Ukraine : des cannibales de l’ère soviétique au monstre Tchikatilo
Dans son dernier roman – L’impossible définition du mal –, l’écrivaine Maud Tabachnik met en scène un tueur en série directement inspiré du sanglant parcours de l’un des pires criminels ayant sévi dans l’ex-URSS : Andreï Tchikatilo. Non content de violer ses victimes, cet homme prélevait des organes et des chairs pour les dévorer. Ce faisant, il s’est montré l’héritier de pratiques ancestrales qui, dans les années 30, ont ressurgi en Ukraine ...
Le véritable Andreï Tchikatilo, alias « L’éventreur de Rostov », n’a pas été pourchassé durant la gouvernance de Vladimir Poutine comme le montre Maud Tabachnik dans son roman, volontairement transposé, mais durant les mandats des différents maîtres de l’URSS qui se sont succédé de Leonid Brejnev à Mikhaïl Gorbatchev. Ce faisant, l’écrivaine entend souligner, non qu’il continue d’y avoir des pratiques anthropophagiques dans la Russie actuelle, mais que ce grand pays est toujours confronté à une violence endémique que les pouvoirs publics persistent à édulcorer, à défaut de la nier totalement comme ce fut trop longtemps le cas au temps de l’ex-URSS.
Elle-même d’origine russe par ses grands-parents paternels, Maud Tabachnik n’a pas manqué d’être questionnée à diverses reprises sur sa motivation à choisir la Russie pour cadre de cette monstrueuse épopée d’un tueur en série pas comme les autres, elle qui place la plupart du temps le cadre de ses intrigues policières aux États-Unis, cet autre pays, dit-elle, de « l’ultra-violence ». Le 9 avril 2017, en réponse à la question de Jean-Marc Laurent, journaliste à L’Yonne républicaine, elle a répondu ceci :
« C'est un pays très violent, depuis très longtemps. J'y suis allée, le fond de l'air y est brutal ! Les 70 ans de communisme ont fait éclater une violence épouvantable. Je parle de la Russie de Poutine, post-Elstine, avec ses gangs, ses trafics d'êtres humains. Longtemps, la Russie a nié qu'il pouvait y avoir des criminels en série chez elle. Ça ne pouvait arriver que dans des pays capitalistes. La Russie est un pays fascinant, qui a eu aussi de grands écrivains, musiciens, savants. C'est un pays de paradoxes. »
Dans L’impossible définition du mal, c’est l’aspect sombre de ce paradoxe que Maud Tabachnik décrit sans complaisance. On y assiste à la fin de la traque, par un policier intègre, du tueur cannibale le plus tristement célèbre de la Russie contemporaine. Avec en toile de fond un trafic d’êtres humains organisé par des chefs de gang mafieux sans scrupules dans un pays dont le personnel judiciaire et politique est en grande partie gangrené par la corruption et les intérêts carriéristes.
Le véritable Tchikatilo dont s’est inspiré Maud Tabachnik est né en 1936 dans une famille d’ouvriers agricoles indigents de l’oblast de Soumy, tout près de la frontière russe dans le nord-est de l’Ukraine. Fréquemment battu durant son enfance, Andreï était en outre hanté par les récits de sa mère sur la disparition d’un frère nommé Stepan, enlevé à l’âge de 4 ans, puis dépecé et mangé par des voisins durant la grande famine organisée par les bolcheviks en 1932 et 1933.
Tchikatilo n’en parvint pas moins à faire des études universitaires et à devenir instituteur. Un enseignant qui restait toutefois profondément marqué par ses traumatismes d’enfance et qui se révélait quasiment impuissant. Mis à part quelques cas d’attouchements, aucun évènement criminel connu ne se produisit avant 1978. C’est alors qu’ayant tenté en vain de violer une gamine de 8 ans, Tchikatilo la poignarda et en éprouva une grande jouissance. Ce crime atroce marqua le début du parcours d’un tueur monstrueux qui ne trouva plus son plaisir qu’en faisant souffrir, et plus encore en assassinant au terme de séances de torture accompagnées parfois d’énucléations. À cela vint s’ajouter le désir de consommer de la viande humaine, ici un cœur, là du muscle, le plus souvent des organes sexuels, parfois arrachés avec les dents comme ce fut établi lors du procès... Lorsqu’il fut arrêté en 1990, Tchikatilo avait massacré 14 filles âgées de 9 à 17 ans, 17 femmes âgées de 19 à 31 ans, et 21 garçons âgés de 7 à 16 ans. Condamné à mort en 1992 pour ces 52 assassinats officiels – le tueur en série en revendiquait 4 de plus –, Tchikatilo fut exécuté deux ans plus tard d’une balle dans la nuque.
Il est malheureusement évident que l’aberrant refus des autorités de l’ex-URSS de reconnaître l’existence de tueurs en série soviétiques – seuls les pays occidentaux décadents pouvaient produire ce type de criminels ! – a considérablement facilité l’abominable parcours de « L’éventreur de Rostov ». Ce n’est qu’après 1985, et l’émergence de la perestroïka conduite par Gorbatchev, que les autorités judiciaires ont mis en place des procédures de coordination entre les juridictions, jusque-là limitées à des enquêtes locales. L’aveuglement idéologique a sans nul doute coûté, dans le cas de Tchikatilo, de nombreuses vies qui auraient pu être épargnées.
