dieu par le biais d’une religion importée fait donc débat dans un pays qui avait eu un mal de chien à se débarrasser de l’emprise des curés et des bigotes qui faisaient pourtant parti du paysage avec les clochers et les presbytères, bien plus en tous cas que les imams en djellabas et les femmes voilées. La loi de 1905 visait avant tout le cléricalisme catholique et les laïcards d’il y a un siècle ne pouvaient imaginer qu’une autre religion allait s’opposer avec force et véhémence à l’expression de la laïcité dans la sphère publique. Les laïcs dans les pays de culture et tradition chrétienne en Europe, face à la montée de l’islam et des évangélistes américains n’ont plus qu’à s’exclamer, Atatürk, reviens, ils sont devenus fous, avant de se commander un verre de raki au bar !
Foucault, le sexe décortiqué et disséqué
Comme un véritable entomologiste, Michel Foucault (1926-1984) arrive dans les années 70 en pleine période de libération sexuelle et de déculpabilisation de l’homosexualité. La liberté sexuelle initiée en Suède et dans une partie de l’Amérique urbaine au milieu des années 60 ne durera de fait qu’une vingtaine d’années avant le retour en force d’une morale pénalisante, réprimant toute fantaisie. Foucault prédit « une société de dangers » bien avant l’avènement du principe de précaution et du fantasme du risque zéro. Son approche de la sexualité serait impensable de nos jours. L’éphémère « dérive » pédophile des seventies (en réalité, une interrogation légitime poussée sur la sexualité de l’enfance) sera rapidement suivie très rapidement d’une dérive anti-pédophile, voyant en chaque père, oncle, curé ou enseignant un abuseur en puissance et considérant une adolescente provocatrice et allumeuse faisant un bon 90 bonnet C comme une victime de prédateur sexuel quand ce dernier tombe sous ses charmes sulfureux. Michel Foucault cependant essaie d’expliquer la sexualité à ses contemporains sans tomber dans le piège de son époque qui se croyait hédoniste. Son Histoire de la sexualité bien qu’inachevée aborde pleinement le thème du plaisir. Foucault se veut à sa manière l’archéologue du plaisir. Il parle de sexe avec une volonté de savoir. Et en même temps, comme un généalogiste de la morale sexuelle, il remet l’Antiquité dans son contexte. Il désacralise le monde grec et latin qui ne fut point totalement un âge d’or du sexe, mais aussi une période d’ascèse et de sublimation. Michel Foucault posera en parallèle dans son Histoire de la folie la question de la différence et de sa répression, autre façon d’aborder le thème de la jouissance et de la déraison. Foucault, philosophe politique engagé a orienté son œuvre dans la dénonciation de la répression et des contraintes, son engagement pour la liberté sexuelle allait donc de soi. Malgré une austérité de ton apparente et une œuvre écrite imprégnée d’un sérieux classicisme, sa vie privée ne fut pas celle d’un intellectuel en retrait. Il le paya d’ailleurs de sa vie terrassé par le sida.
Michel Onfray est-il le philosophe du plaisir ?
