Cette « gentrification » qui chasse les classes populaires de Paris
La maire de Paris Anne Hidalgo est fréquemment accusée de poursuivre l’œuvre entreprise par Bertrand Delanoë, à savoir « chasser les classes populaires parisiennes vers les communes de banlieue ». Et le fait est que ces deux-là n’en ont pas fait suffisamment pour freiner l’exode des plus modestes vers la périphérie. Anne Hidalgo et son prédécesseur ne sont pourtant pas responsables du processsus de « gentrification » de Paris...
Accuser les maires de « provoquer le départ des habitants des quartiers populaires » dans les villes dont ils ont la charge pour faciliter l’implantation des classes aisées – et notamment de ceux que l’on nomme les « bobos » – est un classique du web et des réseaux sociaux qui dépasse très largement nos frontières. Dans la presque totalité des capitales européennes et des grandes métropoles régionales, l’on assiste en effet au même type de migration des classes populaires vers les banlieues ou les villes de la périphérie. Un phénomène dont s’emparent principalement les élus des partis minoritaires pour stigmatiser les équipes municipales en place, qu’elles soient estampillées socialistes, centristes ou de droite libérale. C’est de bonne guerre, mais le fait est que c’est en grande partie injustifié comme le montre le cas de Paris.
Les principales causes de la gentrification (qu’en bon français l’on devrait plutôt qualifier d’« embourgeoisement ») sont effectivement à chercher ailleurs que dans la volonté des élus. Et cela même si ce phénomène n’est pas pour déplaire à la majorité des édiles, plus proches au plan sociologique des populations à pouvoir d’achat élevé que des anciennes populations d’ouvriers et d’employés modestes qui habitaient naguère au cœur des villes. Car on oublie trop souvent que la révolution industrielle du 19e siècle a remodelé ces villes en accolant aux quartiers anciens des usines et des ateliers qui, du fait de l’expansion démographique, ont été progressivement intégrés dans l’espace urbain. Dans le même temps, ce sont des populations ouvrières qui se sont installées pour faire vivre ces usines et ces ateliers, ici dans des lotissements créés spécialement pour ces travailleurs, là derrière les façades à mascarons d’un habitat ancien devenu vétuste et abandonné par les classes bourgeoises en raison de nuisances de plus en plus mal supportées.
À Paris, c’est principalement dans les quartiers périphériques du sud et de l’est de la capitale* qu’ont été implantées les infrastructures industrielles : usines automobiles (Citroën dans le 15e, Panhard dans le 13e), raffineries sucrières (Lebaudy dans le 19e, Say dans le 13e), usines métallurgiques, chimiques, et même brasseries. Sans oublier les abattoirs géants (Vaugirard et La Villette), les entrepôts de grands magasins ou de messagerie, les ateliers d’entretien ferroviaire, les minoteries, les chais, ou bien encore les très nombreux ateliers de petite industrie et d’artisanat (mécanique, miroiterie, peinture, maroquinerie, bijouterie, etc.) qui se sont multipliés dans certains quartiers, notamment des 11e et 12e arrondissements. Dans le même temps était créé – au cœur de la capitale ! – le plus grand marché alimentaire de France réparti dans les 12 pavillons Baltard : les légendaires Halles, si souvent dépeintes par les artistes et les romanciers.
À la même époque, le baron Haussmann, préfet de la Seine, initiait un grand programme de rénovation urbaine qui aboutissait à la création de... 175 km de voirie nouvelle, principalement tracée sur des espaces libres – notamment dans l’ouest de la capitale – mais également au détriment de nombreuses constructions anciennes sacrifiées à la modernité du temps. Une voirie haussmannienne en l’occurrence constituée de larges avenues et de rues bordées d’immeubles de rapport appelés à être occupés « bourgeoisement » par les Parisiens aisés fuyant les nuisances du centre-ville, le délabrement des vieux hôtels particuliers – désormais lotis en appartements –, et la vétusté des immeubles des 17e et 18e siècles abandonnés aux classes moyennes et populaires.
