Ceci n’est pas une nécrologie de Thierry Roland. Certes pas. Parce que je ne le connaissais pas, parce qu’on « ne partait pas en vacances ensemble », parce que j’étais rarement communiant aux grands messes footbalistiques, autrement que par désoeuvrement. Parce qu’il n’émane de son départ pour « la grande prairie » aucune émotion personnelle et intime. Mais toute mort est respectable et bien avant les droits de l’homme, ce qui unit l’humanité, c’est l’égalité devant les droits de l’asticot. Pourtant, insidieusement, sans même parler du fracas médiatique émanant de cet éclair ayant frappé le monde de la petite lucarne, il flotte un sentiment comme un tocsin pour notre petite vie à nous. Roland était une madeleine pour les 50 ans et plus, une madeleine sonore subie plus que vraiment choisie, une borne sur les kilomètres de vie en vert de nos pelouses intérieures. T. Roland parti, c’est un signe de plus qu’il faudrait peut être penser à nos valises à nous. Parce que nous, on le sait bien, y’a que ça qui nous intéresse. Ceci est donc un article, un peu bâtard, sur la boulangerie de la mémoire.
Pierre Desproges classait ainsi l’humanité et notre univers personnel : les amis (« qui se comptent sur les doigts de la main du Baron Empain »), les copains, les relations, et « les gens qu’on ne connaît pas ». Thierry Roland appartenait (hormis pour sa famille, bien entendu) à cette catégorie.
Et les gens qu’on ne connaît pas, « les doigts nous manquent pour les compter. D’ailleurs, ils ne comptent pas. Il peut bien s’en massacrer, s’en engloutir, s’en génocider des mille et des cents chaque jour que Dieu fait (avec la rigueur et la grande bonté qui l’ont rendu célèbre jusqu’à Lambaréné), il peut bien s’en tronçonner des wagons entiers, les gens qu’on connaît pas, on s’en fout ».(1)
Oui, mais là, c’est différent.
40 ans de télé et de matches couperets de la France qui joue à qui perd gagne nous l’avaient incrusté dans les synapses, lui et ses blagues glauques, son rire mitraillette qui partait haut dans les tours, en patinant comme le démarreur enroué d’une voiture dans le givre de janvier.
Pas besoin d’aimer le foot. Pas besoin de passer sa vie devant la télé.
Et bien sûr, comme un boomerang, nous reviennent en pleine tête le visage et la chaleur de tous ceux qui étaient encore là, à nos côtés, dans ces soirées foot qu’on subissait, volens-nolens. C'est-à-dire ceux qui n’y sont plus, dont le rire et les bons mots se sont figés comme l’huile d’un moteur culbuté dans la remise du garage. Celui qui n’a pas pu éviter ce putain de camion à contresens, celui que la crabe a séché comme fleur sous le cagnard d’août, celle qui a pris l’avion de trop, quelque part vers Rio.
Laurent Blanc qui avait encore des cheveux et nous ramène à nos désastres capillaires, à notre petit désert des tartares à nous.
Les années où on croyait ferme que l’avenir, c’était droit devant.
Oui, Thierry Roland était de l’ordre de ces choses un peu grasses dont il est de bon ton de gausser aujourd’hui, mais qui nous manquent tout de même. Comme les Paris-Nice en voiture en 5h00, les volutes de fumée qu’on lançait bien loin derrière le comptoir en attendant que l’on soit servi de son andouillette- frite. Des pleins de super à 200 francs. Des boites de pâté infâme arrosées de Kiravi dont on se régale bizarrement, les dimanches soir où tous les magasins sont fermés, quand bien même on est habitué aux mets délicats.
Roland, ça parlait de l’os, de la viande. Du monde des vivants.
Bref, la mort de T. Roland, ça n’a certes rien à voir avec les affaires du monde, ce serait plutôt de l’ordre de la fin des barbecues et des déjeuners sur l’herbe avec les amis.
