Les clés du bolchevisme néo-libéral
La victoire de la révolution écologique ne peut être accomplie que par la dictature : la réalisation des réformes qui sont immédiatement et absolument nécessaires provoquera une résistance désespérée de la multitude haute consommatrice d’aliments frelatés, d’habitats lapinesques, de voitures polluantes. Sans dictature, il est impossible de briser cette résistance pour intégrer un monde réellement nouveau dirigé par les plus méritants et débarrassé des insupportables contraintes environnementales. Et la meilleure des dictatures est celle où l’on fait disparaître la notion même de vérité pour la remplacer par les consignes du parti néo-libéral.
Ce qui précède n’est jamais écrit, mais il est mis en œuvre.
Les valeurs de la Démocratie sont actuellement éliminées pour ne plus garder que le mot. Tout groupe humain a besoin de règles indiscutables pour pouvoir surmonter les difficultés qui se présentent. Le mot démocratie a peu à peu été utilisé uniquement pour revendiquer des droits, nouveaux ou anciens, sans prêter attention qu’inévitablement des devoirs leur étaient associés. Les choix électoraux se limitent à choisir lequel de deux clans semblables satisfait le mieux ses envies personnelles en oubliant le bien de tous. Les plus nombreux gagnent les élections, les perdants se réfugient dans la rancœur, l’invective ou l’abstention. Les démocraties deviennent ainsi ingouvernables ! On confia alors peu à peu les décisions essentielles aux marchés et aux entrepreneurs. À terme, les Hommes politiques ne devraient plus s’occuper que de distribuer des subsides aux plus nécessiteux laissant le champ libre aux investisseurs pour le reste. Le mot démocratie est resté cependant utile pour déstabiliser des puissances adverses, des religions ennemies, des pays échappant encore (très partiellement) à la nouvelle gouvernance mondiale.
Les ressources énergétiques s’épuisant peu à peu et les matières premières venant à l’échelle de temps du nouveau siècle à manquer, la civilisation occidentale et ses modes de consommation sont ébranlés : tous ne pourront pas bénéficier des plaisirs actuels de la surconsommation. Il faut créer des pauvres qui devront restreindre leurs besoins, des démunis qui accepteront leur état sans regimber. Il faut aussi faire en sorte que des puissants, une infime minorité de gens fortunés, puissent diriger les multitudes en toute bonne conscience malgré les innombrables privilèges dont ils bénéficient. Et pour ce faire, le néo-libéralisme, qui n’a rien de nouveau ni rien de libéral, a proposé un changement de paradigme, une nouvelle façon de voir le monde.
Les privatisations n’ont pas pour but d’améliorer les systèmes de production ou les services, l’objectif est purement idéologique : il faut rompre le lien entre la production d’un bien et son utilisation par le consommateur final. Pour ce faire un slogan est nécessaire, il se résume à un mot concurrence, mot facile à comprendre et aisé à marteler. Il évoque l’incontournable sélection naturelle et ne peut donc pas être remis en cause même si dans la Nature celle-ci n’a pas eu pour conséquence de fabriquer des identiques mais plutôt des êtres uniques. Prenons par exemple la production et la distribution d’électricité. Si vous vous contentez de faire payer le nombre d’électrons (kWh) que l’intéressé consomme, le lien entre le réel et le monétaire est évident. Si des inégalités de traitement se créent, vous aurez une suite de récriminations voire d’émeutes qui surgira. Il est donc bon de séparer en segments l’offre afin d’obtenir une infinie complexification propre aux inégalités. Si l’on considère les différents acteurs introduits sur le marché de l’électricité en France, le processus de brouillage apparaît plus clairement : Engie - Electrabel (Belgique), Enel (Italie), Endesa (Espagne), filiale d'Enel, Électricité de Laufenbourg (Suisse), Iberdrola (Espagne), E.ON (Allemagne), Gas Natural Fenosa (Espagne)… sans compter les 23 commercialisateurs présents dans le secteur dont Direct énergie filiale de Total. La première étape de l’obscurcissement des liens entre le réel et le vendu est établie : au nom d’une concurrence dite salvatrice tous les humanoïdes devront se livrer à de longues réflexions pour déterminer la meilleure offre, indépendamment de sa source, de sa dangerosité, de son caractère durable : le prix est l’unique paramètre pertinent.
Mais la descente dans les abysses de l’immatériel ne fait que commencer. Déjà à ce stade, le monde politique n’a plus prise sur les décisions essentielles, les moyens de rétorsion à leur égard par les entrepreneurs étant trop importants si une décision ne leur complait pas. Reste à domestiquer les consommateurs à un point tel qu’ils ne puissent plus avoir une quelconque idée de ce qu’est le réel qu’il confondra avec l’apparence, du vrai qu’il assimilera au ressenti, du Bien qu’il ne distinguera plus des émotions.
Chaque facture acquittée, par le jeu de la multiplicité des acteurs présents et leurs liens financiers innombrables, ne correspondra plus à l’achat d’un bien précis mais plutôt à un agrément pour de multiples prestations dont l’achat d’électricité pourrait être très minoritaire. Une assurance pour l’automobile, sur la vie, contre les risques boursiers, des contrats pour l’achat d’un chalet Suisse, pour lutter contre la faim dans le monde, pour l’installation d’éoliennes, de paratonnerres, pour vaincre la sclérose en plaque, pour acheter du bois de Scandinavie pour vendre des épices au Bengale, pour louer des skis à Megève, les services de thaïlandaises… une suite sans fin de services utiles, inutiles ou nuisibles mais qui permet aux talentueux étudiants des nombreuses écoles de commerce de rôder leur talent. C’est la globalisation de l’offre pour la rendre incompréhensible donc manipulable.
Les progrès de la robotique et des technologies du numérique rendent inévitables une moins grande dépendance à l’emploi de l’espèce humaine, du moins dans les pays occidentaux où le secteur tertiaire a envahi toutes les activités. La transition aurait pu se faire en diminuant intelligemment le temps de travail de tous et en étendant les services publics à d’autres activités. Il aurait fallu pour ce faire que la gouvernance de ces derniers soit purement technique et non soumise aux aléas des affects ou de la politique, ce qui n’est pas si difficile avec des honnêtes hommes. Ce n’est pas la voie retenue. Une poignée de personnes choisie uniquement par leur capacité à faire de l’argent vont devoir, grâce à leurs journaux, leurs médias, leurs réseaux, leurs intellectuels, vont devoir imposer à la multitude « une insupportable mentalité bolchevique, par une exaltation stupide de la discipline. »
Et les nouveaux moyens de mise au pas des ex-citoyens auront l’immense avantage d’être incolores, inodores et sans saveur, c’est à dire invisibles. L’ensemble de vos données comportementales est numérisé et stocké dans des centres de données privés ou publics, la différence n’ayant plus lieu d ‘être. Si votre conduite est jugée déviante par rapport à la normalité désirée, un nombre infini de micro-actions pourra être pris à votre encontre : votre billet de train ne pourra pas être imprimé ou pas immédiatement, votre réception sur votre lieu de vacances peut être environné d’hostilité ou d’aigreur, votre message vers votre banque pourra être retardé donnant lieu à des pénalités… À aucun moment vous ne ressentirez les nuisances engendrées comme provenant d’une autorité centrale. À force d’insistance et de répétition des micro-nuisances, vous trouverez par vous-même le chemin qu’il faut suivre pour éviter les désagréments suscités par votre déviance, le chemin prôné par le nouvel ordre social et universel.
Et le bolchevisme néo-libéral régnera en maître.