« Le crash du Concorde était évitable... »
Il y a 19 ans, le Concorde tombait sur Gonesse. Or le défaut technologique des pneus qui fut fatal à la fierté d'Air France avait été corrigé sur un type d’avion similaire à ailes delta, certes plus petit : le Mirage 3. Un défaut fatal qui ne fut pas corrigé. Alors que tout le monde savait.
Les pneus : le point faible du Concorde
Le 23 juillet 2000, le vol AF 4590 s’écrase juste après le décollage causant la mort de 113 personnes. J'ai spontannément dit « ce doit être à cause des pneus ».
Quelques années plus tôt, en 1981, pilote d'essais, j'ai, en effet, été appelé à voler sur un Mirage III équipé de pneus de nouvelle technologie. Plusieurs fois testée en conditions réelles, la résistance de ces pneus est toujours à l’étude. En effet, les équipes d’ingénieurs qui travaillent sur le projet ne parviennent pas à corriger le grave problème d’éclatement des pneus lors de la phase de décollage.
Ce problème a d’ailleurs conduit l’armée de l’Air à n’autoriser les vols dans cette configuration qu’avec les pilotes les plus expérimentés et avec des contraintes lors de la « rotation » à la limite de l’acceptable. Il fallait de mémoire « lever » le nez de l’avion à la vitesse maximale d’un degré par seconde. Soit environ 10 secondes entre le début et la fin de la manœuvre.
Du Mirage au Concorde, la persistance des mêmes contraintes
Bien qu’ils aient été conçus pour des applications différentes, le Mirage et le Concorde sont des avions de même génération conçus pour le vol supersonique et dotés d’ailes de types « Delta » - même si pour le Concorde on parlait d’aile de type, « gothique » car, disait-on, le profil évolutif de son bord d’attaque faisait penser aux ogives des églises éponymes - optimisée pour le vol.
Or, à cette époque, les ailes de type delta optimisées pour le vol supersonique souffrent d’un grave handicap : elle ne génère qu’une portance relativement faible à basse vitesse. Ceci implique pour décoller de rouler à une vitesse supérieure à celle des avions aux ailes dites classiques ; le surplus de vitesse nécessaire pouvant dépasser les 150 Km/h ce qui est énorme au niveau des contraintes que subissent les pneumatiques.
Par ailleurs, le Concorde et les MIII ou MIV n’ont pas de plan fixe horizontal à l’arrière du fuselage et ceci est une différence de taille lorsque l’on étudie en détail les phases du décollage. En effet, pour tout avion, le décollage consiste, lorsque la vitesse voulue est atteinte, à lever le nez pour qu’il prenne l’incidence désirée qui créera la portance suffisante pour quitter le sol et décoller. Pour ce faire, on a impérativement besoin d’une force qui fasse lever le nez de l’avion. Cette force est une force aérodynamique créée par la gouverne de profondeur qui appuie du haut vers le bas à l’arrière de l’avion et permet de lever le nez par une rotation autour du train d’atterrissage.
Sur les avions à aile de type « delta », la force aérodynamique nécessaire à la levée du nez ne peut venir que des « élevons » situés au bord de fuite de l’aile. Et, du fait de la géométrie du fuselage, ces élevons ne sont pas très éloignés du train d’atterrissage. Ceci induit un bras de levier court. Et il faut une force plus grande que pour un avion à l’aile classique dotée d’un plan horizontal mobile loin à l’arrière de l’avion. Les pneus de l’avion sont donc, à ce moment, fortement sollicités à l’écrasement à la fois par le poids de l’avion et le poids apparent additionnel ajouté par cette force aérodynamique qui appuie sur l’arrière de l’avion pour faire en sorte que le nez se lève.
Le jour du crash, la vitesse de roulage au sol nécessaire au Concorde pour entamer la rotation était de 389 Km/h, ce qui faisait que le pneu se déformaient sous l’effet de la force centrifuge et son rayon s’agrandissait de l’ordre de 15% - d’où des contraintes terribles au niveau de sa structure et sa grande vulnérabilité à l’éclatement dans cette phase transitoire. En résumé, sur un avion à aile delta, lorsqu’il fait chaud sur la piste et que la charge de cet avion est maximale, les contraintes mécaniques imposées aux pneus au moment du décollage sont extrêmement importantes et induisent un accroissement certain du risque d’éclatement.