Après les chats et les chiens, ce fut le tour des enfants
Si le parcours meurtrier de Tchikatilo a été directement induit par ses frustrations sexuelles, sa conversion au cannibalisme est probablement à mettre sur le compte des glaçants récits entendus durant son enfance par le psychopathe ukrainien. Des récits qui ont inconsciemment enrichi ses fantasmes jusqu’au moment de la première transgression. L’enfance de Tchikatilo a en effet suivi de quelques années l’un des pires épisodes de l’histoire ukrainienne : l’Holodomor. Autrement dit, l’extermination par la faim des koulaks, ces paysans réfractaires à la mise en place dans les kolkhozes de l’agriculture collectiviste voulue par le pouvoir soviétique de Staline. Durant les années 1931 et 1932, il s’en est suivi, sous la férule de Kaganovitch, une terrible répression basée : d’’une part, sur des vagues de déportation vers les goulags – entre 1 et 2 millions de koulaks ont été concernés – ; d’autre part, sur une confiscation par des brigades spécialisées de la totalité des récoltes et des semences qui équivalait de facto à un arrêt de mort pour de nombreux habitants.
Privée de nourriture, la population ukrainienne a très vite été confrontée à une terrible famine. Durant l’hiver 1932-1933, ce fut une hécatombe marquée par la résurgence de l’anthropophagie. « Tous les chiens et chats du village avaient été mangés. Puis ce fut le tour des enfants. Le cannibalisme était très répandu », confiait avec horreur Olena Goncharuk, 87 ans, à un journaliste d’Euronews le 22 novembre 2013. Avant de poursuivre : « Nous avions peur de marcher à travers le village, parce que les paysans étaient affamés et mangeaient les enfants. Je me souviens de ma voisine, qui avait une fille. Un jour, sa fille a disparu. Nous sommes allés chez elle. La tête de sa fille avait été séparée du corps. Et le corps cuisait dans le four.”
Des pratiques corroborées par cet extrait ô combien explicite d’un procès-verbal tiré d’une instruction des faits de cannibalisme rédigé par le chef adjoint du bureau régional de Kiev et publié par Le Monde daté du 24 novembre 2006 : « Le 28 mai, Vassili Aksentev est venu me voir. Il était près de midi et il a dit : "J'ai pris un garçon de 3 ans qui s'appelle Vladimir." J'ai dit : "D'accord, mais je ne le couperai pas." Aksentev a dit : "Moi, je le couperai." Après quoi, il a pris une grosse pierre, est retourné chez lui, l'a frappé à la tête et il est tombé. (...) Une fois la viande découpée, on a appelé Natalie Kouzmouk pour la cuire, puis je suis allé chez Feodossi Pougatch pour lui dire d'apporter une bouteille de vodka et de venir manger de la viande fraîche. Quand il est venu avec une bouteille, on a mangé tous les quatre ladite viande. »
Combien y a-t-il eu de cas de cannibalisme en Ukraine ? Nul ne le sait. Mais probablement des centaines, voire des milliers, dans le cadre de cette épouvantable famine qui a causé la mort de tant d’Ukrainiens, mais également de Biélorusses. Selon les sources, le nombre de décès directement liés à la famine diffère fortement. Il semble toutefois que, grâce au croisement d’informations et à l’ouverture de dossiers, les historiens actuels s’accordent plus ou moins sur un total d’environ 5 millions de morts.
Comme l’on peut s’en douter, l’Holodomor a suscité et suscite encore des polémiques entre le pouvoir russe et les pays étrangers. Certes, Moscou ne nie plus la famine et ses conséquences terribles sur les populations, mais en minimisant le rôle joué par l’État soviétique dans sa volonté d’éradiquer les koulaks afin d’imposer par la contrainte l’économie collectiviste. À cet égard, les caciques russes n’hésitent pas à amalgamer les victimes de la famine ukrainienne avec celles, nettement moins nombreuses, qui ont été comptabilisées au Kazakhstan et au Kouban, régions où la population, contrairement à celle d’Ukraine, n’était pas interdite de déplacements et pouvait recevoir des aides vivrières des régions voisines.
Aujourd’hui, l’Holodomor est considéré comme un crime contre l’humanité par l’Union Européenne et par de nombreux autres pays. 24 états – dont le Vatican et 9 nations ayant fait partie de l’ex-URSS ou été membres du Pacte de Varsovie – qualifient même de génocide cette famine organisée pour éradiquer les koulaks. Un terme en l’occurrence impropre dans la mesure où les exactions commises par les brigades bolcheviques ont eu pour conséquence de tuer par la famine non seulement les Ukrainiens visés mais également des Biélorusses et des Russes installés au cœur de l’Ukraine ou à proximité de celle-ci. Il n’y avait donc aucun objectif de purification ethnique ou religieux. L’Holodomor n’en a pas moins été la mise en œuvre d’une action planifiée qui rejoint les pires crimes contre l’humanité du 20e siècle par la froide détermination et le caractère monstrueux de son application.
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