Des esclaves sexuels au mont Athos ?
Ce n’était qu’une brève dépêche de l’Associated Press datée du 26 mai 2008, intitulée Des femmes au mont Athos pour la première fois depuis 1 000 ans. Elle relatait un fait en soi assez banal en nos temps de migrations massives sur fond de chômage endémique, de délocalisations et de mondialisation économique ultralibérale : cinq malheureux moldaves, cherchant à atteindre l’Eldorado de l’Union européenne pour fuir la misère de leur pays, ont été débarqués sur une côte grecque par des passeurs ukrainiens peu scrupuleux. Si cette côte n’avait pas été celle du mont Athos, sanctuaire pour moines orthodoxes interdit aux femmes, et si quatre des immigrés clandestins n’avaient pas été de sexe féminin, il est probable que cette dépêche n’aurait jamais été publiée. Cela d’autant plus qu’à cette occasion il n’y avait pas eu de noyades dans la Méditerranée, pas d’images spectaculaires, donc pas de quoi s’apitoyer.

Récapitulons les faits : ces cinq migrants moldaves sont passés en Ukraine, pays frontalier du leur ; là, ils ont payé l’énorme somme de 4 000 euros à deux passeurs ukrainiens pour qu’ils leur fassent traverser la mer Noire en bateau à moteur puis la mer de Marmara, le détroit des Dardanelles jusqu’au port turc de Canakkale, ultime étape avant de voguer sur la mer Egée pour aborder une île grecque et, de là, accéder à l’Europe. Depuis que la Bulgarie et la Roumanie sont entrées dans l’UE le 1er janvier 2007 et que leurs frontières terrestres sont plus sévèrement gardées, c’est un itinéraire maritime des plus classiques pour les migrants moldaves ou ukrainiens, qu’ils soient volontaires... ou non. Rien que de très banal donc.
Mais voilà : pour on ne sait quelle raison, les passeurs les ont fait débarquer sur les rives de la République monastique du mont Athos (eh oui, c’est sa dénomination officielle !), un territoire interdit aux femmes depuis sa fondation il y a un millier d’années. Les moines orthodoxes ont fini par découvrir la présence de ces intrus (et surtout de ces abominables intruses femelles !) et les ont remis à la police, qui les a placés en détention en attendant de les expulser.
Un fait divers sans intérêt ? Peut-être... et peut-être pas. Passer de la Moldavie au mont Athos, c’est un radical changement d’univers, un basculement du désastre humain post-communiste vers l’un des pires archaïsmes obscurantistes. Et ce singulier itinéraire via la Turquie, c’est aussi celui que suivent les marchands de chair humaine, d’esclaves sexuels et les trafiquants d’organes en tout genre. Faute de savoir quelles étaient les motivations de ces candidats au départ, on peut toujours essayer de les imaginer réalistement. C’est ce que cet article se propose de faire.
Etre Moldave, ça peut être grave...
La Moldavie n’a pas de frontières communes avec la Syldavie et la Bordurie. Ce n’est pas un pays né de l’imagination de Hergé. La Moldavie existe réellement, même si très peu. C’est là, dans cet improbable territoire coincé entre la Roumanie à l’ouest, la Transnistrie et l’Ukraine à l’est, que nos cinq migrants clandestins (appelons-les Dianushka, Jannet, Dorin, Alexa et Andrei) ont eu la malchance de naître.