Les risques associés à l’éclatement d’un pneu au moment du décollage
A cette époque, ces pneus étaient d’une technologie simple appelée Bias ou multi-couches. Une couche de gomme alternant avec un treillis métallique, le tout avec parfois plus de 15 couches d’où une densité et une masse totale du pneu extrêmement élevée. Or, compte tenu de leur vitesse élevée de rotation au décollage et de leur masse (résultant du procédé de fabrication), les morceaux d’un tel pneu en cas d’éclatement ou de déchappage pouvaient avoir une énergie cinétique proche de celle de l’éclat d’une bombe qui explose...
Pour les Mirage, comme pour le Concorde, ce « détail » était d’une importance crucial en raison des armes qui pouvaient être embarqués et surtout des réservoirs de kérosène. Ces éclats pouvant peser plusieurs kilogrammes entraînaient des coupures de tuyauteries hydrauliques, de circuits électriques et des impacts sévères au niveau de la structure du fuselage et des moteurs ainsi que les risques liés à un atterrissage avec un train d’atterrissage non intègre.
Sur Mirage, un avion similaire, la consigne dans ce cas était bien sûr de ne pas rentrer le train et d’alléger au maximum l’avion en vidangeant le carburant avant de revenir se poser avec précaution en présence de secours au sol (pompiers et grues prêts à intervenir). L’armée de l’Air ne pouvait tolérer ce handicap à la fois en ce qui concerne sa capacité à remplir en particulier la mission nucléaire tactique avec le Mirage IIIE, ainsi que pour la sécurité des vols. Sur proposition des services techniques, il fut donc décidé d’essayer la technologie dite « radiale » proposée par la société de pneumatiques bien connue « Michelin ».
Cette technologie, vous la connaissez, car elle équipe votre voiture depuis les années 1950. En tant que pilote d’essais au centre d’essais en vol (CEV), j'ai eu la chance de participer à sa mise au point et ainsi d’être particulièrement bien « briéfé » sur les raisons conduisant au choix de cette technologie.
Ces pneus, beaucoup plus souples, légers et résistants à l’éclatement que ceux de la technologie existante dite « Bias » étaient le bon choix et résolurent immédiatement le problème de l’armée de l’Air. En cas improbable d’éclatement, les morceaux projetés étaient bien plus petits, légers et avaient une trajectoire plus horizontale que verticale... Donc la probabilité d’un impact diminuait drastiquement et, si tant est qu’il y en avait un, ses effets devenaient sans conséquence.
Très vite, au début des années 1980, les avions à aile delta, puis le Mirage 2000 et enfin la totalité des avions de l’armée française furent équipés de ces nouveaux pneus et les éclatements au décollage ne furent plus qu’un mauvais souvenir.
Même l’US Air Force adopta très rapidement cette même technologie d’abord sur ses avions F15 puis sur toute sa flotte.
Un traitement du problème remis à plus tard
Le jour du crash, l’avion était en légère surcharge (de 1,5 t) et décollait avec un léger vent arrière (8 kts.) ; toutes les conditions réunies pour que la vitesse de décollage donc de roulage au sol soit à son maximum. La commission d’enquête post-accident a comptabilisé plus de 57 cas d’éclatement de pneus du Concorde pour Air France et 27 pour British Airways qui, douze fois, ont généré des endommagements moteurs dus à l’ingestion de morceaux de pneus et à six reprises ont
occasionné des dégâts structuraux aux réservoirs. Six fois également des éclatement de pneus ont conduit à une perte de poussée moteur au décollage. Le 14 Juin 1979, par exemple, le vol Washington-Paris dut se poser d’urgence car trois
réservoirs avaient été perforés par la projection de débris de pneus. Bilan : un moteur endommagé et près de 9 tonnes de carburant échappées. A Londres, en 1993, deux éclatements de pneus ont également entraîné des perforations des réservoirs de carburant.
Nous retrouvons bien là tous les symptômes de l’accident par ailleurs remarquablement analysé par le BEA (Bureau Enquêtes et Analyses pour la sécurité de l’Aviation Civile ). A différentes occasions, le grave point de faiblesse de ce magnifique avion fut abordé... Mais chaque fois, par manque de recul dans l’analyse, son traitement fut remis à plus tard. Trop tard.
