La grande illusion du discours maçonnique
Le récent plaidoyer promaçonnique du porte-parole de la GLTMF serait-il de l’enfumage ?
Dans un récent article de Causeur, Jérôme Touzalin, dramaturge, initié et responsable de la communication de la Grande Loge Traditionnelle et Moderne de France réagit à l’article plutôt critique d’Esperanza Galouzeau paru quelques jours auparavant dans le même magazine. Il nous livre un plaidoyer pro domo qui se voudrait édifiant quant aux « vertus » de la franc-maçonnerie mais qui l’est surtout concernant ses stratégies rhétoriques et la manière qu’elle a de faire prendre des vessies pour des lanternes à l’honnête homme. A première vue, en effet, le discours apparaît plein de bons sentiments et on pourrait facilement croire qu’il y a là quelque chose d’aussi moral et anodin que le serait une organisation de scoutisme pour politiciens.
Toutefois, avec un minimum d’attention à ce qui est dit et au moins autant à ce qui ne l’est pas, le citoyen lambda — dont je suis — peut, même sans connaissance particulière, déjouer les visées séductrices de l’auteur et comprendre qu’il fait face à ce qui constitue probablement une entourloupe grand format. Rappelons que le principe de l’illusion chez les prestidigitateurs et autres magiciens consiste à constamment diriger le regard du spectateur vers un point donné afin que l’essentiel échappe à son attention. On peut supposer que Jérôme Touzalin a compris cette mécanique attentionnelle, lui qui, par ailleurs, a fait du mensonge un de ses thèmes de prédilection avec, notamment, la pièce Mentir, y’a qu’ça d’vrai.
Le fait est que confronté à une critique de la franc-maçonnerie qui met en avant la frustration qu’engendre la « multitude des idées qu’on s’en fait » — ces dernières se distribuant principalement autour de trois axes dont les deux premiers, le réseautage et le politico-social sont difficilement compatibles avec le troisième, la spiritualité — le franc-maçon Jérôme Touzalin n’apparaît pas franc... du collier.
S’écartant d’emblée de ce problème de compatibilité comme de la question connexe de l’absence d’éthique soulevée en conclusion par Esperanza Galouzeau lorsqu’elle pointait « un relativisme érigé en dogme suprême par le refus d’admettre la loi naturelle et toute autorité́ supérieure à la conscience individuelle », Touzalin vient, mine de rien, nous raconter que :
- La franc-maçonnerie n’est pas une religion.
On voudrait bien le croire mais comment nier qu’elle en a les caractéristiques essentielles ? On y retrouve en effet un « rapport de l'homme à l'ordre du divin ou d'une réalité supérieure, tendant à se concrétiser sous la forme de systèmes de dogmes ou de croyances, de pratiques rituelles et morales. [1] » Touzalin affirme ainsi « la croyance en un Grand Architecte de l’Univers, entité suprême, force spirituelle dominante » avec laquelle il déclare entretenir « une relation particulière » au travers de rituels. Il a beau insister, quitte à forcer le trait, sur les différences entre la religion catholique et la franc-maçonnerie, la démarche est vaine car une religion, aussi distincte qu’elle soit d’une autre, n’en reste pas moins une religion. Enfin, est-il besoin de rappeler que la laïcité, rejeton des loges maçonniques, constitue une véritable religion républicaine comme l’a très clairement souligné le ministre Vincent Peillon ? - La franc-maçonnerie est à la base d’une morale universelle, capable de se débarrasser de dogmes autoritaires.
