L’hypothèse du libre arbitre (1/3)
Ce texte sur le libre arbitre est le fruit de plusieurs années de réflexions nourries par de nombreuses lectures. Même si de nombreux éléments évoqués ici ne sont pas tout a fait nouveaux, le but de ce texte est de les synthétiser, de les assembler de manière cohérente et d’apporter des hypothèses à ma connaissance originales afin de construire l’ébauche de ce qu’on pourrait appeler une théorie de l’esprit. Ce texte est divisé en trois parties dont voici la première. Le libre arbitre est un sujet profond. Alors, enfonçons nous...
Première partie - une question métaphysique
1. Le problème du libre arbitre
Le libre arbitre serait la capacité qu’on les esprits humains à décider, à faire des choix dont nous serions responsables et finalement à influer sur le cours du monde. Poser son existence revient à rejeter l’idée du fatalisme. Le libre arbitre pose la question du rapport de la matière à l’esprit. Suivant la façon dont on y répond, on l’interprétera différemment.
Généralement on perçoit l’esprit comme l’adjonction de trois caractéristiques fondamentales : la perception du monde, la conscience de soi et le libre arbitre, ce dernier étant facultatif.
En premier lieu remarquons que l’hypothèse du libre arbitre est vertigineusement paradoxale. On voudrait qu’il existe, sans quoi l’existence n’aurait aucun sens : nous serions spectateurs de nos vies. Qui l’accepterait ? Au quotidien il nous semble concret quand nous prenons des décisions. Mais on sait aussi que des critères, conscients et inconscients, nous influencent dans nos actes et déterminent nos choix. Le libre arbitre ne peut être qu’informé.
En poussant à l’extrême d’un côté, on peut croire que le libre arbitre est une illusion, que nous sommes intégralement influencés par ces critères et par les relations de cause à effet et que par exemple quand on hésite, ça aussi c’est écrit à l’avance. Alors notre vie n’a pas de sens. Et en poussant à l’extrême inverse, on s’aperçoit qu’être libre aussi semble insensé : finalement en l’absence totale de critère (sauf à imaginer qu’un être supérieure juge de nos actes), à quoi ça rime d’avoir le choix, quelle différence avec le hasard ?
Finalement le libre arbitre n’a de sens qu’entre ces deux extrêmes.
2. L’indéterminisme
Abordons maintenant les choses de manière plus scientifique, car on retrouve un paradoxe semblable en posant le libre arbitre en science. Nous verrons s’il nous est possible ou non de le lever. Tout d’abord précisons que nous nous plaçons dans l’hypothèse naturaliste qui consiste à poser que tout, y compris nos esprits, est soumis aux lois de la nature (par opposition au surnaturel). Dans ce cadre, est-il possible d’envisager le libre arbitre ?
Pour qu’il y ait libre arbitre, il est d’abord nécessaire qu’il y ait indéterminisme. En effet si on a le choix, c’est nécessairement qu’il y a plusieurs possibilités et donc que l’état du monde à l’instant qui suit ne puisse être déterminé entièrement à partir de l’état du monde actuel. Au passage on remarque que l’indéterminisme suppose une flèche du temps. En effet, s’il y a indéterminisme, il y a une flèche du temps (et il peut même en théorie y en avoir plusieurs) car l’instant suivant ne peut être déduit du précédant et s’il n’y a pas d’indéterminisme, il peut y avoir une asymétrie temporelle mais il n’y a pas réellement de flèche du temps, car une prédiction peut alors se faire indifféremment du passé vers le futur et du futur vers le passé. On pourrait dire que sans indéterminisme, « tout est déjà réalisé ».
Or l’existence d’une flèche du temps, l’existence du « présent », est une évidence, au moins en apparence. De plus cet indéterminisme existe bien dans la nature, dont le déroulement ne peut être réduit à des liens de cause à effet, et ceci est décrit par la physique quantique au niveau des particules microscopiques à travers le phénomène de la mesure (du moins si on exclut certaines interprétations, comme l’hypothèse des « multi-monde » dont nous reparlerons). Insistons sur le fait que dans la théorie, cet indéterminisme est irréductible et ne dépend pas de lacunes ou d’insuffisances dans nos connaissances ou nos observations : nous pouvons observer qu’il existe. Nous y reviendrons.
Jusqu’ici notre hypothèse tient donc la route.
3. Le hasard ou le libre arbitre
L’hypothèse tient, disions-nous, car il existe un indéterminisme observé dans la nature. Mais c’est ici que l’on retrouve un paradoxe semblable au précédant.
En effet la physique quantique décrit précisément cet indéterminisme. Ce que nous apprend cette physique c’est que finalement dans notre monde le hasard est la règle, et que l’apparente détermination des choses à notre échelle par les lois physiques peut en réalité être considérée comme un effet de moyenne, du fait qu’un très grand nombre de variations individuelles des particules s’annulent pour dégager un mouvement global prévisible, déterministe.
Ces variations individuelles sont soumises à des distribution statistique. Ainsi si on lance un dé un très grand nombre de fois on obtiendra grosso modo autant de un que de deux, de trois, et ainsi de suite, et si le dé est parfait, les variations relatives entre le nombre de faces obtenues pour chaque face, c’est à dire les écarts à la moyenne, se réduiront d’autant plus qu’on fera de jets. Il en va de même pour les particules microscopiques.
Si les particules sont soumises à de telles lois, on est en droit de penser que ça ne correspond pas à un libre arbitre, car cette nécessité semble incompatible avec la notion de liberté. Si nous étions vraiment libre, nous pourrions choisir de faire tomber indéfiniment la face trois, par exemple. C’est l’objection qu’a faite Shrödinger à la réinterprétation de l’indéterminisme quantique par le libre arbitre, et c’est pourquoi celui-ci est généralement interprété comme étant un hasard.