Jusqu’à la chute du communisme soviétique, la République de Moldavie avait une économie relativement prospère, à la fois agricole et industrielle ; elle était le premier fournisseur de vin, de légumes et de fruits à destinations des ex-républiques de l’empire rouge. Mais peu après qu’elle eut déclaré son indépendance le 27 août 1991, sa partie orientale, la Transnistrie, essentiellement russophone (alors que la majorité des Moldaves sont roumanophones), fit brutalement sécession et demanda son rattachement à la Russie. Le drame, pour la Moldavie, est que 80 % des industries du pays se trouvaient dans cette zone. De ce fait, elle perdit tous ses marchés industriels traditionnels. Elle plongea alors dans un gouffre de pauvreté ahurissant : malgré une forte croissance économique (8 % par an depuis l’an 2000), son PNB est inférieur à celui du Bengladesh, ce qui en fait le pays le plus pauvre d’Europe. Il faut dire qu’il est sous la coupe de diverses mafias, dont la mafia pseudo-étatique prônant un ubuesque et corrompu “communisme de marché”, qui se soucient très peu du bien-être de leurs concitoyens, et miné par une économie souterraine (estimée à environ 40 % du PIB), une inflation de 12 à 15 % par an et un énorme déficit commercial.
Bref, la Moldavie est un pays sans espoir que nombre de ses habitants citadins ont envie de fuir, un trou noir miséreux, un non-Etat de droit où les pires trafics prospèrent. Et tout particulièrement les trafics d’organes et de viande sexuelle. On peut donc essayer d’imaginer ce qui a poussé Dianushka, Jannet, Dorin, Alexa et Andrei à migrer vers l’Union européenne dans l’espoir d’une vie meilleure - ou simplement moins pire.
"On recrute danseuses, baby-sitters, hôtesses d’accueil"...
En chaussant des lunettes roses, on pourrait imaginer que ces quatre femmes et cet homme ont décidé librement de tenter l’aventure. Mais c’est très peu probable : en effet, les femmes étaient âgées de 28 à 32 ans, et l’homme de plus de 40 ans. Les femmes de cet âge comptent parmi les cibles privilégiées des réseaux de prostitution, même s’ils les préfèrent évidemment plus jeunes.
Les pages des journaux de Chisinau, la capitale moldave, regorgent de petites annonces proposant des emplois de danseuses, de baby-sitters, d’hôtesses d’accueil à des conditions extrêmement attractives : salaires élevés, logements garantis, frais de transport gratuits jusqu’au Japon, en Europe, au Moyen-Orient. Très nombreuses sont les jeunes femmes qui s’y laissent prendre, certaines par naïveté, d’autres en sachant plus ou moins qu’il risque de s’agir de réseaux de prostitution mais que, tout compte fait, il est peut-être préférable de vendre son corps dans des pays riches que de ne pas pouvoir le nourrir en Moldavie...
On peut imaginer que Dianushka, Jannet, Dorin et Alexa ont répondu à ce genre de petite annonce, qui a peut-être été postée par Andréi, agissant pour le compte d’un réseau mafieux extrêmement bien organisé, spécialisé dans la prostitution, la mendicité ou le travail illégal. Un réseau généralement dirigé par une famille ou un clan Rom (eh oui, les Roms ne sont pas que de pauvres victimes, certains d’entre eux sont aussi au cœur des plus sordides trafics d’êtres humains - y compris roms - dont ils tirent des richesses colossales !) Un réseau impitoyable et bien structuré comprenant ses racoleurs, ses transporteurs, ses hébergeurs et ses gros bras.
Le scénario qui s’est déroulé pourrait alors être le suivant : Andrei (le racoleur) s’est montré aimable et séduisant, comme le sont tous les proxénètes jusqu’au moment où ils ont mis la main sur leurs proies. Il leur propose de les accompagner et de les aider à franchir les frontières qui les séparent de l’Eldorado qu’elles espèrent. Ils embarquent sur ce canot à moteur ukrainien (le transporteur). Si celui-ci ne les avait pas débarquées par erreur sur les rives du mont Athos, leur sort aurait été vite réglé dès qu’elles auraient mis le pied en Europe, au Japon ou dans un pays du Golfe : Andréi les aurait remises à un réseau de prostitution ou de mendicité (les hébergeurs), qui leur aurait immédiatement confisqué leurs passeports et révélé les vraies règles du jeu : devenir des putes surexploitées et rien d’autre, les récalcitrantes étant battues, torturées et séquestrées par les gros bras jusqu’à ce qu’elles acceptent de se soumettre.