Le problème est que s’il y a une morale maçonnique universelle, on voit mal comment elle échappera au dogmatisme contre lequel la franc-maçonnerie prétend lutter en prononçant que « nous sommes [seulement] responsables devant nous-mêmes, devant notre propre conscience, devant notre miroir. » La morale laïque, à vocation universelle, n’a-t-elle pas pris à l’occasion des allures dogmatiques concernant par exemple le port du voile, l’installation de crèches de Noël dans des bâtiments publics ou la publicité relevant de la sphère chrétienne dans le métro ? Touzalin fait ici penser à Pasqua et à sa fameuse saillie « les promesses n’engagent que ceux qui y croient. » - Nous avons besoin de nous sentir élevés dans une transcendance... [en]...ne nous soumettant à aucune injonction divine extérieure venue d’entre les nuages... Notre sacré inspire à l’élévation et non à la soumission.
La posture est ici affirmée comme celle de « l’homme debout » qui entend s’élever de lui-même et qui construit donc une auto-transcendance, celle de l’Homme-Dieu, chère au maçon Ferry, ambition prométhéenne que le serpent avait su flatter chez Eve avec son « vous serez comme des dieux ! » Qui ne voit apparaître ici la position de rivale, — de double mimétique dirait René Girard — que tient la franc-maçonnerie vis-à-vis de l’Eglise catholique, exactement comme l’ange de lumière s’est fait le rival de Dieu à force de se vouloir son égal ? Tout dans la franc-maçonnerie colle avec ce syndrome Canada Dry ® ou copycat vis-à-vis de l’Eglise, jusqu’à l’appel à l’amour du prochain, à la fraternité, à l’unité et donc à l’universalité, c’est-à-dire, en définitive, au rassemblement de tous les hommes sous une transcendance qui, rivale revendiquée du Dieu de la Bible, apparaît mensongère, satanique, antéchristique. - Nous sommes un espace rassurant d’échange entre les hommes, où l’on prend le temps de se parler, de s’écouter, de faire dialoguer les cultures entre elles, où l’on ne considère pas l’autre comme une menace, mais comme une richesse supplémentaire.
L’esprit d’ouverture et de tolérance avec lequel Touzalin s’efforce de clore son plaidoyer est malheureusement si peu d’actualité que même le Pape a pensé devoir, non sans humour, inviter la France à davantage de laïcité au sens de ce qui est supposée être sa première caractéristique, le respect de toutes les croyances, tant il est manifeste que la guerre au catholicisme et à l’islam reste d’actualité.
Résumons-nous : Touzalin a juste fait semblant de répondre à l’article d’Esperanza Galouzeau. Ignorant délibérément les critiques de cette dernière, il s’est contenté de nous livrer sa vision de ce qu’est la franc-maçonnerie en précisant accessoirement ce qu’elle n’est pas. Bien qu’autorisé et représentatif, son propos, nous venons de le voir, est systématiquement fallacieux. Cela n’est probablement pas une nouveauté car on peut penser qu’il relève d’une tradition maçonnique consistant avant tout à mettre de la poudre aux yeux, à faire dans l’enfumage délicat du bon peuple afin de détourner son regard des zones d’ombres d’où surgissent les questions qui fâchent. Et sous ce rapport, Touzalin a plutôt bien réussi. Car à méditer sur le sacré, on en oublie de s’interroger sur l’étendue du pouvoir maçonnique comme sur ses fins dernières.
Mais pour qui ne s’est pas laissé hypnotiser et qui regarde bien en face l’idée constamment rappelée que la franc-maçonnerie est un Etat dans l’Etat — en raison de l’emprise exercée sur les politiciens et les corps constitués, notamment la justice, sans même parler de la presse — la question n’est plus de prouver qu’il s’agit d’une réalité mais plutôt de savoir 1) si un tel pouvoir est acceptable au sein de la République et surtout 2) quelles sont les visées ultimes de l’organisation maçonnique ou, plus exactement, de la conspiration maçonnique ?
