Jill
On a rencontré Jill il y a un peu plus de trois ans maintenant. Si vous voulez la voir, vous la trouverez dans les brocantes de la région. Son apparence a tout de suite attiré notre attention. La soixantaine bien sonnée, de longs cheveux gris et ondulés qui lui tombent librement sur les épaules et dans le dos, le cou et les doigts couverts de bijoux indiens. Ce sont ses bijoux qui ont tout d'abord attiré mon attention, car j'en porte aussi pas mal, du même style. Peut-être porte-t-elle également des bagues de pieds, mais je n'ai jamais regardé ses pieds en été. Nous-mêmes, nous fréquentons souvent les brocantes, les vides greniers et tous les endroits où nous pouvons assouvir notre passion commune des vieux objets, et comme on la voyait régulièrement, on a fini par faire connaissance.
Jill est le type de personne que j'adore. Simple, naturelle, vraie, sincère et authentique. Elle est toujours de bonne humeur et rigole tout le temps. Je suis toujours heureuse de la voir et d'échanger avec elle.
Comme je m'en doutais, ne serait-ce que du fait de son apparence physique, Jill a été hippie dans les années soixante. Une vraie, une authentique ! Avec les jupes longues, les tuniques amples et les cheveux remplis de fleurs. Elle n'a pas eu une vie toujours facile car, contrairement à ce que l'on croit de nos jours, les hippies étaient mal acceptés à cette époque par le reste de la société. Que ce soit en Angleterre, en France, aux Etats Unis, ou ailleurs, il y avait des gens qui ne pouvaient vraiment pas les supporter. Mais Jill ne s'en plaint pas. Elle évoque juste parfois quelques anecdotes personnelles sur la façon dont certaines personnes la considéraient. Cependant, si elle n'a pas eu une vie facile, elle a eu une vie intéressante (et continue d'avoir une vie intéressante).
Jill a fait pratiquement le tour du monde en autostop, dans sa jeunesse, oui, en autostop, se rendant dans beaucoup de pays différents, rencontrant beaucoup de gens différents, à une époque qui me fera toujours rêver, où il suffisait de se coller un sac sur le dos, et de dire "ciao". Il y a encore aujourd'hui quelques irréductibles sur cette Terre qui voyagent de cette façon. Ils arrivent, comme à cette époque, dans les pays qu'ils visitent, sans même savoir où ils vont dormir, sans savoir ce qu'ils vont manger. Il sont libres, même si je pense qu'on est moins libre dans sa tête qu'il y a quarante ou cinquante ans. C'est également ainsi que je suis partie à Londres avec trois copines au tout début des années 80. Sac à dos, et ciao. Sans savoir où on allait dormir à l'arrivée, sans savoir où on allait manger (ni même si on allait manger). On a bien sûr rencontré tout ce que Londres comptait de hippies à l'époque (la période hippie n'était pas terminée en Europe, je ne sais pas si elle l'était déjà aux USA) et, sans être de véritables hippies nous mêmes, on a traîné tout notre séjour avec eux, jouant de la guitare et chantant dans les rues et dans les parcs, les poches vides mais l'esprit heureux. On avait d'ailleurs tellement pas de fric qu'un jour, sur les conseils de nos nouveaux amis qui nous ont d'ailleurs accompagné, on a tous atterri dans un temple de la secte Krishna (non mais franchement, les trucs dingues qu'on peut faire quand on est ado !!) où les adeptes ont eu pitié de nous, pauvres jeunes affamés, et nous ont offert des sortes de boulettes de farine remplies de raisins secs. On était tellement hilares après les avoir mangées qu'on s'est même demandé ce qu'ils avaient mis dedans. Je me suis rarement sentie aussi libre dans ma vie que lors de ce séjour Londonien. Pourtant, Londres, ce n'était pas bien loin, mais pour nous, jeunes ados de seize ans vivant encore bien confortablement chez nos familles, c'était déjà l'aventure.
Jill a donc beaucoup voyagé. Elle s'est notamment rendu sept fois en Inde, un pays qui la passionne. Je me demande bien si elle a rencontré les Beatles, en Inde, dans les années soixante. Ca serait quand même une drôle de coïncidence, mais il fallait bien que des gens les y rencontrent, en Inde. Ils ne devaient pas être si inaccessibles que ça. Si c'est le cas, elle ne s'en est jamais vantée. Jill n'est pas le genre "groupie", à vénérer les pop stars. Elle est de ces gens qui considèrent que nous sommes tous égaux sur cette Terre, et qu'il n'y a pas de hiérarchie entre les êtres humains.
Je ne sais pas quelles aventures elle a vécues lors de ses voyages lointains. La seule chose qu'elle nous a jusqu'à présent racontée, c'est qu'elle s'est une fois rendue en Inde après l'annonce de la très grave maladie d'un de ses petits enfants. Alors qu'à l'époque, elle n'avait pas spécialement de sentiment religieux, elle était si bouleversée qu'elle est allée prier dans tous les temples hindous et les mosquées qu'elle a pu trouver, et lorsqu'elle est revenue, l'enfant était guéri. Elle avoue n'avoir pas de preuve que c'est cela qui a marché, mais qu'elle souhaite y croire. Je lui ai répondu qu'elle n'avait pas non plus de preuve que cela n'avait pas marché.