Cela frise l’énormité d’écrire tout cela aujourd’hui. Les bien –pensants de permanence, peu portés sur l’autodérision et le deuxième degré, vont me dire, avec leur discours raz-le-gazon, qu’on ne saurait valablement s’émouvoir que de la mort d’un prix Nobel de biologie moléculaire, ou de celle d’un député-maire radical de Bourrons-les Noisettes, éphémère Secrétaire d’Etat au développement durable (ou à la récession provisoire, c’est selon). Que rien n’est plus important, en ce dimanche de 2 eme tour, que d’aller voter pour un bouffon plutôt qu’un autre. Tous ces gens qui croient que tout ça les empêchera, le moment venu, de crever la bouche ouverte, si personne ne passe par là à temps pour leur refermer la mâchoire avant l’apparition des rigidités cadavériques.
Evidemment, la mort de Thierry Roland n’est pas la fin du monde. Juste la fin d’un petit bout supplémentaire de notre monde à nous, celui-là seul qui nous intéresse.
Car certes, il existe des âmes d’élites, aimant d’un seul élan hommes, bêtes et plantes. Qui s’intéressent au « grand Tout » et qui croient en faire partie. Mais face à un nid de fourmis rouges dans le fondement ou une morsure de crotale qui les menace d’amputation, ils reviennent bien vite sur le chemin du Bégon Vert et du gourdin contre les nuisibles.
On est ainsi fait. Rien de glorieux chez nous. Mais la gloire est l’opium des imbéciles, dit-on.
La fin du monde, c’est d’abord la fin de notre monde.
Alors bien sûr, pour rester dans la métaphore des stades, le gazon repoussera, encore et encore, bien longtemps après que le mec qui passe la tondeuse n’ait fini de manger les pissenlits par la racine. Et alors ? Ca change quoi pour nous ?
Pour ceux dont la madeleine est une Simca 1100 ou une 404 cabriolet (parce que cela leur rappelle leur première voiture, celle de leur papa ou leurs premiers émois poisseux sur un parking de nuit avec une shampouineuse de passage), il reste les casseurs et les ventes de collectionneurs.
Pour les artistes partis dans la nuit, il reste la possibilité de les réentendre à loisir sur nos microsillons, si on souhaite céder à ce poison de la mémoire. Ecouter encore, à tâtons de la plaie intacte et sans fond, le venin noir d’un Bashung ou la luxuriance d’un Ferré. Revoir, sur l’écran noir de nos nuits blanches, la noirceur désopilante et glaçante d’un Michel Serrault ou d’un Jean Yanne. Le beurre et la mémoire du beurre de la troublante Maria Schneider, partie faire un dernier tango avec le crabe, il y a deux ans.
Mais pour les Thierry Roland, étrangers aux affaires et ministres de la parole qui vole, il n’y a ni brocante ni pièce de rechange, pas d’autres fournées à venir du pâtissier. On restera seuls avec nos ironiques « ça ne nous regarde pas » et les « tout à fait Thierry » qui ont bercé les repas de famille, ou les tournées de Morgon entre copains. Et tout ça finira comme le reste, à « la galerie ch’farfouille, dans les rayons de la mort, le samedi soir, quand la tendresse s’en va toute seule (2) ».
On mettera ça dans une malle, dans le container de nos émotions censurées, de nos petites histoires suicidées et on jettera la clef aux orties. Elle est bien là, qu’on se dit.
Pour rester dans le domaine des brèves de comptoir, oui, décidément, « l’avenir, c’était mieux avant ».
Et c’est là que se pose la question majeure : le grand boulanger, est-ce qu’il fait exprès de nous pondre des madeleines dorées et odoriférantes, juste pour nous les reprendre après ? Parce que si on faisait les comptes des jouets que la vie nous a mis entre les mains pour nous les retirer après, ça ferait une sacrée liste. Donc, le chef-patissier, il fait ça juste par désoeuvrement ou par pure méchanceté ?
Et puis encore une question, chef pâtissier : les madeleines mortes, c’est comme les vaisseaux maudits. Où vont-elles, une fois sorties de nos boites crâniennes ? Pourquoi elles n’ont même pas droit à une sépulture décente et aux chrysanthèmes en novembre ?
Hein, pourquoi ? Tu dis rien, bâtard…
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(1)Pierre Desproges, « chroniques de la haine ordinaire »
(2) Léo Ferré, « avec le temps ».