Intuitivement ce résultat peut nous sembler étrange. Puisqu’il existe un indéterminisme, pourquoi ne serait-ce pas une volonté ? Nous vivrions dans un monde où il y a un hasard, mais pas de libre arbitre ? Ce serait un comble. Nous pouvons rapprocher ceci de notre précédente assertion : en l’absence de critère, le libre arbitre semble être un hasard et n’a pas de sens.
4. La singularité de l’évènement
En fait ce paradoxe possède une solution simple qui est la suivante : le monde n’est jamais deux fois semblable à ce qu’il a été. Ceci est également observé et est déductible des lois de la thermodynamique : l’entropie ne cesse d’augmenter, ce qui signifie qu’il est impossible que l’univers retrouve un état précédant. L’expansion de l’univers en est une autre garantie.
Chacun de ses états étant unique, une expérience portant sur un système isolé répétée indéfiniment et en un temps limité, qui permet d’obtenir un résultat statistique, ne correspond pas à la réalité. C’est comme si nous décrivions par la force de l’expérience un sous-monde tautologique, dans lequel nous observons une loi statistique qui ne serait que en quelque sorte la forme extensive du libre arbitre dans un monde limité et dénué d’information. Mais à chaque fois que l’on effectue une mesure on relie ce monde au reste de l’univers, qui lui n’est jamais semblable.
Dans un monde a priori illimité dans le temps et l’espace et qui ne se reproduit jamais à l’identique, chaque évènement est une singularité et chaque manifestation de l’indéterminisme, puisqu’étant en contact avec le reste de l’univers, peut être interprété comme l’acte d’une volonté, puisqu’il est libre de ne pas suivre les statistiques. La notion de statistique perd de son sens dans la mesure où aucune mesure statistique n’est possible sur un évènement unique. Ce qui était des statistiques devient finalement des « propensions » à obtenir un résultat, propensions qui ne se vérifient qu’en moyenne, sur un certain nombre de particules différentes ou sur un nombre d’essais différents mais qui n’ont pas de sens sur un cas unique.
Finalement il ne faut pas considérer le cas réel comme un cas particulier de l’expérience scientifique, mais plutôt l’expérience comme un cas particulier de la réalité.
5. Une question métaphysique ?
Dans le monde observable, deux des conditions au libre arbitre sont donc réunies et corroborent à notre hypothèse : celle d’un indéterminisme en physique quantique et celle de la non reproductibilité en thermodynamique. Ces deux conditions peuvent sans doute être reliées à un unique phénomène, comme l’a montré Ilya Prigogine par l’étude des systèmes dynamiques hors équilibre.
Si l’on se replace dans le contexte initial, dans lequel nous voyions le libre arbitre se placer entre deux extrêmes, nous pouvons déduire par analogie que c’est l’unicité sans cesse renouvelée du monde et la singularité de chaque instant qui nous permet d’être libres. Le libre arbitre nous paraissait alors insensé dans un contexte qui ressemble à celui d’une expérience scientifique, mais en posant comme condition le contact avec le reste de l’univers, il devient non seulement sensé mais aussi créateur, puisque c’est lui même qui renouvelle le monde. On se retrouve bien « entre les deux extrêmes » dont nous parlions. L’hypothèse d’un libre arbitre créateur façonnant un monde qui ne revient jamais sur ses pas semble donc se dessiner...
Mais en fin de compte nous n’avons rien démontré de plus que ceci : dans un cadre naturaliste (et non multi-monde), il est tout à fait raisonnable de supposer l’existence du libre arbitre. Nous n’avons aucunement montré qu’il existe. Alors puisque rien n’exclue cette hypothèse la question qui vient ensuite est la suivante : de l’extérieur, qu’est ce qui pourrait nous permettre de différencier un libre arbitre d’un hasard ? Et la réponse est : de l’extérieur, rien. Les deux sont un événement indéterminé. Ainsi si rien n’empêche de réinterpréter l’indéterminisme en libre arbitre, on peut toutefois conclure que l’hypothèse du libre arbitre est métaphysique, et n’a pas lieu d’être posée en science.
6. L’inadéquation avec l’esprit humain
Mais philosophiquement nous ne sommes pas tenu d’en rester là. Si de l’extérieur, rien ne peut prouver la réalité du libre arbitre, il nous reste l’intérieur... Et puisque de l’intérieur le libre arbitre est finalement vécu comme tel, nous pouvons reformuler cette question de la manière suivante : est-il possible de réinterpréter l’indétermination quantique de manière à l’assimiler à notre vécu, en tant qu’homme, du libre arbitre ? On remarquera que plusieurs éléments semblent faire obstacle à cette vision des choses.
Le premier élément, immédiat, c’est que notre libre arbitre est vécu à grande échelle, et que nous avons une sensation d’identité et de cohérence associée de manière unique au corps humain. Ceci ne s’explique pas quand l’indétermination est à priori observée dans chaque particule. Le second problème, également immédiat, c’est que la matière qui nous entoure est inerte et ne semble pas douée de libre arbitre, mais au contraire régie par des lois déterministes, à l’exception sans doute des êtres vivants. Enfin le troisième problème c’est que si le libre arbitre est un constituant fondamental de ce qu’on entend par esprit, cette vision ne rend pas compte à priori de deux autres caractéristiques de l’esprit qui lui sont indissociables : le fait de percevoir le monde et la conscience d’exister.
Afin d’étudier plus en avant ces problèmes il nous faut prendre en considération quelques aspects assez techniques de la physique de l’infiniment petit, c’est à dire des particules dont nous et notre environnement sommes constitués. C’est ce que nous ferons dans la seconde partie de cet exposé, ce qui nous permettra de lever tous ces obstacles.