Nous parlons ici de manque de recul car ce qui inquiétait à l’époque c’était surtout la vulnérabilité des réservoirs structuraux à l’impact des morceaux de pneus. Si absurde que cela puisse paraître, on avait moins pensé au caractère létal des éclats de pneus qu’à la vulnérabilité des réservoirs ou des moteurs. Pourtant, à l’évidence, sans éclats, la protection des réservoirs de carburant ou des moteurs devenait un « non sujet »
Au début des années 1980, à la suite du succès du changement de pneus sur Mirage III, l’Airbus A300 bénéficia également de cette technologie et entra ainsi dans la flotte d’Air France ; de même que l’A320, en 1989, avec le succès que l’on connaît. L’adoption de cette technologie fut à nouveau prise en considération pour le Concorde... puis abandonnée - hélas - pour des raisons soi-disant financières alors que l’adaptation à l’époque ne se chiffrait qu’autour de quelques millions de francs.
Le morceau de métal tombé sur la piste de l’aéroport Charles de Gaulle ne fut qu’un prétexte. On a vite oublié que la véritable cause de ce dramatique accident venait de la susceptibilité intrinsèque des pneus de technologie « Bias » à l’éclatement et de la puissance destructive des éclats qui en résultaient. Donc oui après le crash la première mesure adoptée fut le changement de pneumatiques et la rapidité de l’adaptation de cette nouvelle technologie, devenue largement mature depuis plus de quinze années, a d’ailleurs suscité la surprise de ceux qui jusqu’alors avaient hésité à
l’adopter. Notons qu’avant sa mise en service sur Concorde, des tests simulant les contraintes du vol conduisant au crash, y compris avec un morceau de métal représentatif de celui laissé sur la piste par le vol de Continental Airlines, ont été effectués sans que le pneu n’éclate !
Un drame qui aurait pu être évité
Si l’aviation civile avait mieux analysé le risque des « incidents » répétitifs et joué pleinement son rôle de certificateur et peut-être tout simplement mieux communiqué avec le Ministère de la Défense qui avait résolu le même type de problème vingt années plus tôt ce dramatique accident aurait été évité.
En aéronautique, le partage de l’information est la clef de voûte de la sécurité des vols. Nous devons hélas constater et regretter que ce n’est pas toujours le cas. Prenons un autre exemple, l’accident plus récent, celui du vol AF Rio-Paris : Il a fait suite à des incidents qui étaient arrivés sur des avions d’Air Caraïbes équipés d’une avionique identique et qui furent analysés et largement décrits par leurs équipages à savoir la, perte d’informations de pilotage à la suite du givrage des « tubes pitot ». Si l’autorité de contrôle, parfaitement informée, avait exigé que les équipages volant sur le même type d’avion soient immédiatement briefés et formés sur simulateur avec le même cas de dysfonctionnement, l’équipage du Paris-Rio aurait alors réagi dans une situation connue donc maîtrisable.
En matière de sécurité des vols la procrastination n’est pas de mise. Nous ne reviendrons pas sur l’inconséquence de la FAA en ce qui concerne le Boeing 737 Max. Il est inouï que ce soit le président Trump lui-même qui ait eu à imposer aux USA l’arrêt de vol de cet avion. La défaillance de l’autorité de certification responsable dans cette affaire, la FAA, a été patente.
Des responsables jamais condamnés
Dans cette affaire la compagnie Continental Airlines a été condamnée en tant que cause initiale de l’accident alors que, rappelons le, ce morceau de métal qui gisait sur la piste à causé l’éclatement d’un pneu dont les éclats , à la létalité déjà connue, ont été l’origine de la chaîne de dysfonctionnement qui a conduit au drame.
Un ingénieur absolument remarquable concepteur de l’avion M. Henri Perrier a, à mon humble avis, injustement été mis en cause dans cette affaire et je salue ici sa mémoire. Les signes précurseurs de ce drame ont été nombreux, très nombreux et il fallait les garder en mémoire.
Les responsables étaient, me semble-t-il, ceux qui, en charge du certificat de navigabilité donc de la sécurité des avions commerciaux déjà en service, n’avaient pas exigé au vu de leur dangerosité établie le changement de technologie de ces pneumatiques dès lors qu’une solution alternative avait été validée au moins quinze années avant le drame.