La réponse à une telle question ne peut être qu’un oui partiel, car on sent très vite que le penseur de Caen se retient probablement par peur de ternir son image et peut-être par crainte de sauter le pas comme son modèle Diogène, accusé de folie par ses contempteurs. Avec André Comte-Sponville « Le bonheur désespérément » et Onfray « l’art de jouir, Pour un matérialisme hédoniste », on assiste à une première tentative salutaire de sortir la philosophie moderne du seul domaine de l’esprit, mais la démarche est encore trop timide, elle est encore minoritaire et n’arrive pas à fédérer. Pour être accessible à tous, une philosophie du plaisir devrait se débarrasser de ses oripeaux sémantiques, de l’affectation du langage pour arriver nue devant le lecteur et non drapée dans l’intellectualisme. Onfray possède le mérite d’être clair et de lecture agréable bien qu’« atrocement » cultivé et érudit, mais il reste en retrait par rapport l’exaltation nécessaire que nécessite l’expression de son propos. Pourquoi un philosophe s’interdirait-il entre autres des mots comme bite, con, couilles, merde, salaud, fumier, ordure ou conasse si ce vocabulaire lui permettait d’être compris d’un plus grand nombre sans tomber dans la facilité de la banalisation des concepts. Exprimer des idées complexes avec des mots simples est probablement plus difficile que de sortir des poncifs avec un vocabulaire recherché. La philosophie n’est certes pas le rap, mais la pédanterie masquée par une certaine forme d’élitisme du langage pénalise l’intelligibilité du propos. La principale vertu d’Onfray est de déclarer que le corps existe et qu’il est utile si ce n’est indispensable au développement de l’esprit autrement que par le culturisme et ses formes dérivées. Il dépasse brillamment l’idéologie soixante-huitarde, le « jouissez sans entrave » qui ne fut qu’une éphémère récréation, un léger frémissement, qui ne dura tout juste qu’une quinzaine d’années. Empêtré dans l’idéologie gauchiste et dans les contradictions du marxisme, l’esprit de Mai 68 est mort avec l’élection de Jean-Paul II, l’arrivée de la déferlante du sida, la mondialisation et la résurgence d’un puritanisme laïc et féministe revenu en force des Etats-Unis. L’écologie, quant à elle, l’a tué bien plus que la chute du mur de Berlin et les revirements verdâtres de Daniel Cohn-Bendit en sont la pitoyable caricature. Le seul point où l’esthète qui aime la vie et l’écologiste peuvent se rejoindre sans en arriver aux mêmes conclusions, se retrouve dans le fait que la privation, la carence, la rareté maintiennent et exacerbent le désir à l’origine du plaisir, alors qu’une fois atteint un certain niveau, l’abondance entraîne la lassitude.
Et si malgré toute sa sagesse et sa sagacité, Michel Onfray avait tort lorsqu’il déclare : « Très probablement, la joie philosophique consiste à vivre au-dessus des contingences habituelles, à côté des préoccupations du plus grand nombre, dans un autre endroit que sur la scène triviale du quotidien de l’homme de la rue. ». (Contre-histoire de la philosophie I. Les sagesses antiques). La philosophie de la jouissance ne consiste-t-elle pas au contraire à se vautrer dans le banal et le quotidien tout en gardant une capacité d’analyse supérieure à celle de l’homme de la rue, jadis appelé la plèbe ou les gens de peu et maintenant quelquefois la racaille. Il est possible et même souhaitable de dépasser, transcender et se servir des contingences habituelles pour développer une philosophie de l’être et de l’action. Le pur esprit n’existant pas, chaque penseur ayant un corps, pourquoi ne pas l’utiliser au maximum et améliorer ses performances par le biais de l’intelligence, de l’instruction, de l’expérience et de l’expérimentation ? On en revient aux sempiternelles provocations de Diogène qui ne sont finalement qu’une forme ludique de l’enseignement de la philosophie par le biais du second degré et de la trivialité.
Michel Onfray n’est pas obligé de se masturber sur le plateau de TF1 aux heures de grande écoute avec un coq déplumé sur les genoux pour faire réfléchir les téléspectateurs. Pas besoin non plus de demander une tente Décathlon aux frères Legrand en guise de tonneau pour y prêcher la bonne parole sur le bord du canal Saint-Martin en recomposant Don Quichotte. Il existe bien d’autres moyens pour titiller les consciences, c’est à lui d’en inventer de nouvelles car il en a la capacité. Le philosophe « parfait », (obligatoirement vue de l’esprit car nul ne peut l’être et surtout pas un philosophe), serait ainsi celui qui mettrait toute sa force créatrice au service de la jouissance de façon réfléchie à l’encontre d’une part des sinistres penseurs frileux à la Kant, pour ne pas dire à la con et d’autre part des brutes épaisses incapables d’analyser leurs plaisirs et de ce fait pouvant être nuisibles aux autres. Nuisibles et dérangeants car jouir perturbera, offensera et irritera toujours un tiers. Car brutes et béotiens sont justes capables de répéter ce qu’ils ont acquis par automatisme et incapables de renouvellement et de créativité. Reconnaissons cependant à Michel Onfray d’avoir remarquablement ressorti les valeurs de l’hédonisme et du plaisir en les ayant dépoussiéré et débarrassé des excès brouillons du gauchisme libertaire qui vivait dans une utopie déstructurante et égalitariste, uniquement concevable que pour une élite mono-ethnique capable de s’autocontrôler et de réguler ses pulsions par le vieux fond judéo-chrétien qui lui restait. Onfray s’interroge sur la différence entre bonheur et plaisir et va jusqu’à donner la prépondérance au second sur le premier. Mais est-ce suffisant ? Son approche contractuelle de la morale sort cependant Michel Onfray définitivement de l’ère du christianisme et repose bien plus sur la réciprocité et le bon sens que sur la foi, qu’elle soit en Dieu, en Freud ou en Karl Marx. En se méfiant autant de Dieu que des partis politiques et des chapelles de pensée, il autorise une approche du plaisir libérée de l’asservissement. Il donne au plaisir un sens au-delà d’une morale prémâchée que récusait déjà à son époque Nietzsche, son grand inspirateur. Il lui manque seulement de passer outre « l’utilitarisme jubilatoire », pour arriver à la jubilation pure et totale qui animait Diogène de Sinope, son autre référence. Si Onfray est celui qui est capable d’inventer une philosophie du plaisir cohérente et structurée, il doit admettre l’essentialité de la futilité au centre de son système. Et s’il ne veut agir lui-même, il doit augmenter sa capacité incitative et mobilisatrice de libération d’un corps complémentaire de l’esprit.