L’émergence des « bobos »
La géographie de Paris n’a guère changé durant l’entre deux-guerres, sinon à la périphérie avec la construction d’habitations à loyer bon marché le long des boulevards des maréchaux. De fait, il a fallu attendre les années 60 et 70 pour voir se fermer une à une les usines et les raffineries, de même que les abattoirs de la capitale et de très nombreux ateliers bruyants, malodorants et polluants. Sur les espaces ainsi libérés se sont construits de nouveaux habitats principalement constitués de tours desservies par des centres commerciaux « modernes » (Beaugrenelle dans le 15e, Italie XIII dans le 13e, Orgues de Flandre et Place des Fêtes dans le 19e, pour ne citer que ces programmes immobiliers).
Rien d’aussi spectaculaire en termes d’habitat dans les quartiers historiques du centre de Paris. Là, ce sont le commerce et la culture qui ont triomphé sous la forme de deux réalisations spectaculaires : le Forum des Halles, construit à l’emplacement des anciens marchés transférés à Rungis, et le Centre Pompidou pour l’édification duquel de très nombreux immeubles vétustes et réputés insalubres ont été rasés, au grand dam des amoureux du vieux Paris qui plaidaient pour une réhabilitation de ces quartiers, à l’image de ce qui a été progressivement réalisé dans le 5e arrondissement et le Marais.
Vétusté et insalubrité, voilà les maîtres-mots qui, dans le contexte d’hygiénisme qui s’est progressivement imposé après la guerre, ont conduit à la réhabilitation de tant d’immeubles anciens de la capitale dont le charme – remis en valeur par les effets de la loi Malraux de 1962 – s’est peu à peu imposé dans les classes moyennes supérieures disposant d’un bon pouvoir d’achat et lassées de la froide austérité des quartiers chics de l’ouest parisien. Est en outre venu le temps des lofts dans les ateliers désertés, et celui de la reconquête par ces nouveaux « bourgeois-bohême » – les fameux « bobos » –, amateurs de bars branchés, de restaurants conviviaux et de lieux festifs, des quartiers abandonnés naguère par leurs aînés aux classes populaires. Dans le même temps, de nombreux acquéreurs étrangers sont venus investir dans le centre de Paris, et notamment dans le Marais où l’on a vu s’ouvrir des agences immobilières étrangères.
Encore fallait-il doter ces immeubles vétustes du confort moderne dont la plupart étaient dépourvus (on trouvait encore dans les années 60 des milliers de logements sans salle d’eau avec toilettes sur le palier). Cela s’est fait progressivement au fil des décennies d’après-guerre, ici sous le contrôle de la Mairie de Paris pour le parc social via des régies immobilières comme la RIVP et la SAGI, là sous la houlette d’investisseurs privés mais aussi de sociétés d’économie mixtes comme la SIEMP, chargée tout à la fois de livrer des logements sociaux et d’autres en accession à la propriété, souvent intégrés dans un même programme d’immeubles neufs ou réhabilités destinés notamment aux baby-boomers en âge de s’installer.
On imagine aisément les sommes considérables qu’ont nécessitées ces investissements tant publics que privés dans un contexte d’explosion de la demande et de hausse continue du coût des matériaux de construction et du foncier. Dès lors, les prix de l’immobilier n’ont cessé de croître, que ce soit dans le secteur accessible à la propriété ou dans celui du parc locatif géré par les bailleurs sociaux de la ville de Paris, les investisseurs privés étant en quête de marges lucratives, et les bailleurs sociaux dans l’obligation d’équilibrer leurs comptes. La conséquence de cette rénovation urbaine à grande échelle est allée de soi : plus le nombre d’immeubles réhabilités a augmenté, plus le nombre des locataires protégés par la loi de 1948 a diminué, le coup de grâce ayant été porté par la loi ENL de 2006 qui a mis définitivement fin à la transmission aux héritiers des logements bénéficiaires de cette loi en termes de blocage des loyers. Actuellement, seuls 300 000 logements pour la France entière – le plus souvent sous-équipés – sont encore soumis aux dispositions protectrices de la loi de 1948, dont une minorité dans Paris.