L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) estime que des milliers d’êtres humains ont été ainsi vendus à des trafiquants de chair humaine depuis la chute du communisme soviétique. Rien qu’entre 2000 et 2007, l’OIM s’est chargée du rapatriement de pas moins de 1 277 victimes, pour la plupart roumaines ou moldaves et presque toutes des femmes qui doivent ensuite vivre cachées et protégées. L’enfer.
Et encore... les Moldaves ou les Roumaines forcées à se prostituer dans les pays de l’Union européenne sont les plus “chanceuses”, si l’on peut dire : dans ces Etats de droit où il existe une vraie justice et une vraie police, elles ont quelques maigres chances d’échapper à leur sordide servitude. Les pas “chanceuses”, elles, se retrouvent expédiées dans d’autres pays d’Europe de l’Est, dans les énormes bordels d’Albanie ou du Kosovo, ou encore en Bosnie où elles serviront de serpillières sexuelles aux glorieux soldats de l’ONU. Et ne parlons pas du sort qui leur est réservé dans les pays du Golfe. L’horreur.
Dianushka, Jannet, Dorin et Alexa ont peut-être eu un sacré coup de bol quand le marin ukrainien les a débarquées sur les côtes du mont Athos. Peut-être... et peut-être pas, si elles ont été expulsées et qu’elles se sont retrouvées pour leur plus grand malheur dans le camp militaire de la ville de Chop, en Ukraine, centre de détention des migrants clandestins. Nous y reviendrons. Mais faisons d’abord une pause et intéressons-nous à ce qui se passe sur le mont Athos. Là aussi, il y a de sérieux problèmes avec le sexe. Mais pas de même nature...
Pas de mont de Vénus au mont Athos
Dianushka, Jannet, Dorin et Alexa ne courraient strictement aucun risque de se faire violer ou prostituer dans la riante République monastique du mont Athos. 2 000 moines orthodoxes y vivent en autarcie dans une vingtaine de monastères juchés sur les montagnes de cette péninsule de Chalcidique, au nord-est de la Grèce. Par contre, Andréi aurait eu quelques soucis à se faire s’il n’avait pas été expulsé...
Placée sous la juridiction conjointe du Patriarcat œcuménique de Constantinoble et du ministère des Affaires étrangères grec (nos amis héllènes ne sont pas très évolués question laïcité), ce moineland est occupé par des religieux orthodoxes depuis le IVe siècle après J.-C. bénéficie d’une autonomie à la fois administrative et judiciaire, d’une dispense d’impôts et d’une non-soumission au recensement qui fait qu’on ne sait pas exactement combien de moines y vivent. Etant donné qu’ils ne se reproduisent pas, ce n’est pas très grave.
En effet, en vertu (c’est le cas de dire !) de la règle de l’abaton, toute présence féminine y est strictement interdite et passible d’une peine d’un an de prison. La misogynie et le sexisme de ces barbus moyenâgeux et réactionnaires ne connaissent aucune limite : même les animaux de sexe féminin sont interdits de territoire ! Enfin, pas tous. Les vertébrés sont tous proscrits, certes, sauf les poules, vu qu’on a besoin de leurs œufs frais pour les manger, mais aussi fabriquer des peintures pour les icônes... Hypocrisie quand tu nous tiens. Quant aux femelles de mouches et moustiques, on se demande comment les moines réussissent à les plier à cette charia orthodoxe.