Rappelons qu’au sens étymologique, les con-spirateurs sont ceux qui pour rester dans le secret, se parlent de si près qu’ils « respirent ensemble. » Or, c’est très exactement ce que font les francs-maçons qui, dans le secret des loges et des salons du pouvoir, décident de transformations sociales qui, pour lentes, progressives et finalement discrètes qu’elles soient, n’en tracent pas moins une évolution irrésistible conforme à l’idée qu’on peut se faire d’une machination. Qui n’a eu ouï-dire d’un complot visant l’affaiblissement des nations et des religions afin d’instaurer un Nouvel Ordre Mondial supposément porteur de paix grâce à un gouvernement mondial et une religion mondiale ? La franc-maçonnerie pourrait assurément revendiquer un tel complot car, au moins sur le papier, l’idée paraît belle tant on nous a appris à voir les nationalismes et les religions comme des fauteurs de guerre [2]. Mais pour le moment, elle ne l’a pas fait explicitement et si nous ne pouvons tenir la chose pour acquise, à tout le moins il ne serait pas déraisonnable de rester attentif à ce qui est susceptible de la corroborer. Loin qu’il soit malin de rejeter a priori les « théories du complot » parce qu’elles seraient des théories du complot, l’intelligence consiste à prendre en compte tous les éléments dont nous disposons pour vérifier s’ils peuvent trouver leur place dans la vision proposée ou si, au contraire, ils sont discordants.
Sous ce rapport, il semble que conclure, comme le fait Jérôme Touzalin, qu’on deviendrait franc-maçon pour « participer à la grande cérémonie de la pensée » relève d’un tel degré d’enfumage qu’on se dit qu’il a forcément quelque chose à cacher.
La pensée, en effet, est sans cérémonie, elle est libre, elle fuse dans toutes les directions quand bon lui semble et si, comme y insiste Krishnamurti, elle est prompte à s’inscrire dans les rails de l’habitude, c’est à cause de la peur et du besoin de sécurité qui nous rend mécanique. Le cérémoniel, loin de participer du processus de la pensée est justement ce qui la fixe et permet ainsi de canaliser les énergies. Le cérémoniel ne sert pas la pensée, mais l’intention, le but, le projet ; au mieux, il se sert de la pensée, ou plutôt de ses fruits.[3] Mais pour ma part, je n’ai pas connaissance d’une pensée maçonnique qui soit parvenue au firmament du savoir ou qui, plus prosaïquement, ait été digne d’être enseignée hors du cercle discret des loges. Bref, Touzalin nous mène en bateau dans les grandes largeurs et ce simple fait est en soit une incitation à garder la puce à l’oreille.
[1] Définition du CNRTL qui me semble préférable à celle du Larousse (« ensemble déterminé de croyances et de dogmes définissant le rapport de l'homme avec le sacré ») qui a le défaut d’omettre les rites, tellement importants dans la franc-maçonnerie.
[2] Ignorants ou oublieux que nous sommes du fait que les guerres se décident dans des salons feutrés entre des banquiers, leurs politichiens et quelques conseillers des princes — et donc, forcément, avec un certain nombre de francs-maçons. Le reste n’est qu’affaire de propagande, les nationalismes et les religions étant seulement le prétexte.
[3] Cérémonie et pensée s’accordent si mal qu’avant celle de Touzalin, l’unique instance de « cérémonie de la pensée » que l’on trouve sur le net apparaît sous la plume de la musicologue Angèle Leroy qui l’attribue elle-même à Thomas Mann. Ce dernier aurait évoqué une « impressionnante cérémonie de la pensée et du souvenir » en référence à une musique funèbre. Dans un tel contexte l’expression acquiert un sens légitime qui est celui du recueillement et/ou de l’attention portée à un être disparu. Il va de soi qu’il n’y a là aucun processus de pensée, aucune réflexion, aucune recherche, seulement une re-présentation mentale de disparus ou d’êtres manquants qui n’a d’autre fonction que de susciter l’émotion, exactement comme nous écrivons « affectueuses pensées » sur nos cartes postales. Autant dire qu’il n’y a rien là qui permette de sauver l’expression plaquée, affreusement creuse et donc suspecte de Touzalin.