A bientôt soixante dix ans (c'est son anniversaire dans quelques semaines), Jill a atteint depuis quelques années l'âge de la retraite, mais elle continue de bosser, vendant des bijoux et des objets antiques dans les brocantes, les vide greniers et sur internet. C'est pour ça qu'on la croise aussi parfois à la poste, lorsqu'elle envoie un paquet à un de ses clients. Il m'arrive de me connecter sur son compte pour voir ce qu'elle a de sympa à proposer. En plus des bijoux et des antiquités, elle vend également des perles et de jolies pierres : améthystes, turquoises...
J'ai entendu dire que les pierres et les minéraux avaient des propriétés. Je ne sais pas si c'est vrai et si c'est scientifiquement vérifié, mais même si c'est faux, ou pas tout à fait vrai, en tout cas les pierres et les minéraux, c'est décoratif et joli à regarder.
Pourtant, Jill a décidé de prendre sa retraite un de ces jours, dans pas longtemps, bientôt... Quand elle en parle, on sent qu'elle a hâte de mettre ce projet à exécution. Elle attend peut-être encore un peu que le déclic définitif se fasse, je ne sais pas. Mais, bien sûr, ce ne sera pas une retraite conventionnelle. Jill a décidé de vendre sa maison, son véhicule 4/4 dans lequel elle entasse toute sa brocante, bref, elle a décidé de vendre tout ce qu'elle a, et elle va repartir, seule, sur les routes du monde. Elle a déjà fait la liste de tous les pays qu'elle n'a pas encore visités. Si l'on ne sait pas exactement quand elle le fera, ce que l'on sait, par contre, c'est qu'elle le fera. Et que le jour où elle partira, on ne la reverra pas. Elle n'est pas le genre de personne à parler de quelque chose et l'envoyer ensuite aux oubliettes. Et comme on pouvait s'en douter, elle est confrontée à l'incompréhension de nombre de personnes, qui s'inquiètent pour elle et lui disent : "mais où tu vas vivre, si tu vends ta maison ?" Question à laquelle elle répond très tranquillement qu'elle vivra dans les pays qu'elle visitera.
Pour l'instant, Jill a juste le projet de se rendre dans quelques mois à San Francisco. Pour le mariage de l'une de ses filles. Pour le mariage de l'une de ses filles avec sa copine, nous dit-elle très simplement. Elle est vraiment cool, Jill. J'imagine la tête d'enterrement que doivent faire tellement de parents lorsqu'ils apprennent que leur enfant est homo ! Il y a des jeunes qui se font chasser de chez eux et finissent à la rue, comme des clochards, pour cette raison. Jill, elle, a une fille lesbienne, et cela ne lui pose absolument aucun problème. Elle nous a annoncé le mariage de sa fille avec une autre femme d'une façon tellement naturelle que j'ai brusquement pris conscience du fait que la haine n'est pas une fatalité sur cette Terre. On pourrait très bien, si on le souhaitait, et on devrait, vivre dans un monde où la haine nous est totalement inconnue. Quelque chose de totalement extraterrestre. La haine, le rejet, l'intolérance, le racisme... c'est vraiment cela qui détruit le monde à petit feu, qui le rend plus laid qu'il ne devrait être.
Si seulement les gens haineux pouvaient comprendre que lorsqu'ils haïssent les autres, c'est en fait eux-mêmes qu'il détruisent, ils se détruisent intérieurement parce qu'ils éteignent à tout jamais la petite flamme d'amour qu'ils avaient reçue (du ciel ? d'ailleurs ?) comme cadeau de bienvenue à leur naissance, et qui brûlait en eux, et en chacun de nous. Il tuent ce qu'il y a de beau et de merveilleux en l'être humain, et ne laissent plus de place qu'à la laideur. On rencontre malheureusement beaucoup de gens haineux. Peut être sont-ils devenu haineux parce qu'ils n'ont eux-mêmes par reçu d'amour, ou qu'ils ont, pour une raison ou une autre, été rejetés, par leurs proches, par la société. Pourtant, ce n'est pas une fatalité. C'est même en fait un choix que l'on fait. J'ai connu des gens dont je savais qu'ils n'avaient pas reçu d'amour, et qui n'étaient pas pour autant devenus haineux ou aigris. Jill aussi a parfois été rejetée, du fait de son choix, dans les années soixante, de vivre sa vie en marge de la société. Et pourtant, cette femme déborde d'amour, de bonté et de compassion.
La vie nous fait parfois rencontrer des gens vraiment admirables. Admirables de simplicité, de sincérité, de chaleur humaine et d'ouverture d'esprit. Ce sont ces gens là qui nous enrichissent et nous inspirent.
Ce "monde meilleur" que tant de gens cherchent désespérément, mais sans jamais le trouver, il est pourtant là, devant nos yeux. Il ne le trouvent pas parce qu'ils ne le cherchent pas au bon endroit. Ils le cherchent dans des projets utopiques, parfois jusqu'à l'extrême, de réorganisation de la société, alors qu'il est en nous, à l'intérieur de nous, et qu'il nous suffit de le laisser s'exprimer. Ce n'est pas le monde extérieur que nous devons changer, c'est nous-mêmes que nous devons, intérieurement, transformer.