On est très loin des marchands de chair humaine de Moldavie, mais on n’échappe pas pour autant aux turpitudes du sexe en cette terre sainte qui devrait être un haut lieu d’abstinence sacrée. Et puisque les pauvres moines ne peuvent pas se taper de chèvres (elles sont femelles, vertébrées et ne pondent pas d’œufs !), ils sont contraints de pratiquer une homosexualité honteuse et plus ou moins cachée. Pas tous, certes, mais à lire Lacarrière dans L’Eté grec, on n’est parfois pas loin d’être dans un lupanar gay. Il raconte avoir été l’objet d’avances sexuelles explicites, et parfois à la limite de la tentative de viol, de la part de moines priapiques. Un autre voyageur, François Augiéras, raconte ses torrides liaisons homosexuelles avec ces hommes de Dieu dans son Voyage au mont Athos :
“Une forte odeur de crasse se dégageait de sa personne. [...] Il avait cru, en entrant dans ma chambre, qu’il allait à l’instant me traiter comme on violente une fille. Robuste encore, mais ayant trop présumé de ses forces, il devait se contenter de me baiser les yeux ! De mon côté, tout disposé à de très grands outrages, il me fallait me satisfaire du délicieux contact de sa langue sur mes paupières closes ! Le temps passait, nous en étions au même point. Il osait enfin me caresser le dos ! Non pas tellement qu’il y prenait du plaisir ! Mais dans l’espoir d’un possible retour de ses forces d’antan, il laissait une main à tout hasard, se rapprocher de mes reins ; tandis que de l’autre, par divers mouvements, il aidait la nature à retrouver une verdeur perdue. [...] J’étais à demi nu ; ma peau, rendue très sensible en raison de la fraîcheur de l’air, frémit de plaisir aux premières caresses un peu vives. Il touchait maintenant mes hanches, toujours plus tendrement, d’une manière exquisement habile. Depuis un moment il avait cessé de fourbir des armes qui n’étaient plus de bois. D’un geste brusque, il fit glisser sur mes chevilles les vêtements défaits qui me couvraient les cuisses, et il monta sur mon lit. Ma longue attente, mon impatience extrême, une attaque un peu rude me portèrent aussitôt jusqu’à des plaisirs qui, pour être grossiers, n’en étaient pas moins délicieux. Un nocturne hululait ; un charme venait des arbres : séduit, possédé, violenté, habité par un autre, je n’étais plus seul en moi-même. La part féminine de mon caractère participait, dans un parfait délire, à l’éternité de la vie ; je me sentais brutalement distrait d’une solitude qui me pesait souvent. [...] Par des grognements et des baisers furtifs, il me manifestait tout son contentement ; il me murmurait à l’oreille mille remerciements d’avoir considéré plus d’une heure, sans un mouvement d’impatience, que son grand âge ne le rendait pas des plus vifs : j’étais un ange de douceur et de bonté pour lui !”
Torride, ces ébats de bêtes à Dieux dos ! Andréi l’a donc échappé belle. Dommage, d’ailleurs : s’il était un rabatteur hétérosexuel d’un réseau de prostitution, il aurait été plaisant qu’il se fasse violer par tout un mâle troupeau de moines sodomites assoiffés de stupre !
Bon, n’exagérons rien. Comme le disait un pope à Jacques Lacarrière, “L’homosexualité existe au mont Athos. Il ne sert à rien de se voiler la face. Mais il serait tout aussi faux de lui accorder trop d’importance. Elle n’est le fait que d’une minorité et de tous les péchés des moines, ce n’est pas à mon sens le plus grave. C’est un péché de chair - qui viole le vœu de chasteté - mais qui peut être aussi source d’amour. La plus dangereuse des tentations qui guettent le moine, c’est l’orgueil et le doute. Car celles-là rongent et détruisent l’âme. Et c’est l’âme, en ce lieu, que nous voulons retrouver et sauver”.
Et puis ce ne sont après tout que des relations sexuelles entre adultes consentants. Rien à voir avec les marchands de chair humaine moldaves, roumains, albanais, kosovars ou ukrainiens (et autres)...
Un camp de concentration (mais pas d’extermination)
Après cet intermède érotico-orthodoxe, revenons au scabreux itinéraire imaginaire de nos migrants clandestins moldaves. Qu’a-t-il pu leur arriver après leur expulsion du mont Athos ? Il est très possible qu’ils se soient retrouvés parqués dans le sinistre camp ukrainien de Chop, où atterrissent tous les émigrés en route vers l’Europe de l’Ouest.