André Comte-Sponville, le philosophe du plaisir partiel.
André Comte-Sponville analyse le bonheur et les pièges de l’espérance. En cela, il rejoint Albert Camus, dans la course illusoire au bonheur et il a la folie de croire encore à la sagesse. Mais Comte-Sponville recherche surtout le petit bonheur au quotidien quand tout ne va pas trop mal autour de soi. Il faut apprendre à vivre avant qu’il ne soit trop tard. Oui, mais comment ? Sûrement pas en voulant tout, tout de suite, mais tout juste un peu et de temps en temps. Comte-Sponville, inspiré par Freud voit la contrainte de la frustration face au manque qui fait osciller tel un pendule, l’individu entre souffrance et ennui. Il ne s’agit pas d’un fatalisme, car en agissant on subit moins. Agir est un début, une voie à suivre. Il propose un bonheur dans l’action plus que dans l’espérance, donc un bonheur de l’instant présent. « Il y a plaisir, il y a joie quand on désire ce qu’on a, ce qu’on fait, ce qui est. C’est ce que j’appelle le bonheur en acte. En un certain sens, c’est un bonheur désespéré car c’est un bonheur qui n’espère rien ». Il faut désirer ce que l’on fait et ce que l’on apprend. « Le contraire d’espérer, c’est savoir, pouvoir et jouir ; c’est le bonheur en acte ». Le dire est plus simple que l’appliquer. On a une chance d’y arriver si l’on préfère connaître que croire. Comte-Sponville balaye donc d’un trait de plume la vieille philosophie de Pascal. Cette pensée reste dans l’optique des chansons de Jacques Brel où l’on passe du rire aux larmes le temps d’une strophe. A partir du moment où le bonheur n’est pas un absolu ni un idéal, il est possible d’en atteindre un temporaire et partiel. Son Gai désespoir semble être une étape intermédiaire à la quête du bonheur qui s’arrêterait aux portes du plaisir absolu, sans retenue et sans limites. Ce bonheur idéal n’existe pas, ou alors derrière une porte qu’il vaut mieux ne pas ouvrir pour ne pas courir de risques inconsidérés, tel semble être la finalité de son enseignement. Son inquiétude positive autorise-elle d’être heureux ? Du moins permet-elle de moins souffrir.
Comte-Sponville pourrait donc se réclamer comme le chantre du partiel et du non définitif. C’est en cela qu’il se veut raisonnable. Cependant l’attrait du philosophe pour la pensée indienne peut le faire accepter par ceux qui incapables de se trouver une ligne de conduite en Occident croient que la vérité se trouve obligatoirement sur les bords du Gange. Il devrait se méfier d’un orientalisme, qui même quand il n’est pas de pacotille ou de posture, conduit l’homme à la résignation et anéantit sa révolte. Malgré tout Comte-Sponville essaye de trouver une voie intermédiaire pour arriver à un certain degré de bonheur, si ce n’est de jouissance ; il faut lui en être gré. Il refuse de croire, il veut constater et expérimenter. Pour reprendre l’aphorisme d’une socialiste connue pour sa philosophie dans Marie-Claire, il recherche le bonheur par la preuve mais avec nettement plus de consistance.