+ 49 % de logements sociaux depuis la défaite de la droite
Dans un article du 5 janvier 2018, le site Se Loger nous indiquait, en se basant sur une étude réalisée par Locservice, qu’en termes de loyer (charges comprises) dans le parc locatif privé de Paris, il fallait débourser 1 054 euros pour une surface moyenne de 31 m², soit un coût moyen au m² de 34,00 euros. On comprend aisément, à la lecture de ces données, pourquoi les classes populaires continuent de fuir la capitale pour migrer vers la « petite couronne » où le prix moyen s’élève à 23,47 euros (pour une surface moyenne de 38 m²), voire vers la « grande couronne » où le prix moyen culmine à 17,69 euros (pour une surface moyenne de 45 m²).
Et cela malgré les quelque 230 285 logements sociaux (donnée ADIL 75 au 1er janvier 2016) de la capitale dont les loyers sont inférieurs de moitié à ceux du parc privé. L’offre des bailleurs sociaux parisiens reste en effet inférieure à la demande. Une situation qui contraint chaque année au départ vers la banlieue de nombreuses personnes issues des classes populaires dont les revenus sont malheureusement insuffisants pour acquitter le coût très élevé d’un loyer dans le parc privé, tout particulièrement après l'abandon de l'encadrement desdits loyers, annulé par le Tribunal administratif de Paris en novembre 2017 pour cause d'inégalité de traitement avec les autres communes de l'agglomération.
Un constat qui nous ramène à la question initiale : Bertrand Delanoë et Anne Hidalgo ont-ils mis en œuvre une politique visant à « chasser les classes populaires parisiennes vers les communes de banlieue » ? La réponse est objectivement « non ». Depuis que les socialistes ont pris les commandes de la ville de Paris en 2001, le parc des logements sociaux a augmenté de 49 %, nous dit l’ADIL 75. Soit une progression de 75 971 unités qui a porté le taux locatif social des résidences principales de la capitale à 19,9 % contre 13,4 % à la fin de l’ère RPR. Certes, le taux actuel reste inférieur aux 25 % requis par la loi Duflot de 2013 – contre 20 % auparavant –, mais le nouveau taux n’est désormais exigible qu’en 2025, le temps pour la ville de Paris de se mettre à niveau malgré les blocages des élus locaux dans les arrondissements tenus par la droite.
Bertrand Delanoë et Anne Hidalgo pouvaient-ils faire plus pour empêcher l’inexorable progression de la gentrification, si bien illustrée par la géographe Anne Clerval dans le graphique qui accompagne cet article ? Sans aucun doute, mais encore eût-il fallu que les volontés politiques municipales concomitantes de la régression progressive des industries et de l’arrivée d’une population plus éduquée, plus diplômée, plus intellectualisée, aient freiné plus tôt le processus de « tertiarisation » de la ville. La droite au pouvoir s’y est un temps attelée de manière plus ou moins pertinente avant, sous Jacques Chirac puis Jean Tiberi, de privilégier résolument l’embellissement de la ville au sort des classes populaires. C’est de cette situation, et de l’opacité de gestion du parc social, qu’ont hérité les deux maires socialistes. Eu égard à l’action menée par rapport à leurs prédécesseurs, ils ne méritent pas, loin s’en faut, d’être voués aux gémonies pour leur politique de logement. Même si, à l’image d’un professeur qui se désole des résultats d’un élève doué mais désinvolte, l’on pourrait écrire à propos de la maire actuelle de la capitale « Peut mieux faire ! »
Loin d’être emblématique de la capitale française, le phénomène de gentrification est observable dans quasiment toutes les grandes villes de France et d’Europe, et cela quelle que soit la couleur politique des élus qui les dirigent. Dans le cas de notre pays, il suffit pour s’en convaincre d’établir une comparaison « avant et après réhabilitation » de l’état des lieux et de la sociologie de la population de quartiers de province comme les Chartrons à Bordeaux, Wazemmes à Lille, la Croix-Rousse à Lyon, le Panier à Marseille, Krutenau à Strasbourg ou bien encore Saint-Cyprien à Toulouse : tous ces anciens quartiers populaires sont désormais devenus, ou en voie de devenir, des fiefs de « bobos » !
* De nombreux quartiers parisiens de la périphérie sont d’anciennes communes ou parties de communes qui ont été rattachées à cette époque à la capitale.
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