Dianushka, Jannet, Dorin et Alexa (oublions Andréi qui, s’il est bien le rabatteur qu’on a imaginé, a facilement pu s’exfiltrer) se retrouvent donc en ce lieu idéal, situé à une excellente distance des frontières hongroise, slovaque et polonaise, dans un goulot d’étranglement où se ruent les migrants clandestins chinois, pakistanais, bengalis, afghans, palestiniens, somaliens, libériens et autres qui se mêlent aux Moldaves, Roumains, Bulgares, etc. Un coin infernal géré par des flics et des militaires corrompus jusqu’à la moelle. C’est un tout petit camp qui ne peut accueillir en même temps qu’environ 300 personnes à la fois, mais qui les redistribue régulièrement vers d’autres camps ukrainiens tout aussi sordides avant qu’elles ne soient pour la plupart expulsées, ce qui coûte très cher aux autorités ukrainiennes.
Admettons qu’après être restées quelque temps dans ce camp sinistre aux dortoirs et tentes surpeuplés, aux sanitaires sordides et aux repas constitués presque exclusivement de maraconis, Dianushka, Jannet, Dorin et Alexa aient fait partie du contingent des expulsés. Elles se retrouvent alors à leur case départ, en Moldavie. Elles n’ont pas un rond, pas de logement et à peu près aucune chance de trouver du boulot dans leur pays pourri. Comment survivre, à défaut de vivre dignement ?
Emigrations ou transplantations ?
Il existe différents moyens de vendre des corps, volontairement ou involontairement. Dianushka, Jannet, Dorin et Alexa ont par miracle, en étant débarquées au mont Athos, échappé aux réseaux de prostitution post-communistes. Peut-être savent-elles maintenant ce qui les attend si elles veulent répéter leur aventure. On peut maintenant imaginer un nouveau scénario réaliste : lucides et désespérées, mais déterminées, Dianushka et Jannet répondent à une nouvelle petite annonce en sachant très bien qu’elles seront prostituées, mais que ça vaut le coup quand même de tenter sa “chance”. Et souhaitons-leur bonne chance, elles en auront bien besoin. Dorin et Alexa, elles, refusent absolument de se prostituer, que ce soit en Moldavie ou ailleurs. Donc pas question pour elles de retenter cette expérience. Vu qu’elles ne trouvent pas de boulot, il faut bien trouver des solutions pour manger et se loger. Ça tombe bien, il y en a, des solutions. C’est toujours du trafic de viande humaine, mais dans un autre genre. Et qui demande toujours de migrer clandestinement.
Le trafic de reins et de morceaux de foie moldaves ne se passe pas par l’intermédiaire de petites annonces. Trop visible et donc trop risqué, même dans un pays aussi corrompu. Et puis ça la foutrait mal de carrément acheter de l’humain à la criée. Alors ça se passe autrement, mais c’est tout aussi efficace et rémunérateur. Des intermédiaires commissionnés (souvent d’anciens vendeurs d’organes) sillonnent les villages moldaves pour inciter les pauvres à vendre leur viande sans pornographie. Un rein, 7 000 euros. Un bout de foie, un peu plus. Des fortunes dans ces contrées de misère. Un tout petit investissement très rentable pour les marchands de viande humaine. Dorin se laisse tenter : transport gratuit vers la Turquie, la Roumanie ou l’Allemagne, hauts lieux de ce genre de trafics. On lui enlève un rein qui sera revendu environ 70 000 euros à un transplanté d’un pays riche. Dix fois plus que ce qu’elle a touché pour ne pas avoir à se prostituer. Alexa fait un meilleur choix économique : elle vend un bout de son foie pour 10 000 euros. Le bout de barbaque moldave sera revendu environ 110 000 euros aux nantis en manque de transplantations. Du lucratif.
Pour Dorin, ça ne s’est pas trop mal passé. Elle a certes perdu un rein, mais l’opération s’est déroulée dans de bonnes conditions sanitaires et l’argent qu’elle a ainsi gagné lui a permis de créer un petit commerce qui lui permet de survivre. Pour Alexa, c’est une autre paire de manches : après l’ablation, sa santé n’a cessé d’empirer. Au début, elle se disait que ce n’étaient que des effets du choc post-opératoire, et qu’ils allaient progressivement s’estomper. Mais non : ça empirait, elle se sentait de plus en plus faible. Finalement, en allant consulter un médecin honnête, elle a appris qu’en sus de son morceau de foie, on lui avait aussi enlevé sa vésicule biliaire. Ce qui n’était pas prévu au programme.
Dorin et Alexa se sont retrouvées chez les grands-parents de Dorin pour discuter de leurs ablations respectives qui leur ont permis d’échapper aux réseaux de prostitution. Dorin s’est apitoyée sur le sort d’Alexa, laquelle entre-temps s’était un peu renseignée : dans le village de Mingir, un adolescent qui avait vendu un de ses reins était mort d’un banal rhume huit ans après l’ablation de cet organe. Et il a été prouvé que l’ablation d’un rein augmentait les risques létaux dans ce genre de maladie bénigne. Comme le dit Ion Vizdoga, juriste au Centre de prévention du trafic de femmes en Moldavie, tous ces donneurs devraient bénéficier d’une indemnité d’invalidité. “Même si elles ont donné leur rein, ces personnes sont victimes du trafic d’êtres humains. Elles ont été abusées et trompées à cause de leur vulnérabilité. Car la majorité des victimes viennent de familles pauvres et on ne leur a pas expliqué correctement les conséquences de leur acte”.
Mmouais. On ne sait pas... Dianushka, et Jannet, que deviennent-elles, elles qui ont préféré vendre leurs sexes en étant sûres de les garder, plutôt que leurs reins et leurs foies qu’elles auraient irrémédiablement perdus ?
De la vie ignoble aux heureux vignobles
Les grands-parents de Dorin habitent un charmant village aux maisons de bois bleues et blanches. Loin des trafiquants de chair et d’organes humains, ils cultivent leurs vignes et produisent leurs vins, dont un excellent cabernet-sauvignon qu’elles sirotent en se remémorant leur aventure migratoire et en se souvenant du verre de vin rouge du mont Athos que leur avait fait boire les flics pendant leur rétention au commissariat. Pas terrible le vin des moines. Le vin moldave des grands-parents, c’est vraiment autre chose : un goût de nuances de prunes séchées et de noix si bon et long en bouche.
Dorin et Alexa se remémorent la gendarmerie de Kariès, sur le mont Athos, les boutiques d’icônes et les soutanes noires des moines. Un autre monde qu’elles n’ont fait qu’entrevoir, un monde à l’abri de la mondialisation mafieuse, comme ce joli petit village où elles ont trouvé refuge. Le grand-père leur ressert un verre en évoquant le bon vieux temps du communisme et en leur disant que les Moldaves sont peut-être le peuple le plus pauvre d’Europe, mais qu’ils ont toujours du bon vin, et que ça, la mondialisation mafieuse ne pourra pas le leur voler.
Il leur rappelle le dicton moldave qui dit : “Pendant la vie, on doit construire une maison, élever un enfant, creuser un puits, planter un arbre”. Avant, c’était possible, se disent les deux jeunes femmes en regardant passer une charrette remplie de foin tirée par des chevaux. Maintenant ça ne l’est plus. Il faudrait trouver du fric, et il n’y a pas de boulot. Sur la table, près de la bouteille de cabernet-sauvignon traîne un journal de Chisinau. Dorin l’ouvre à la page des petites annonces et elle tremble. Elle le repose et boit une nouvelle gorgée de vin. L’avenir, ce sera pour plus tard. Si le rein qui lui reste tient le coup.